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4 L'auteur des ”Barbus Müller” démasqué ! (4e chapitre) ; une enquête de Bruno Montpied, avec l'aide de Régis Gayraud

Le mystère se dissipe enfin, l'auteur se dévoile, et les Barbus retrouvent leur père...

 

       Rien n'est encore fait dans cette enquête à la poursuite de celui que l'on croyait insaisissable, l'auteur des "Barbus Müller"...

      Mais, je vais enchaîner les découvertes, toujours avec la méthode des mots-clés, souvent efficace désormais grâce à la vaste indexation de ces derniers, via les moteurs de recherche sur internet (si efficace que cela en devient magique et, parfois aussi, un peu désespérant, tant cela peut apparaître un peu mécanique...).

L'étrange pratique du martelage, page 2.JPG     Je tombe tout à coup, à travers l'écran de mon ordinateur (voir ci-contre le deuxième article de février), sur deux textes, parus dans deux numéros de l'Auvergnat de Paris du 13 janvier et du 3 février 1934 ¹, et mis en ligne sur le site web de la Bibliothèque Clermont-Université. Il s'agit d'une correspondance et d'un débat entre Camille Gandilhon-Gens d'Armes (dont Régis me signalera qu'il fut un ami d'Alfred Jarry, simple référence entre parenthèses...) et Henri Pourrat – connu comme romancier régionaliste, conteur et connaisseur des traditions populaires en Auvergne –, à propos d'un chapiteau de la chapelle sépulcrale du cimetière de Chambon, où certains croyaient voir une illustration d'une pratique magique rare, "le martelage de ventre" (il s'agissait de menacer d'un coup formidable de marteau le ventre d'un patient souffrant du ventre), mais qui est en fait une représentation de la circoncision d'Abraham...

Chapiteaux 3 (le martelage de ventre ptet).JPG

Chapiteau de la chapelle sépucrale du cimetière de Chambon-sur-Lac, très probablement la scène de la circoncision dont débattirent Henri Pourrat et ses collègues dans l'Auvergnat de Paris ; ph. Bruno Montpied, 11 mars 2018.

 

       Dans sa réponse à Gandilhon, Pourrat lui rappelle ce que d'autres érudits lui ont dit de ce même chapiteau qui représente selon eux une scène de circoncision. Notamment, Pourrat cite Maurice Busset qui effectua de nombreux dessins à Chambon. Dans le témoignage de Maurice Busset, qui relève le peu de souci de réalisme des sculpteurs romans de la chapelle, un passage me saute littéralement aux yeux ! Car c'est le premier témoignage publié que je trouve sur le sculpteur de Chambon :

Maurice Busset cité par H.Pourrat en réponse à Gandilhon Gens d'Armes , l'auv de Paris 1934.JPG

Extrait de la réponse de Maurice Busset à Henri Pourrat au  sujet du chapiteau à "la circoncision" (ou au "martelage de ventre") de la chapelle sépulcrale de Chambon-sur-Lac.

 

      "Il y existait encore avant la guerre un cultivateur que j'ai connu (Rabany, le zouave) et qui fabriquait pour les touristes des bonshommes en lave absolument semblables à ceux du baptistère et de l'église. C'était à s'y méprendre, et les antiquaires en ont vendu beaucoup comme pièces romanes authentiques"... Ce passage est pour moi, à l'évidence, la (première) confirmation que notre Antoine Rabany, dit "le zouave", né en 1844 et mort en 1919, un an après la Grande Guerre donc, est bien l'auteur des sculptures exposées dans le jardin, telles que les clichés-verre nous les montrent, situées en dessous du cimetière. La mention "avant la guerre" dans le témoignage de Maurice Busset correspond en outre aux dates pendant lesquelles Rabany posséda, seul, le dit jardin. Ce souvenir permet aussi d'avancer un créneau de dates encore plus anciennes pour les clichés-verre, soit avant ou pendant la Grande Guerre.

 

4 Barbu, coll Müller 4 (2).jpg

"Barbu Müller", coll. Joseph Müller, tel que reproduit dans le fascicule de 1947, réédité en 1979 ; comment  peut-on y voir une copie "absolument semblable" aux sculptures romanes du Chambon, autrement que d'une manière très peu rigoureuse ?

eglise-romane-bas-relief-representant-le-martyr-de-saint-etienne-église-de-Chambon.jpg

Bas-relief représentant, paraît-il, le martyre de Saint-Etienne, sur le portail de l'église de Chambon-sur-Lac ; très peu de rapport avec les "Barbus Müller", si ce n'est une commune stylisation, due aux ciseaux de tailleurs de pierre pareillement peu exercés?

 

      Je trouve  particulièrement discutable l'opinion de Maurice Busset quant à la copie ("absolument semblable"...) qu'aurait faite notre zouave des sculptures du baptistère (c'est-à-dire la chapelle sépulcrale ; voir ci-dessus le chapiteau à la "circoncision"). Lorsque l'on compare ces dernières aux "bonshommes en lave", on peut mesurer aisément, en effet, l'écart de style. Il y a en réalité dans le jugement de ce Busset un nivellement par le bas : il ravale les deux types de sculpture à une forme d'art embryonnaire, "extrêmement primitif", une "tentative maladroite" (ce sont ses mots dans un autre passage de sa réponse à Pourrat). On notera par ailleurs la mention de l'utilisation par les antiquaires de ces sculptures comme "pièces romanes". On va retrouver cette interprétation plus loin.

    Ceci dit, il faut peut-être garder à l'esprit l'idée que Rabany le zouave ait pu tout de même vouloir se mesurer avec les sculpteurs du Xe siècle, d'autant qu'il voyait les touristes venir de loin les admirer. Après tout, l'idée de se faire un peu d'argent de ce côté-là a pu germer dans sa tête (on va en trouver un indice plus probant dans notre cinquième chapitre). Cela a pu être un motif initial, avant que le sculpteur autodidacte ne se prenne au jeu et cherche toutes les combinaisons possibles dans la structure de ses personnages ultra simplifiés. Car, dans la quête de cet art du peu poussé à l'extrême, tout en cherchant la beauté et le hiératisme, la force expressive stylisée, "le zouave" Rabany²  est allé bien plus loin que les sculpteurs romans de la chapelle voisine, ce qui justifie qu'en 1939 Charles Ratton s'y attache, et qu'en 1947 Dubuffet s'en soit entiché, décelant une originalité individuelle derrière ces pierres frustes et pourtant puissantes, ce qui pouvait justifier sa conception naissante d'un art véritablement "brut".

      Sans être totalement coupées d'une culture traditionnelle cependant (ce qui contredit une fois de plus la vue de l'esprit de Dubuffet concernant la possibilité d'un art qui aurait été orphelin et vierge de toute culture artistique...), ces pierres du Zouave Rabany manifestent une personnalité individuelle qui s'exprime originalement par des formes stylisées, s'éloignant d'un langage collectif.

     Nous avons donc répondu à la première question que je posais à la fin de mon troisième chapitre, mais reste la seconde question sur l'identification complète des sculptures aux Barbus Müller, ainsi baptisés vers 1947 par Dubuffet . Il faut reprendre le fil de l'enquête, car d'autres révélations vont venir étayer la première confirmation et, surtout, répondre à cette deuxième question...

____

¹ On se souviendra peut-être que c'est cette année 1934 qui est avancée comme la plus ancienne pour la découverte de Barbus Müller chez un antiquaire, comme il est dit dans l'article d'Olivier Bathelier dans Les Cahiers du Musée des Confluences, volume 8 : L'Authenticité, 2011 (voir la note 2 dans le premier chapitre de cette enquête). On voit cependant que, rien qu'en se fondant sur  le témoignage de Maurice Busset, cette date peut être désormais reculée en ce qui concerne les antiquaires...

² C'est ainsi qu'il faudra désormais l'appeler, comme on a appelé Henri Rousseau "le Douanier" Rousseau...

 

(Fin du 4e chapitre : à suivre...)

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Outsider Art Fair 2022, la reprise...

       Il y a donc une nouvelle édition de l'Outsider Art Fair à Paris, au même endroit que les autres années, l'Atelier Richelieu (60 rue de Richelieu) tout près de la Bibliothèque Nationale (site Vivienne, dont la grande salle de consultation ovale réouvre elle aussi, avec un musée nouveau, etc.). Pour ce 10e anniversire du Salon, la date est différente des autres années, c'est à partir d'aujourd'hui vendredi jusqu'à dimanche, en septembre donc, et plus en octobre au même moment que la FIAC (dont elle se voulait une sorte de foire en off).

 

Escale Nomad 20220915 (2).jpg

Deuxième salle de l'OAF 2022, le stand d'Escale Nomad avec, à droite, une découverte intéressante de son animateur Philippe Saada : un dessinateur congolais de Kinshasa, répondant au doux nom de Bouddha Mabudi. Ph. Bruno Montpied.

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Bouddha Mabudi, Construction Alphabétique Kinshasa RDC, env. 30 x 40 cm, c. 2021, Galerie Escale Nomad.

 

     Je l'ai visitée hier en avant-première, en quelque sorte, privilégié, car gratuitement (pour le visiteur lambda il faut souligner – et condamner ! – le prix excessivement élevé de l'entrée à cette Foire, 20€, paradoxal, étant donné l'origine populaire de la plupart des œuvres exposées). La Foire se divise en deux parties beaucoup plus distinctes qu'aux éditions précédentes, le rez-de-chaussée avec quelques galeries emblématiques (des fidèles: Ritsch-Fisch, Escale Nomad, Pol Lemétais, la Pop Galerie de Sète (voir ci-contre photo de José Guirao),Pop Galerie préparation .jpg la Galerie du Marché de Lausanne, Andrew Edlin – propriétaire new-yorkais de la Foire –, et des nouveaux comme la Gallery of Everything de Londres, ou Yataal Art de Dakar, proposant des œuvres de Pape Diop, ce créateur qui vit dans la rue dans le quartier miséreux de la Médina) et le premier étage où, à l'exception de quelques galeries (comme la Galerie d'art véritablement brut du Moineau écarlate, perdue une peu en marge d'une salle envahie par la galerie d'art contemporain singulier et imaginiste de Frédéric Moisan – où j'ai tout de même remarqué les captivants dessins de Sandra Martagex), on rencontre surtout de l'art underground, contre-culturel – style Hey! – qui se situe aux antipodes de l'art brut véritable. Autant ce dernier cultive (involontairement bien sûr) l'incognito, la modestie, l'effacement, tout en étant profondément inspiré et original (ce qui lui garantit d'être envié par les undergrounds de tout acabit cherchant à se confondre du coup avec lui), autant l'art de la contre-culture est tapageur, provoc', m'as-tu-vu, cultivant l'outrance. C'en est spectaculairement caricatural, tant c'est évident.

Yaatal Art, mosaïque de Pape Diop (2).jpg

Une mosaïque de petites effigies diverses de Pape Diop, proposée par Yataal Art de Dakar ; si le fait de rassembler plusieurs petits dessins sur ces supports de fortune contribue indéniablement à renforcer l'impact esthétique de ces productions, cela conduit simultanément à afficher pour cet ensemble un prix conséquent : 20 000€. Et donc, si un collectionneur se présente, on imagine le panneau réalisé d'après ce pauvre Pape Diop finir par décorer quelque appartement soigné de bourgeois occidental, ce qui est tout de même d'un contraste qui fait songer... (l'argent, par contre, lui reviendra peut-être en partie car Yataal Art je crois milite pour aider le créateur). Ph. B.M.

 

       Ce jeudi, j'ai traversé un peu las cette 10e foire, non sans m'arrêter sur quelques œuvres qui me frappaient, et au premier rang desquelles je citerai les "totems" de l'Italien Pietro Moschini, exposés par la Gallery of Everything au rez-de-chaussée, donc. J'avais de vagues lueurs à son propos grâce à un livre écrit sur lui par Roberta Trapani et édité par le collectionneur et découvreur tchèque Pavel Konecny (livre que l'on trouvait présenté au pied des totems). Mais voir certaines de ses sculptures en vrai, ainsi exposées, en cortège de personnages tous plus truculents les uns que les autres, représentés selon des solutions plastiques très variées et sans cesse nouvelles, cela ne pouvait que frapper le visiteur qui se convainquait rapidement d'avoir affaire là au clou de la Foire, et donc, je fus moi aussi frappé...

Exposition de totems de Pietro Moschini (2).jpg

Pietro Moschini, exposition de "totems" proposée par la Gallery of Everything, ph. B.M.

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Pietro Moschini, ph. José Guirao.

 

       Cette même Gallery of Everything présentait également, un peu cachée derrière un mur, une "panoplie" d'œuvres inhabituelles de l'Américain Eugène von Bruhencheinhein, des sortes d'étranges natures mortes qui encerclaient une photo en noir et blanc de sa femme – pour une fois érotique!  Comme si toutes les fois où l'on a présenté les photos, assez fades, que faisait cet autodidacte de sa petite femme qu'il paraît de bijoux sans songer à lui trouver une culotte un peu plus affriolante, on n'avait sélectionné que les clichés les plus "sages", ce qui serait bien habituel chez nos cousins américains toujours un peu puritains et désormais adeptes, aussi, de la culture politiquement correcte du "Cancel"...

 

Eugene Von Bruhencheinhein, g of everything (2).jpg

Exposition d'Eugene von Bruhencheinhein par la Gallery of Everything ; plus loin dans la foire, au rez-de-chaussée, on retrouve, des peintures cette fois, du même von Bruheincheinhein, choisies par le "commissaire" Maurizio Cattelan, connu aussi comme artiste contemporain assez ennuyeux, et c'est ma foi un choix plutôt insignifiant et peu pertinent... ; ph.B.M.

 

      On me demandera peut-être pourqoi j'ai traversé "un peu las" cette Foire? Parce que, personnellement, c'est l'art brut, c'est-à-dire, l'art inspiré inopiné, secret, discret, empreint d'innocence sans le moindre soupçon de vénalité que je recherche, et cette fleur est rare, bien rare, à l'OAF, comme ailleurs, alors que l'on aurait pu espérer en rencontrer ici justement plus qu'ailleurs. Un exemple de cet art brut que je recherche peut cependant se trouver ici et là dans la foire, en ouvrant bien les yeux. Ce sont les dessins au crayon noir de l'Américaine Pearl Blauvelt. Deux galeries en montraient, perdus parmi d'autres œuvres moins touchantes, la Galerie de Pol Lemétais et la Galerie d'Andrew Edlin.

 

Pearl Blauvelt, galerie Edlin (2).jpg

La bien prénommée Pearl Blauvelt, galerie Andrew Edlin, ph. B.M.

 

      Pour ces dessins-là¹, on aimerait faire des folies, hélas, il faut pourtant serrer précautionneusment les cordons de sa bourse (en prévision de l'hiver, entre autres) : chez Edlin, ils chiffraient à 5500€ ces petits crobards...

      Alors, j'ai tout de même fini par trouver mon miel, mais dans une marge de ce salon de la marge, au premier étage, tout au fond, quasiment dans un placard où l'on avait confiné la Galerie Muy, venue du Mexique. Il y avait là des petites peintures d'une certaine Maruch Mendez, Indienne maya et tsotsil, que cette galerie défend parmi d'autres artistes indigènes du Chiapas, à la manière de plusieurs autres centres culturels ou dirigeants de foyers artistiques de par le monde (Haïti, Afrique de l'Ouest, Inde...). C'était populaire, naïf, modeste, extrêmement poétique, et le prix était à l'avenant (dans les 200€)...

 

Maruch Mendez, Naissance, 35x25cm, 2021 (2), .jpg

Maruch Mendez, Naissance, acrylique sur papier, 35 x 25 cm, 2021 ; Maruch Mendez utilise l'image pour raconter des anecdotes vécues, des souvenirs, c'est donc toujours narratif (comme souvent dans la peinture populaire) ; ici, l'accouchement a failli mal se passer, des sages-femmes quelque peu rebouteuses ont aidé la parturiente qui n'arrivait pas à accoucher en lui confectionnant une mixture à base de queue de tatou et d'herbes secrètes, visibles sur l'image (au contraire des sages-femmes invisibles) ; ph. et coll. B.M. 

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¹ Pearl Blauvelt, c'est aussi émouvant que les délicats dessins de James Edward Deeds dont plusieurs œuvres aux crayons noir et de couleur sont exposées en ce moment passage des Gravilliers, dans le Marais à Paris, à la Galerie Berst, galerie qui ne participe pas à l'OAF comme d'habitude (je crois que son responsable considère la Foire comme créant un ghetto pour l'art brut, ce qui est, bien entendu, une idée parfaitement fausse).

 

      

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Diderot inventeur de l'art brut ? par Emmanuel Boussuge

Diderot inventeur de l’art brut ?

 

     Céline Delavaux ayant repéré chez Diderot une occurrence ancienne où était associé l’adjectif « brut » au substantif « art »[1], l’ami Bruno Montpied m’a demandé ce que j’en pensais, avec sans doute cette question derrière la tête : se pourrait-il que Diderot ait eu quelque chose à voir avec l'invention du terme d’art brut ?

    Se reporter au texte permet d’emblée de répondre par la négative. Diderot ne parle pas d’art brut mais des « arts bruts » au pluriel et ce qu’il entend par là est bien éloigné de ce que Dubuffet placera sous le vocable, n’importe quelle définition ou non-définition donnée par lui que l’on considère. Voilà la proposition dans laquelle se trouve l’expression :

    « À l’origine des sociétés on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes »[2]

     Elle se trouve dans un fragment de ses œuvres esthétiques intitulé De la Manière, que l’on associe généralement au Salon de 1767 (quelquefois à celui de 1765). A travers ses divers écrits, Diderot distingue deux emplois du terme de « manière », un neutre et un péjoratif, mais dans le tout début de ce texte, là où figure notre citation, seule l’acception dépréciative, qui fait du mot l’équivalent de « maniérisme », est envisagée. Comme l’a bien remarqué Céline Delavaux, la vitupération de cette manière maniériste par Diderot n’est pas sans analogie avec les invectives de Dubuffet sur le même sujet.

     Evoquant le moment historique correspondant au développement de ce funeste maniérisme, Diderot écrit :

    « Bientôt les mœurs se dépravent ; l’empire de la raison s’étend ; le discours devient épigrammatique, ingénieux, laconique, sentencieux ; les arts se corrompent par le raffinement. On trouve les anciennes routes occupées par des modèles sublimes qu’on désespère d’égaler. On trouve des poétiques. On imagine de nouveaux genres. On devient singulier, bizarre, maniéré. D’où il parait que la manière est un vice d’une société policée où le bon goût tend à la décadence »[3].

       Comme chez Dubuffet, la mauvaise imitation est ici conspuée et ses tenants font figure de « singes »[4] appliqués à copier des modèles ayant perdu toute vigueur. Une grande différence éloigne cependant la perspective de Dubuffet de celle de Diderot. Chez le premier, l’art brut s’oppose de façon binaire aux arts culturels. Chez Diderot, les « arts bruts » s’inscrivent dans un processus à trois temps. L’énergie qu’ils manifestent s’oppose certes heureusement aux maniérismes des périodes entrées en décadence sur les plans esthétiques et moraux par excès de raffinement, mais ils ne sont qu’un premier moment précédant et préparant le moment le plus important, celui d’une apogée correspondant à une forme de classicisme. Le tout est intégré à une conception cyclique de l’histoire où une fois le processus de civilisation engagé, phases d’aboutissement et phases de décadence se succèdent inexorablement. Citons maintenant notre première phrase dans son intégralité :

      « A l’origine des sociétés on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes ; mais ces choses tendent d’un même pas à la perfection, jusqu’à ce que le grand goût naisse. Mais ce grand goût est comme le tranchant d’un rasoir sur lequel il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs, etc. »[5]

      Le grand goût dépasse donc le pur primitivisme des « arts bruts ». Il relève d’une élaboration liée à l’imitation d’une belle Nature et exprime le Vrai par cette médiation. Un pas de plus vers la sophistication et le grand goût dégénère : on n’imite plus alors la Nature, mais les chefs d’œuvre qui l’ont d’abord copiée avec bonheur, puis les imitations de ces copies, etc. On décompose bientôt le processus de création en préceptes qu’on livre sous formes de recettes desséchées (dans les poétiques par exemple). Les artistes n’ont plus que deux voies devant eux, deux voies également déplorables : celle du conformisme moutonnier ou celle d’une fausse originalité se démarquant de règles purement formelles et perdant toute référence au monde extérieur.

       Face à l’affadissement généralisé qui en résulte, Diderot apprécie comme un puissant antidote l’énergie primitive prêtée à l’état antérieur à la séparation des fonctions sociales. « Les arts bruts » correspondent à l’expression de ce moment historique premier, qu’il ne faut jamais complètement perdre de vue. « La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage » (Discours sur la poésie dramatique, 1758), dit une de ses formules les célèbres. Dans les Essais sur la peinture (1766), il réclame encore « quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme »[6] pour les arts d’imitation. On voit bien quelles affinités il y a là avec la conception romantique de la création, qu’une telle position annonce et dont la notion d’art brut dérive in fine, après bien des étapes. Les différences avec ce dernier, sans grande surprise à presque deux siècles de distance, sont aussi nettement apparentes sans qu’il soit nécessaire, je crois, que j’insiste au-delà. Il y aurait là de quoi te décevoir, cher Bruno, mais, mais, mais… attends un peu.

       Il y a un autre point qui mérite sans doute ton attention et qui n’a pas été, je crois, relevé jusqu’ici. Si Diderot n’est pas l’inventeur de l’art brut, il nous a en revanche donné une des premières descriptions de la production d’un créateur que l’on peut ranger sans problème du côté de l’art brut ; peut-être est-ce même la première description d’un créateur bien individualisé (quoiqu’on ne connaisse pas son nom) de ce type[7]. En 1759, en séjour dans sa ville natale de Langres, Diderot évoque en effet un sculpteur extrêmement original :

      « Nous avons ici un prodige, écrit-il à son ami Grimm, à comparer à votre découpeur de Genève [Jean Huber (1721-1786), célèbre pour ses charmantes découpures en silhouette[8]]. C’est un jeune homme de mes parents qui sans leçon, sans dessein, sans principe, s’est mis de lui-même à modeler. Vous verrez ce qu’il sait faire ! Tous vos statuaires de Paris fondus ensemble n’imagineraient pas les mines qu’il exécute ; et ces mines, sont, comme il lui plaît ou comiques, ou voluptueuses, ou nobles. Ce sont ou des satyres, ou des chèvres, ou des vierges. Mais il a le coup de hache. Quand il a passé quinze jours à façonner un morceau d’argile avec les bâtonnets qui lui servent d’instruments, il le regarde, il s’applaudit et le jette par la fenêtre. J’en ai ramassé deux que je vous porterai à Paris si je puis. Je ne crois pas me tromper, ils sont charmants, mais si délicats que je ne me promets guère, quelque précaution que je prenne, que de vous en montrer des morceaux »[9].

       Malheureusement, on ne sait pas si les sculptures récupérées par Diderot sont arrivées à bon port, encore moins ce qu’elles auraient pu ensuite devenir. Mais la caractérisation du personnage nous amène bien du côté de l’art brut. Sans aucune culture artistique institutionnelle comme il se doit, le jeune homme semble aussi avoir un grain. C’est précisément le sens de l’expression « avoir le coup de hache », que les dictionnaires de l’époque définissent ainsi : « on dit figurément et familièrement qu'un homme a un coup de hache à la tête, et simplement, qu'il a un coup de hache, pour dire, qu'Il est un peu fou »[10]. Il n’est pas jusqu’au dédain du sort des productions par le créateur et les dilemmes relatifs à leur conservation en résultant qui ne nous rappelle le champ de l’art brut (et formes apparentées) et les débats que cultivent ses amateurs.

       Trouvera-t-on quelque obstiné chercheur qui se lancera à la recherche de ce grand ancêtre ? Il serait vraiment extraordinaire que la moindre production du jeune Langrois au coup de hache ait été conservée, mais maintenant que l’on a identifié sa piste, on peut toujours creuser et sait-on jamais...


Emmanuel Boussuge



[1] Céline Delavaux, L'Art brut, un fantasme de peintre. Jean Dubuffet et les enjeux d'un discours, Paris, Palette, 2010, p. 196.

[2] Diderot, Œuvres complètes, t. XVI (Beaux-arts III), Hermann, 1990, p. 529.

[3] Ibid., p. 530.

[4] Le mot apparait aussi bien dans le texte de Diderot (ibid., p. 530) que chez Dubuffet, « Honneur aux valeurs sauvages » (1951), cité par C. Delavaux, p. 197.

[5] Op. cit, p. 529-530.

[6] Hermann, 1994, p. 56.

[7] C'est peut-être la "première description" d'un cas de création autodidacte proche de ce que l'on appellera au XXe siècle l'art brut, mais il faut souligner qu'existèrent plusieurs cas de créateurs atypiques bien avant ce sculpteur langrois. Par exemple au XIVe siècle un dessinateur étrange s'illustra en composant un codex délirant, conservé de cette époque jusqu’à aujourd’hui à la bibliothèque vaticane à Rome. Il s'agissait d'un moine italien vivant à la cour des papes en Avignon, Opicinus de Canistris, qu’un ouvrage du Docteur Guy Roux et de Muriel Laharie, Art et Folie au Moyen Age (éditions Le Léopard d’Or) a fait amplement connaître en 1997, bien après l’étude américaine d’Ernst Kris de 1952 qui elle-même suivait un livre de R.Salomon de 1936, qui semble la première occurrence où apparut le dit Opicinis. Dans ce même XVIIIe siècle, existait également l'extraordinaire sculpteur aux expressions frénétiques Franz-Xaver Messerchmidt dont un livre de R.Nicolai vers 1770 évoqua la maladie mentale. (Note Bruno Montpied)

[8] Jean Huber n’est pas à proprement parler un artiste populaire. Nicolas Bouvier montre bien cependant la parenté entre ses productions qui ravissait « la société patricienne, lettrée et cosmopolite » de la cité genevoise du XVIIIe siècle et celles des découpeurs de lettres d’amour, ses contemporains plébéiens, ou « la magnifique floraison de papier découpé, cinquante plus tard, dans le pays d’Enhaut (Vaud) » (L’Art populaire en Suisse, Zoé, Carouge-Genève, 1999, p. 186-203.

[9] Lettre du 12 août 1759, Correspondance (éd. Georges Roth), Éditions de Minuit, t. II, 1956, p. 208-212 ; p. 211 pour la citation.

[10] Dictionnaire de l’Académie, 1762. Littré indique un autre exemple de Diderot intéressant à mettre en parallèle : « Les grands artistes ont un petit coup de hache dans [ou à selon les variantes] la tête » (Salon de 1765, Hermann, 1984, p. 178). Artistes et folie, un bien vieux couple !

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”L'autre de l'art”: bref, l'art de l'immédiat

      Se tient actuellement au LaM une exposition, "L'autre de l'art"  (sous-titré "art involontaire, art intentionnel en Europe, 1850-1974", allusion transparente à un célèbre titre de recueil de Paul Eluard), qui, parallèlement à un des objectifs affichés dans le texte introductif du catalogue (dû à Savine Faupin, la commissaire principale de l'exposition), "brouiller les frontières entre art populaire et art savant", apporte du nouveau sur divers plans, du moins si l'on s'en rapporte au catalogue publié à cette occasion (mais l'expo qui s'y rapporte doit être bien belle et riche si l'on s'en rapporte à ce ramage). Apporte du nouveau et me confirme personnellement dans mes choix, tels que défendus sur ce blog entre autres. Que ce genre d'exposition, qui a retenu plusieurs découvertes accomplies au cours de l'histoire du mouvement surréaliste, puisse aujourd'hui se monter a de quoi nous rassurer.

     On pourrait croire ainsi, lorsqu'on lit le catalogue dans l'ordre, "traumatisé" qu'on est par les expos d'art brut parisiennes de ces temps-ci (à la Maison Rouge, galerie Christian Berst, galerie Agnès B....) où un méli-mélo art brut/art contemporain s'esquisse, qu'on cherche aussi à Villeneuve-d'Ascq, de prime abord, à conduire l'amateur d'art brut et autres langages hors-normes dans des contrées singulièrement embrouillées, où art brut et art contemporain, c'est kif-kif —histoire au fond de régénérer le marché de l'art tout simplement (car quelle autre tactique en définitive se cache derrière de tels discours, le capitalisme cherchant perpétuellement de nouveaux profits?). Au LaM de Villeneuve-d'Ascq, dont je me demande toujours s'ils ne sont pas trop embarrassés d'avoir à gérer trois collections aussi différentes que celles d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut, l'on parle volontiers de transdisciplinarité, de passerelles, de transversalités. C'est un peu obligatoire, étant donné une collection à trois visages. Mais je me demande si ce ne sont pas que des mots, et si cela ne débouchera pas à la longue sur un grand magma, un grand foutoir où une chatte ne retrouvera plus ses petits. Je parle au futur, mais j'ai bien l'impression que c'est déjà en place ailleurs, on a atterri dans un nouveau paysage de l'art qui ressemble furieusement aux banquises actuellement en pleine débâcle, des pans entiers se mettant  à dériver ici et là...

 

Affiche-Autre-de-l-art.jpg

     Mais passons les préfaces, les introductions et les intentions (peut-être exprimées de façon seulement stratégique) et regardons de plus prés certains chapitres, en s'intéressant moins aux tentatives d'annexion de "l'autre" par l'art qu'à cet art de "l'autre", un art qui ne se pare pas toujours du nom d'art, et qui se manifeste en dehors des systèmes artistiques conventionnels, au cœur de nos vies quotidiennes. En fait, à suivre petit à petit le catalogue, on s'aperçoit progressivement qu'on nous emmène du côté de ce que j'appelle depuis le début des années 90 l'art de l'immédiat. Et cela, ce n'est pas du tout la même tisane que celle qu'on tente de nous vendre à Paris!

 

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Dessin d'Auguste Forestier exposé aux "Chemins de l'Art Brut VI" à St-Alban-sur-Limagnole en 2007 

 

     Savine Faupin nous parle de ses recherches sur des psychiatres d'avant-garde tels que Maxime Dubuisson à l'asile de Braqueville (le bien nommé...) à Toulouse (grand-père de Lucien Bonnafé, qui conserva les albums de dessins des pensionnaires des hôpitaux où son aïeul avait travaillé, dont les splendides dessins d'Auguste Forestier, avec leurs personnages aux chapeaux extravagants), ou le docteur Benjamin Pailhas dans son asile du Bon Sauveur d'Albi. On avait peu d'informations au sujet de ces deux-là jusqu'à présent.

Sns titre (la Vierge à moitié cuite, GC), 23x16cm.jpg     Claire Margat publie dans ce même catalogue une savante étude sur la collection de Georges Courteline, son "musée des horreurs" rebaptisé à la fin de sa vie - par une sorte de repentir? - "musée du labeur ingénu", collection d'œuvres naïves (dont un tableau du Douanier Rousseau, ou ci-contre un anonyme, auteur, selon la légende rédigée stupidement par Courteline, d'une "Vierge à moitié cuite"...) construite par lui à la fin du XIXe siècle  tout à la fois par fascination et dérision envers les réalisations de ces peintres autodidactes (j'y reviendrai dans une note ultérieure). Curieuse attitude de l'humoriste en question qui achetait trois fois rien, pour s'en moquer, secrètement intrigué par ailleurs, des tableaux aux perspectives étranges, aux objets rendus ambigus par des peintres amateurs qui s'attachaient peut-être plus au retentissement psychologique de ces objets sur leur esprit qu'à leur représentation photographique, ce que Georges-Henri Luquet appela intelligemment un "réalisme intellectuel", terminologie plus précise qui aurait dû supplanter le terme "d'art naïf", mais rebuta finalement car peut-être pas assez "vendeuse"... Claire Margat s'attache avant tout à ce paradoxe du collectionneur qui collectionne des œuvres pour marquer sa distance vis-à-vis d'elles. Elle trace dans son étude de savantes arabesques autour de cette ambivalence, qui se résume plutôt, en ce qui me concerne, à la position bien sotte d'un humoriste bourgeois ne comprenant rien à une tendance de la représentation qui commença au XIXe siècle à se faire remarquer, débordant les vieilles lunes de l'art académique. Comme l'art brut aujourd'hui peut-être se fait remarquer de même, dépassant un art contemporain à bout de souffle. A noter que l'étude en question réussit l'exploit de ne nous montrer que très peu de reproductions des peintures de la collection Courteline, alors qu'il en existe, certes cachées dans les bibliothèques et les archives , et au moins dans le catalogue de la vente finale de la collection à la galerie Bernheim en 1927, ainsi que dans un numéro plus  ancien de la revue Cocorico (le n°39 du 15 août 1900, numéro entièrement consacré à la collection de l'humoriste), où Courteline avait déjà publié les mêmes commentaires goguenards et pince-sans-rire que ceux qu'il inséra dans le catalogue de la vente chez Bernheim (ce qui doit nous montrer qu'en dépit du nouveau terme dont il baptisa sa collection à la fin de sa vie, il n'avait pas changé d'un iota en ce qui concerne le jugement à son propos).

 

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Peintre non identifié, sans titre (une baleine émergeant sous des anges et toutes sortes d'engins volants), 27 x 36 cm, ancienne collection de Georges Courteline, reproduction d'après une méchante photocopie en noir et blanc...

 

     Le catalogue nous parle des graffiti, et aussi du griffonnage, des dessins dits de "téléphone", tous ces croquis spontanés que tout un chacun exécute machinalement  en marge de réunions de travail, ou de cours d'étudiants. Roger Lenglet donne dans le catalogue un article fort stimulant sur ce domaine (où il ne se cantonne pas à vanter le griffonnage mais attire notre attention sur la valeur esthétique des mâchouillements, triturations nerveuses, chantonnements machinaux, tout un patrimoine qui s'efface à chaque instant...). On sait qu'il fut l'auteur d'un ouvrage sur Le Griffonnage, esthétique des gestes machinaux aux éditions François Bourin en 1992, où il donnait nombre d'exemples iconographiques de ces fameux griffonnages.l'autre de l'art,lam,savine faupin,art populaire et art savant,art naïf,art immédiat,musée du labeur ingénu,musée des horreurs,graffiti,poésie naturelle,pierre dhainaut,tristan tzara,poésie activité de l'esprit,auguste forestier,maxime dubuisson,benjamin pailhas,dessins d'enfants Ce genre de regard empathique avec ces dessins compulsifs est aujourd'hui possible en grande partie grâce aux surréalistes qui dès les années 20, dans leurs revues, attiraient l'attention sur les griffonnages des buvards de conseils de ministres... On sait aussi que des collectionneurs engrangent parfois au milieu de leurs collections d'œuvres dûment estampillées œuvres d'art des figurations cahotiques sur cartons, voire des planches de pupitres zébrées de graffiti poignants, qui sont autant de palimpsestes de générations d'élèves griffonneurs, autant d'automatistes qui s'ignorent...

 

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Trois sous-main en bois griffonnés par des élèves en marge de leurs cours, coll. privée, région parisienne, ph. Bruno Montpied 

 

 

      Pierre Dhainaut signe pour sa part dans le catalogue deux articles, l'un sur Tristan Tzara et sa défense de la poésie qui n'est pas seulement "expression écrite" mais aussi et avant tout "activité de l'esprit", ce qui permit au poète dadaïste d'accueillir à bras ouverts à la fois la poésie phonétique —notamment celle qu'il trouvait dans la poésie africaine— et l'art produit à l'occasion d'une rupture mentale comme ce fut le cas lorsqu'il écrivit un texte sur le peintre suédois Ernst Josephson. Ce dernier bouleversa de fond en comble son esthétique jusque là classique  en renouveau visionnaire à la faveur d'une période de folie.

 

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Monographie sur Josephson avec texte de Tzara (assez court), éd. Pierre-Jean Oswald, 1976

 

      Le second article de Dhainaut —dont il faudra bien un jour songer à réunir tous les textes extrêmement éclairants qu'il a donné sur les créateurs d'environnements, l'art naïf, les écrits bruts, les arts spontanés en général (on en trouve dès les années 70 à ma connaissance ; il rappelle que c'est André Breton qui lui apprit à voir l'art naïf)— son second article a trait à l'Anthologie de la poésie naturelle, cet excellent livre de 1949 que Camille Bryen et Alain Gheerbrant consacrèrent à la poésie involontaire telle que l'avait cernée en 1942 Paul Eluard (qu'il mettait en parallèle avec la poésie dite intentionnelle des écrivains patentés). Il s'agissait de la poésie des graffitis, trous dans les vitres, lézardes des murs, inventions loufoques d'autodidactes visionnaires comme il s'en était déjà rencontré dans les années 30 dans le film de Jacques Brunius, Violons d'Ingres ou dans la revue Minotaure.l'autre de l'art,lam,savine faupin,art populaire et art savant,art naïf,art immédiat,musée du labeur ingénu,musée des horreurs,graffiti,poésie naturelle,pierre dhainaut,tristan tzara,poésie activité de l'esprit,auguste forestier,maxime dubuisson,benjamin pailhas,dessins d'enfants

     L'enfance et ses dessins sont également convoqués dans le catalogue, et notamment dans leur rapport avec le groupe Cobra qui n'hésitait pas à se laisser influencer, comme Gaston Chaissac isolé dans sa Vendée de bigots, par les tracés bruts de décoffrage des enfants tout entiers à ce qu'ils tentent de représenter et producteurs de tracés simples et sobres, aux raccourcis saisissants.

 

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Œuvres éphémères en pâte à modeler créées par des enfants de 6 ans, ph. BM, 2008

 

    Bien d'autres sujets (j'oublie par manque de place de citer plusieurs autres références, comme par exemple le chapitre dû à Béatrice Chemama-Steiner sur des pierres sculptées sauvées de justesse, vestiges d'un mur taillé  par un pensionnaire de l'asile de Sotteville-lès-Rouen, Adrien Martias, entre 1932 et 1943 -date où il meurt parmi les 40 000 malades mentaux français morts de malnutrition pendant l'Occupation suite à un abandon programmé de leurs rations par les autorités vichystes), bien d'autres sujets sont évoqués dans cette expo qui s'avère décidément très excitante, et laisse à penser finalement qu'au LaM, on parvient avec maestria à gérer de front collections d'art moderne et collections d'art brut, puisqu'on le fait dans le respect de chaque corpus.

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Des nouvelles du front brut: les expos, les musées de nos chères passions, les livres...

      Déconfinement oblige, certains musées ou collections d'art brut, ou naïf ou populaire, ou hors-les-normes, ou singulier, ou "of everything", vont-ils enfin redevenir accessibles? Pour tous les drogués de ces formes d'expression, le manque est immense. On ne peut pas se résoudre, en effet, à ces messages faussement guillerets de certaines adresses qui promettent ces derniers temps de faire débouler leurs collections sur nos canapés...

     Lorsque nos bibliothèques sont déjà bien fournies, les restitutions des œuvres sur écran – si on ne devait aborder ces dernières que sous l'angle de leur reproduction – me paraissent assez peu capables de rivaliser avec celles d'un beau livre, plus sensiblement appréciables. Et par ailleurs, ce qui reste irremplaçable – n'en déplaise à tous ces mortifères qui voudraient nous coller et nous séparer à jamais les uns des autres par écrans interposés – c'est la confrontation physique avec l'œuvre.

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La route avant Lanaja (Espagne), photo Bruno Montpied, 2015.

 

     De plus, dans le domaine de l'art brut, de l'art sans artistes, épars dans le décor de nos vies quotidiennes, mêlés à l'air ambiant, il est encore plus urgent de pouvoir repartir sur les routes (d'autant que, là, on est dans l'espace de la vie quotidienne, et que, donc, rien ne devrait nous y être fermé, hors espace privé individuel bien sûr).

    Et les Puces, et nos chers brocanteurs fournisseurs de perles rares, d'énigmes insolites et ingénues? Quand tout cela va-t-il rouvrir? Ce "monde d'après" doit-il donc être celui d'une société totalitaire ressemblant à l'univers infernal de 1984?

      J'ai appris pourtant que celles de Vanves avaient repris depuis le 16 mai dernier, sur un seul côté de trottoir, changeant en fonction des semaines – les brocs exposant tantôt côté rue, tantôt côté grille... A St-Ouen, aussi, les Puces ont repris, le week-end du 23-24 mai, il y avait foule. Avec la bouteille de gel hydro-alcoolique en poche pour s'essuyer les pognes sans arrêt, car les contacts avec les objets sont fréquents, et les brocs ne sont pas de la première jeunesse le plus souvent, pas aussi âgés que les objets qu'ils vendent, mais presque !

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Couverture du catalogue de l'expo "Les Barbus Müller" (contenant une deuxième réédition en fac similé du fascicule n°1 de l'Art Brut, consacré aux Barbus Müller, édité à l'origine par Dubuffet et Gallimard en 1947).

 

     Côté musées, le musée Barbier-Mueller à Genève, avec son expo sur les Barbus Müller et le catalogue auquel j'ai collaboré avec le dévoilement du nom de l'auteur des fameux Barbus, est de nouveau accessible (elle avait fermé quelques jours après que je suis venu présenter ma découverte sur place, la faute à Covid...). L'expo doit se tenir de maintenant à la fin de l'été. Le catalogue sera disponible en France à partir de fin septembre seulement, sa date de sortie ayant été repoussée par le distributeur In Fine (voir la couv' ci-dessus).

       Je ne parle ici que des lieux qui ont eu la bonté de me faire de l'info. il n'est pas interdit de donner d'autres infos en commentaire à la suite de cette note, si les lecteurs en savent davantage.

       Le Musée de la Création Franche rouvre quant à lui le 26 juin avec une rétrospective consacrée à Alain Lacoste, qui fut le premier artiste à être présentée à ce qui préfigura le Site de la Création Franche (devenu ensuite le Musée de la...), à savoir dans la galerie Imago de Gérard Sendrey (le patriarche fondateur des lieux) en 1988.  C'est prévu pour durer du 26 juin au 6 septembre. Il faut profiter de ce musée car il a prévu de fermer au début de l'année prochaine, je crois, pour des travaux qui doivent durer deux ans au moins, afin de pouvoir disposer ensuite de plus grands locaux.

      La Collection de l'Art Brut à Lausanne est également rouverte. Pour leurs expos, suivre le lien du mot Lausanne.

       La Halle Saint-Pierre n'a rouverte que du côté de sa librairie pour l'instant (j'y suis passé le 13 mai, donc mon info date un peu). Ni l'expo Ballen, ni la caféteria n'étaient accessibles. Il est recommandé d'y suivre, bien sûr, les fameux gestes-barrières. Mise à jour (du 2 juin): le 8 juin, l'expo Ballen rouvre.. Pour  ceux que cela attire...

       La galerie Christian Berst a rouvert...

 

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Objet de Jean Bordes, dit Jean de Ritoù, dit aussi "le Pec de Matiloun" (1916-1985) ; expo à la Fabuloserie dans l'Yonne.

 

       Fait capital, la Fabuloserie à Dicy a rouvert ses portes elle aussi (depuis le 21 mai) pour sa saison estivale, adaptée aux précautions anti-Covid bien entendu elle aussi (ne pas oublier son masque). Puisque l'Yonne est paraît-il le département où les Parisiens se sont le plus confinés, ce sera l'occasion pour eux d'aller jeter un coup d'œil à la collection fabulosante... Dans le parcours permanent, une expo Jano Pesset-Loli-Jean Bordes les attend, avec un livre sur Bordes, écrit par Pesset, dans une édition augmentée de celle qui avait paru à l'égide de la Halle Saint-Pierre et de l'Œuf Sauvage la revue de Claude Roffat (texte qui avait paru aussi dans le n°11 de la revue, je pense), à l'occasion d'une expo à l'ancienne mairie de Galey en Couserans (mai 2018). Il ne faut pas oublier de mentionner le parcours à l'extérieur du bâtiment labyrinthique conçu vers 1982 par son fondateur Alain Bourbonnais, où sont rassemblées les principales oeuvres de la Fabuloserie (du moins, celles qu'on ne peut décemment exposer à l'air libre...). Ce parcours a lieu autour de l'étang, avec un musée en plein air d'environnements variés quasi unique en France – dont l'extraordinaire manège de Petit Pierre toujours animé à heures fixes (pour revoir son lieu d'origine voir le film d'Emmanuel Clot édité sur Youtube) –, avec les distances qui s'imposent. A l'air libre, de toute façon, il y a encore moins de risques.

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Une belle collection de sculptures en argile vernissé d'Alain Genty, à un moment exposé ; ph. B.M. 2015 ; un exemple parmi d'autres du foisonnement d'œuvres dans cette collection d'art-hors-les-normes...

 

      Jano Pesset, j'ai en ai déjà parlé à l'occasion d'une expo à la Fabuloserie dans sa galerie parisienne. Je ne savais pas qu'en dehors de ses oeuvres en relief, il avait à une époque plus ancienne aussi pratiqué le dessin. J'ai récemment eu l'occasion d'acquérir une des oeuvres de cette partie de sa production. Il est dommage que personne n'ait eu l'idée, à commencer par la Fabuloserie qui le défend depuis si longtemps, de nous proposer un panorama plus complet de cette activité graphique. Combien de temps dura-t-elle? Combien d'oeuvres ainsi créées en deux dimensions furent produites? Je  ne connais pas de textes sur Jano Pesset qui donneraient des explications là-dessus.

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Jano Pesset, sans titre, dessin aux crayons de couleur, 29,7 x 21 cm, sans date ; photo et coll. Bruno Montpied.

 

   Le Palais Idéal du Facteur Cheval a également rouvert dans la Drôme à Hauterives.

    Le Musée des Arts Buissonniers dans l'Aveyron, quant à lui, annonce sa réouverture pour le 6 juin, avec une présentation de "l'Imagier singulier" de François Jauvion, prévu pour paraître le 11 juillet (date qui sera aussi la date d'ouverture de l'expo). Des planches originales du livre devraient être exposées au musée de St-Sever. François Jauvion se passionne pour les créateurs de l'art brut et de l'art singulier depuis quelques années et il a donc eu l'idée de leur consacrer un premier volume d'une sorte de panthéon personnel. Il a demandé à divers contributeurs de donner un texte pour accompagner chacun des 80 portraits. A titre personnel, je lui ai confié un texte sur André Pailloux.

      Signalons également qu'à partir du mois d'août le musée des arts buissonniers accueillera en résidence l'artiste singulier, amateur de maquettes architecturales visionnaires, Sylvain Corentin.

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         A Lyon, la Galerie d'Alain Dettinger rouvre ses portes elle aussi, et elle prolonge l'expo consacrée au Néerlandais Huub Niessen, sur le thème des "Dialogues", jusqu'au 20 juin.

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Huub Niessen.

 

       Comme on le sait peut-être, les librairies rouvrent également, et avec elles, leurs rayons Beaux-Arts où l'on peut trouver des catalogues d'expos qui n'ont pas rouvertes pour leur part, voire même ont fermé (comme par exemple la merveilleuse expo du musée d'Orsay consacrée à Léopold Chauveau et ses sculptures et dessins de monstres drolatiques si originaux – j'espère avoir l'énergie d'y revenir sur ce blog ; le catalogue lié à l'expo remplace avantageusement la visite que vous auriez ratée de l'expo ; j'ai pu comparer en m'y précipitant, juste avant le confinement de merde).

   Côté librairie, j'ai ainsi pu me procurer, dès les premiers jours de ce déconfinement, le catalogue de l'expo du Centre Pompidou-Metz, "Folklore", étudiant les rapports entre arts populaires et artistes modernes (entre folkloristes et artistes), expo qui a fermé avant de pouvoir être montrée, en espérant qu'elle rouvrira bientôt (elle devait être organisée à Metz jusqu'au 21 septembre) et, du moins, au cas où elle resterait derrière des portes closes – le Centre Pompidou de Metz doit être bien vaste je suppose... –, qu'on pourra la voir à Marseille au MUCEM où elle doit se rendre après Metz (dates prévues: du 20 octobre 2020 au 22 février 2021).

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”Le Gazouillis des éléphants”, premier inventaire des environnements populaires spontanés en France, par Bruno Montpied,

      Trente-cinq ans que je le méditais cet inventaire... Longtemps, je me suis dit que je n'y arriverais jamais. Et puis un soir... A la Maison de Victor Hugo, j'ai fait une rencontre, j'ai fait connaissance avec le responsable des éditions du Sandre, Guillaume Zorgbibe, qui accompagnait un vieux camarade à moi, Joël Gayraud. Guillaume éditait alors la revue de Marco Martella, Jardins, qui cessa malheureusement après six numéros. Martella m'avait invité à publier un article pour son n°2. Par la suite j'en fis un autre dans le n°5. Bref, les Editions  du Sandre, c'était donc déjà mon éditeur... Je le signalai en souriant à l'ami Guillaume. Il me semble qu'il m'a regardé avec curiosité, mais peut-être mon souvenir enjolive, mythifie ce qui s'est réellement passé ce soir-là. Ce fut le début de notre collaboration plus étroite autour d'un projet qui m'était cher depuis longtemps, faire l'inventaire des environnements spontanés français...

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Après Eloge des jardins anarchiques en 2011...

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Andrée Acézat, oublier le passé, en 2015...

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Marcel Vinsard, l'homme aux mille modèles, en 2016...

 

Voici donc :

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Le Gazouillis des éléphants, tentative d'inventaire général des environnements spontanés et chimériques créés en France par des autodidactes populaires, bruts, naïfs, etc., éditions du Sandre, novembre 2017.

 

     Ce projet d'inventaire des environnements populaires spontanés français (= "inspirés des bords de  routes", "habitants-paysagistes", "bâtisseurs de l'imaginaire"...) me trottait dans la tête depuis des décennies. Chaque fois que je commençais à accélérer dans l'idée de le finaliser en m'y mettant sérieusement, un livre sortait sur la question, parcellaire, toujours insuffisant à mon avis (par exemple le Bonjour aux promeneurs d'Olivier Thiébaut chez Alternatives en 1996), ou mixé de façon peu judicieuse (mais commerciale!) avec des sujets insolites plats  (par exemple Le Guide de la France insolite de Claude Arz chez Hachette en 1990, où le sujet était mêlé à l'évocation de lieux hantés, de trésors cachés, de musées de l'épicerie, de la sorcellerie de bazar...).

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Le Gazouillis présent à l'étalage du stand de la Halle St-Pierre à la dernière Outsider Art Fair, du 19 au 22 octobre dernier, où il fit une apparition temporaire en avant-première... pour une dédicace.

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Le Gazouillis ouvert sur une notice consacrée à Denise Chalvet en Lozère. Ph. B.M.

 

     En rassemblant tous les sites recensés dans les différents ouvrages d'un certain volume traitant de la question, il me semblait toujours qu'on ne dépassait pas la centaine de créateurs environ, tout compris, dispersés qui plus est sur plusieurs ouvrages distincts publiés à des années de distance. En outre, les découvertes se renouvelaient fort lentement (je ne veux pas jeter la pierre à Claude et Clovis Prévost, mais au fil des années, ils ne nous ont parlé que des mêmes 15 créateurs, dont certains, comme Chomo, Tatin ou Garcet étaient plutôt des artistes singuliers et marginaux que des créateurs totalement hors système des Beaux-arts). Dans Eloge des Jardins anarchiques, moi-même, je n'évoquais qu'une cinquantaine de sites (dont plusieurs avec une seule photo).

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Couverture de Jardins n°5, 2014 ; avec un texte de Bruno Montpied sur la Mare au Poivre d'Alexis Le Breton (Morbihan)

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Alexis Le Breton, dans son arboretum de La Mare au Poivre, Locqueltas, ph. Bruno Montpied, 2010.

 

       Ainsi, si l'on voulait se faire une idée de l'ensemble des sites qui avaient existé, existaient encore, ou étaient en train d'apparaître, l'information était éclatée, parfois dans des publications devenues très difficiles de se procurer, uniquement consultables pour beaucoup en bibliothèque, ou bien se trouvait sur des cartes postales anciennes rarement rassemblées en un livre unique (la collection de cartes postales sur les Inspirés de Jean-Michel Chesné, si elle fut dévoilée dans la défunte revue Gazogène de Jean-François Maurice, ne paraît l'avoir été que de façon fragmentaire et, là aussi, éclatée sur les différents numéros ; de plus ce rassemblement de documents anciens, séparé d'un rassemblement plus général qui aurait montré la continuité des sites présents sur les cartes postales, donnait une impression tronquée du phénomène). Ces cartes postales anciennes (en l'occurrence, venues de ma propre collection), il me semblait nécessaire – c'est une autre caractéristique importante de mon inventaire - de les associer dans mon livre à une iconographie en couleur illustrant les mêmes sites conservés jusqu'à l'époque présente, ainsi, bien sûr, que des sites nettement plus récents. D'une manière  immédiate, devant ce noir et blanc confronté à la couleur, le lecteur comprend que les environnements existent depuis bien avant le Palais Idéal du Facteur Cheval (commencé en 1879) et se poursuivent aujourd'hui...

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Bas-relief de Louis Licois, daté de 1843, toujours présent sur la façade d'une maison à Baugé (Maine-et-Loire), Photo B.M., extraite du Gazouillis, 2009.

 

       J'ai longtemps déploré dans mes débuts de recherche de ne pas trouver une ressource qui me permettrait d'avoir la liste complète des lieux existants ! C'est une question qui m'a souvent été posée au cours des débats que j'ai pu faire à la suite de la sortie d'Eloge des jardins anarchiques : comment faites-vous pour trouver ces sites? Pour aller voir ces sites étonnants, c'est un truisme,  il faut d'abord apprendre qu'ils existent, et trouver l'endroit où on les évoque. Ce sont des lieux privés, où il y a une exhibition certes, mais qui restent des lieux privés, des habitats  supposant une approche discrète et respectueuse des habitants. Dans les années 1980, années où j'ai commencé ma quête, il n'y avait bien sûr pas d'annuaire des inspirés! Ce dernier n'est d'ailleurs pas souhaitable. J'ai patiemment cherché, sans me presser (cette lenteur m'a toujours paru essentielle ; aujourd'hui les nouveaux venus dans ce genre de recherche, habitués à tout trouver très vite sur internet, sont trop pressés...), accumulant des fiches, des références... Une bibliographie condensée et fournie, commencée dans Eloge des JA, et légèrement augmentée dans mon nouveau livre, fait office à mes yeux de premier signe de pistes... Il n'est pas aventuré ou has been de considérer cette recherche des Inspirés hors système des Beaux-Arts comme une longue dérive au sein d'un labyrinthe... Un sens préservé du merveilleux est à ce prix.

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Entrée du Paradis, chez son auteur, Léopold Truc, à Cabrières d'Avignon (Vaucluse), ph. B.M. (extraite du Gazouillis), 1989.

 

      Le Gazouillis n'est donc pas un annuaire. Je n'y ai donné des adresses que lorsque j'étais sûr que cela correspondait au désir des créateurs inventoriés, ou des collections qui préservent des fragments d'environnements (comme la Fabuloserie dans l'Yonne, la collection de l'Art Brut à Lausanne, le LaM de Villeneuve d'Ascq à côté de Lille, ou le Jardin de la Luna Rossa à Caen). C'est plutôt une immense stimulation à découvrir la création primesautière française se déployant hors les cadres des beaux-arts traditionnels, et aussi, point remarquable, hors du marché de l'art (ce qui explique qu'on n'en parle pas tant que cela!).

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Les Ruines de la Vacherie, exemple de carte postale ancienne (début de XXe siècle), montrant un site réalisé par un récupérateur de gravats nommé Auguste Bourgoin, alentours de Troyes (Aube), aujourd'hui disparu, coll. B.M.

 

      Il rassemble, avec discrétion et parfois un peu de mystère, en un seul volume, tout ce que j'ai pu voir et trouver dans des ouvrages ou des revues, pas forcément des publications spécialisées en art brut d'ailleurs, et  tout ce que j'ai découvert de mon côté, ou éclairé, ou remis en perspective. A partir de ce rassemblement, il me semble qu'on pourra se faire une idée plus précise du phénomène des créations d'autodidactes en plein air, entre habitat et route, associables tantôt à l'art brut, tantôt à l'art naïf, sur le territoire métropolitain en France.

      Le Gazouillis des éléphants recèle ainsi jusqu'à 305 notices consacrées à ces créations d'hier et d'aujourd'hui. En donnant l'état des lieux, dans la mesure de mes connaissances, et en particulier les solutions diverses qui ont été trouvées pour sauvegarder ou prolonger, en partie ou en totalité, divers sites. Depuis quelque temps, il me semble en effet que la notoriété de l'art brut et des environnements d'inspirés allant en augmentant, le public se montre de plus en plus sensibilisé à la question du prolongement à donner aux environnements spontanés post mortem. Ce que les héritiers de ces décors foutraques auraient jeté naguère, il arrive plus fréquemment qu'il soit désormais conservé ou, quand on veut à tout prix s'en débarrasser, au moins mis en vente par exemple (voir le cas du site d'André Hardy en Normandie).

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André Hardy, lion en ciment peint et collage de faux crin, ph. B.M. en 2010.

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Le même lion d'André Hardy dans les réserves du LaM à Villeneuve d'Ascq, après acquisition et en attente de restauration, © photo LaM 2011.

 

    Fidèle à mon angle habituel pour aborder ces créations de plein air, je  me suis cantonné  dans cet ouvrage aux environnements populaires, en écartant tous les environnements créés par des artistes modernes ou singuliers (marginaux), hormis quelques cas-limites qui permettent de faire ressortir la spécificité du corpus retenu (comme par exemple le jardin de Monsieur X dans la Presqu'île de Crozon en Bretagne, de son vrai nom Jacques Boënnec - je donne à présent son nom car il vient de disparaître ; auparavant, il m'avait demandé de taire son identité, d'autres que moi n'avaient pas eu ce respect...). Pas de Cyclop de Tinguely, ou de musée Robert Tatin, pas davantage de maison de "Celle qui peint" (Danielle Jacqui), manifestant une culture artistique préalable (Jacqui m'a toujours donné l'impression de connaître Picassiette, par exemple).

     Primo, il fallait circonscrire à tout prix le champ d'étude (déjà, arriver à 305 notices m'a amené à un livre-monstre qui fait 930 pages avec plus de mille photos, pour un poids de 2,7 kgs...). Secundo, j'ai un faible pour les créations d'autodidactes populaires, qui œuvrent artistiquement sans se revendiquer artistes, et dont les travaux, détachés de toute attitude référentielle – y compris quand il leur arrive de démarquer ou de copier/transposer des œuvres d'art vues à la télé ou dans les magazines –, gardent une fraîcheur authentique. Fraîcheur brute ou naïve, je ne fais pas de hiérarchie sur ce point, si l'œuvre me surprend et m'enchante (critère premier!).

     C'est ce qui explique que l'Introduction du Gazouillis insiste sur ce slogan que je reprends régulièrement, depuis quelque temps, dans mes textes : il s'agit bien d'un Art sans artistes. Comme on parla à une époque d'une architecture sans architectes.

     Bon vagabondage à tous!

 

Bruno Montpied, Le Gazouillis des éléphants, tentative d'inventaire général des environnements spontanés et chimériques créés en France par des autodidactes populaires, bruts, naïfs, excentriques, loufoques, brindezingues, ou tout simplement inventifs, passés, présents et en devenir, en plein air ou sous terre (quelquefois en intérieur), pour le plaisir

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Donation d'art brut au Musée National d'Art Moderne

Cette note contient des mises à jour opérées le 14 juin. 

 

     La nouvelle est tombée ces jours-ci, Bruno Decharme et son Association ABCD font donation au MNAM de 921 oeuvres, de 242 auteurs différents (chiffre avancé sur le site de la collection ABCD), prélevées dans leur collection d'art brut, avec comme condition qu'une salle soit perpétuellement (?) consacrée à une présentation tournante de cette donation au sein même du Musée, situé comme on sait dans la raffinerie du Centre Beaubourg (il était commun au début de son existence d'appeler ainsi ce qui s'appelle aujourd'hui le Centre Pompidou, Centre qui se démultiplie désormais de plus en plus: Centre Pompidou-Metz, CP-Malaga, CP/Kanal à Bruxelles, CP/West Bund Museum Project à Shanghaï, futur CP francilien/Fabrique de l'art, avec des réserves qui seront déplacées à Massy...), Centre où, personnellement, je le trouve trop à l'étroit (le MNAM posséde 120 000 œuvres et objets dans ses collections : on n'en voit qu'une très infime partie à Paris).

     Cette salle consacrée à l'art brut, selon une information parue dans le Quotidien de l'Art, sera-t-elle près du Mur reconstitué de  l'Atelier d'André Breton ? Ce "Mur" qui est présenté au MNAM comme une "installation" alors qu'il s'agissait du résultat d'une concrétion d'œuvres et d'objets accumulés par Breton au gré de ses découvertes, rejets, etc., concrétion qui n'avait été finalement arrêtée qu'avec la mort du poète (la réinterpréter comme une "installation" tient donc d'un tour de passe-passe discutable...). Cela paraît corroboré par la précision donnée sur le site web d'ABCD, qui indique que la salle d'art brut sera au niveau 5 du Centre, et qu'elle ouvrira du reste le 23 juin, niveau 5 donc où se situe aussi le fameux "Mur" de Breton. Il est ajouté qu'"Une exposition sur l’art brut à partir de la donation sera programmée après les grands travaux de 2023, accompagné d’un catalogue raisonné."

     Une autre condition demandée par Bruno Decharme est que la "donation va s’accompagner d’un pôle de recherche au sein de la bibliothèque Kandinsky afin de poursuivre les travaux déjà engagés sur l’art brut." (citation d'après le communiqué paru sur le site web d'ABCD).

      Ont été extraits de la collection complète (qui contient au total 5000 œuvres, dont depuis quelques temps 1500 photos "brutes") des auteurs choisis comme "la quintessence de l'art brut" (selon des termes, prêtés à Bruno Decharme par Rafaël Pic dans le Quotidien de l'Art). La collection d'ABCD ne garderait ainsi que des œuvres "moindres" (toujours selon Le QdlA). Cette quintessence serait représentée par Aloïse, Wölfli, Darger, Jeanne Tripier, Crépin, Lesage, un Barbu Müller, légendé à présent (depuis ma découverte de l'identité de son auteur) "Antoine Rabany dit Le Zouave, Sculpture Barbu Müller", etc. (on en apprend plus encore sur le site web  d'ABCD).

     En se retournant vers une récente newsletter de l'ineffable Christian Berst, on découvre d'autres noms d'"artistes" (mot particulièrement confusionniste, je ne le répéterai jamais assez) présents dans cette donation: "Joseph Barbiero, Franco Bellucci, Julius Bockelt, Anibal Brizuela, Jorge Alberto Cadi, Raimundo Camilo, Misleidys Castillo Pedroso, Raymond Coins, James Edward Deeds, Fernand Desmoulins, John Devlin, Janko Domsic, Eugène Gabritchevsky, Giovanni Galli, Madge Gill, Ted Gordon, Emile Josome Hodinos, Josef Hofer, John Urho Kemp, Davood Koochaki, Zdeněk Košek, Alexandre Lobanov, Joseph Lambert, Raphaël Lonné, Dwight Mackintosh, Kunizo Matsumoto, Dan Miller, Koji Nishioka, Jean Perdrizet, Luboš Plný, Royal Robertson, André Robillard, Vasilij Romanenkov, Yuichi Saito, J.J. Seinen, Friedrich Schröder-Sonnenstern, Mary T. Smith, Harald Stoffers, Ionel Talpazan, Dominique Théate, Miroslav Tichý, Mose Tolliver, Oswald Tschirtner, August Walla, Melvin Way, George Widener, Scottie Wilson, Hideaki Yoshikawa, Anna Zemánková, Henriette Zéphir, Carlo Zinelli..." (je surligne en gras ceux qui me paraissent relever de la fameuse quintessence, selon moi ; mais quelques-uns sont insuffisamment connus de moi: Julius Bockelt, Anibal Brizuela, Jorge Alberto Cadi, Misleidys Castillo Pedroso, Raymond Coins, les Japonais (souvent issus d'ateliers)).

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Ci-dessus la liste complète des auteurs faisant partie de la donation ABCD ; un petit jeu dès à présent, qui y manque? Je n'aperçois personnellement pas, ni Pépé Vignes, ni Jean Grard...

 

      La quintessence de l'art brut, si ici de nombreux noms sont en effet marquants, il restera à ne pas oublier d'aller la rechercher là où elle est la plus présente,  à savoir encore et toujours à la Collection de l'Art Brut, au Château de Beaulieu, à Lausanne, rassemblée au départ par Jean Dubuffet, puis notablement agrandie depuis 1976 (aujourd'hui près de 70 000 œuvres dont 700 sont présentées en permanence). Ceci dit pour relativiser le grand renfort de trompettes des récents laudateurs de Bernard Blistène (directeur du MNAM qui a réalisé l'accord avec Bruno Decharme, et qui part à la fin du mois de juin): le Quotidien de l'Art et aussi le galeriste Christian Berst qui dans une dernière newsletter grimpe littéralement aux rideaux de l'extase, en affirmant avec le plus grand aplomb : "L’exceptionnelle donation de près de 1000 œuvres¹ d’art brut que Bruno Decharme fait à Pompidou permet désormais d’écrire un chapitre essentiel de l’histoire de l’art. Tandis que l’art brut sort de l’angle mort où il fut trop longtemps relégué, le Musée national d’art moderne peut s’enorgueillir de son audace en devenant une référence et un exemple pour les institutions du monde entier."

   "L'angle mort où "l'art brut aurait été trop longtemps relégué...", ne serait-ce  pas avant tout l'angle mort de sa valeur marchande, dans l'esprit de ce monsieur qui ne se sent plus?

        Et puis "l'audace" du MNAM, ça me fait bien rigoler...

      La réputation de l'art brut, son histoire, sa connaissance sont tout de même bien enregistrées, et depuis fort longtemps. Il n'y a que ceux qui ne voulaient pas en entendre parler pour l'ignorer (et ceux-ci continueront dans la voie de ce mépris, ce qui vaut mieux qu'un respect assorti de mauvaise volonté)². Et  précisément, si l'art brut est désormais bien connu, et conservé, c'est en particulier grâce à la séparation muséale, la distinction affirmée initialement entre l'art brut et le reste du champ artistique, qui furent mises en place par Dubuffet, Michel Thévoz, Lucienne Peiry en Suisse, continuée aujourd'hui par Sarah Lombardi. Même au LaM, l'Aracine a obtenu que les collections d'art brut soient conservées dans un département distinct. Cela a permis d'identifier clairement ses spécificités, en particulier les substrats culturels à l'œuvre par dessous ces créations si originales, 

     De l'art brut, de plus, n'en déplaise à ces messieurs, le MNAM en conservait déjà, dispersé certes au milieu de ses collections (quelles preuves, du reste, que cette dispersion ne recommence pas au bout d'une dizaine d'années de présentation de la donation?). A l'occasion de la donation Daniel Cordier, par exemple, un bel ensemble de peintures de Gabritschevsky sont entrées dans les collections du MNAM. On trouve également des peintures de Séraphine au MNAM ou de l'Algérienne Baya, défendue en son temps par André Breton. Des expositions remarquées ont été consacrées à l'art brut très tôt, que l'on songe à "Paris-Paris" (1981) où une merveilleuse salle lui était consacrée (avec un remarquable texte d'Henry-Claude Cousseau dans le catalogue, qu'on ferait bien de rééditer séparément, pour le mémoriser davantage), ou à Adolf Wölfli, et à Miroslav Tichy, sans parler des expos consacrées à Paul Eluard (où il fut question d'Auguste Forestier) et surtout à André Breton et ses enthousiasmes pour les autodidactes en tous genres (voir la roue ovale d'Alphonse Benquet dans le fameux "Mur", que j'ai contribué à faire identifier par les responsables du musée, voir cette note ancienne de mon blog).

     Mais peut-être que cette dispersion, ce mélange de l'art brut avec l'art moderne ou contemporain, est justement ce qui plaît à un Christian Berst, dont les actions et les proclamations, depuis quelque temps, ne cessent de militer pour un tel mixage (voir sa galerie supplémentaire ouverte récemment, au titre snob, "The Bridge", qui cherche les confrontations entre brut et contemporain ; voir aussi les auteurs qu'il met en avant pour leur cérébralité digne de l'art contemporain le plus creux).

     Je crois que personne ne l'a souligné. L'Etat français, en permettant l'entrée de ces donations d'art brut (l'Aracine au LaM tout d'abord en 1999, puis aujourd'hui une part de la collection Decharme à Beaubourg) dans de prestigieuses collections muséales d'art moderne et contemporain, réussit ce qu'avait précisément refusé Dubuffet vers 1970, après l'exposition d'art brut de 1967 au Musée des Arts Décoratifs (première grande exposition d'art brut publique et ce, dans un lieu institutionnel ; 1967... Messieurs les cuistres!), à savoir la confusion entre art brut et art culturel. Car, lorsqu'il réfléchissait au legs de sa collection dans ces années-là – qui allait aboutir ensuite à une donation à la Ville de Lausanne en 1972 –, il avait été proposé à Jean Dubuffet une intégration de sa collection au musée d'art moderne, comme l'a signalé Lucienne Peiry dans son livre L'Art Brut (première édition, 1997, chez Flammarion, voir page 172 ; réédition récente) qui retrace l'histoire de la collection. Le peintre-théoricien-collectionneur avait fermement décliné l'offre!

     Trente ans plus tard, et aussi aujourd'hui cinquante ans plus tard, l'Etat français récidive. Ceci dit, c'est moins grave, puisqu'entre temps l'art brut s'est constitué en catégorie socio-esthétique au niveau international. Il sera difficile de le rendre soluble dans l'art content-potpot. D'autant qu'il ne cesse de se ramifier en branches et racines diverses et multiples, et que la créativité continue de se développer, toujours aussi anarchiquement en dépit des tentatives réificatrices de tous ordres...

     Enfin, qu'on me permette de réitérer un propos que j'avais formulé il ya déjà longtemps dans un vieil Artension (article sur le musée de Laduz, « Un triangle d’or », Artension n°6, octobre 1988), pour moi l'art brut, par son substrat largement imprégné par la culture populaire des sans-grade a plus de cousinage avec l'art populaire curieux et l'art naïf visionnaire qu'avec l'art moderne et contemporain. C'est l'indice d'une bêtise bien française que d'avoir voulu depuis cinquante ans l'insérer à toute force dans les musées d'art moderne. Les Américains de ce point de vue se sont montrés bien plus intelligents en intégrant, au contraire, l'art brut dans un musée d'art populaire, à New York. Cela fait infiniment plus sens en effet.

     Et nous, ici, au lieu d'un musée vivant de l'art populaire, on n'a que le MUCEM... qui expose ces temps-ci, Ô misère!, Jeff Koons...

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¹ Ici, Christian Berst, sans doute légèrement en transe, suivant le Quotidien de l'Art qui propose le même chiffre de "près de 1000 oeuvres" arrondit exagérément (voir plus haut le chiffre exact de 942 œuvres).

² A ce point, il n'est pas inutile de renvoyer mes lecteurs à une protestation publiée récemment dans Beaux-Arts magazine par le galeriste new-yorkais Andrew Edlin, pour réagir aux critiques de Christian Berst (parues dans le même journal) visant les Outsider Art Fair (Salon d'Art Brut et marginal) qu'Edlin monte régulièrement à New-York et à Paris (qui contribuent à l'évidence, là aussi, à la connaissance que le public peut acquérir du champ des œuvres brutes, naïves, ou singulières). Proférée sur un ton fort courtois et feutré, la réaction d'Edlin instruit au fond un procès en cuistrerie...

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Frédéric Séron

     Retour vers le passé, ce sera l'incipit pour aujourd'hui.

     J'espère que l'INA ne m'en voudra pas de leur faire un peu de publicité en les mettant en lien avec mon modeste blog. Ainsi que de la mise en ligne de quelques photos capturées grâce à l'obligeance du camarade Jean-Jacques que je remercie hautement ici, et d'abord pour le renseignement précieux qu'il m'a fourni: sur le site de l'INA, on trouve depuis quelque temps, dans la rubrique "le journal de votre naissance", à la date du 25 octobre 1961, un reportage intitulé "Poésie pas morte" où l'on nous parle d'une exposition sur des oeuvres d'autodidactes (on reconnaît bien vite des photos de Gilles Ehrmann, qui était à cette date sur le point de publier son livre Les Inspirés et leurs demeures aux éditions du Temps, publié au 4e trimestre 1962 ).

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Image d'ouverture du reportage, 1961, ina.fr

    L'exposition n'est pas autrement décrite, ni située. Nous sommes dans un fragment de journal d'actualités (on le trouve à la 5e minute - à peu prés - du journal  qui parle aussi d'inondations au Japon, d'affrontements entre Wallons et Flamands, de refoulements par avions de manifestants "musulmans algériens" de la France vers l'Algérie, de Kroutchev et d'autres sujets de l'actualité de l'époque). Je n'ai pour l'instant pas trouvé d'ouvrages - notamment ceux qui ont été faits sur Gilles Ehrmann qui ne situent ses premières expositions qu'à partir de 1965... - qui puissent renseigner sur l'exposition en question. Qui est l'auteur du reportage? On ne nous le dit pas non plus.

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Frédéric Séron peignant l'effigie de Clémenceau, "le Père la Victoire", 1961, ina.fr
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Sirène au premier plan et Clémenceau au bout de l'allée, chez Frédéric Séron dans les années 50, photo extraite du livre de Gilles Ehrmann, Les inspirés et leurs demeures

      Toujours est-il qu'on voit tout à coup, après l'introduction d'usage qui est consacrée à des images de l'exposition, d'autres vues prises cette fois directement sur les sites des divers inspirés évoqués dans l'expo. Autant dire que sur ces créateurs-là les films ne courent pas les rues, et ce dernier reportage pourrait bien être l'un des seuls (1): on découvre ainsi, revenus du passé en pleine forme, leurs oeuvres encore toutes fraîches, Frédéric Séron et ses statues du Pressoir-Prompt (aujourd'hui  son jardin et sa maison ont semble-t-il disparu pour cause d'élargissement de la Nationale 7 qui les longeait dans l'Essonne), Raymond Isidore, dit Picassiette, en train de composer une mosaïque sur le sol devant sa petite maison, la paume de la main remplie de fragments d'assiettes, sa femme en train de coudre sur la machine que son mari avait également couverte de mosaïque, ou encore M. Marmin, le pépiniériste des Essarts en Vendée, qui avait taillé des animaux dans des arbustes sur une prairie prés de sa maison (le jeune homme qu'on voit tailler les arbustes est probablement un acteur, car Marmin photographié par Ehrmann n'a pas du tout la même apparence, ni le même âge...).

PicassietteJPEG, scène du Nouveau Testament en silhouettes blanches, Les J de l'AI, 1981.jpg
Picassiette, scène biblique, photogramme extraite des Jardins de l'art immédiat, Bruno Montpied, 1982

     Frédéric Séron est montré en train de  confectionner ses statues, disposant son ciment sur des armatures de fil de fer, badigeonnant une de ses statues dont le commentaire nous apprend fortuitement le nom (Un "Père la victoire" évoquant Georges Clémenceau, à qui l'on attribue la victoire de la Guerre 14-18), enfermant dans ses statues nous dit-on "sa carte de visite et le journal du jour".

      On peut continuer à fouiller dans les archives de cette INA ouverte (depuis peu, semble-t-il) à l'art brut du passé, et notamment prolonger la recherche sur Frédéric Séron, sur lequel il existe de rares documents écrits (2), surtout accessibles du grand public. On trouve sur leur site un autre document rare, nettement inconnu  des chercheurs jusqu'à présent à ce que je subodore... Une interview de Frédéric Séron par Pierre Dumayet dans Lectures pour tous du 25/03/1954 (production RTF). Après des vues sur les statues du jardin (c'est muet, pas la peine de vous exciter sur votre ordinateur!), au bout d'une minute et des poussières, tous deux causent familièrement assis au jardin en toute cordialité du travail de Séron et de son contenu ("Dites donc M. Séron c'est pas par hasard si on trouve une Porteuse de pain dans votre maison...", "Ben oui, j'ai été trente ans boulanger..."), tandis qu'en fond sonore dialoguent des poules fort glousseuses. Il y révèle qu'il enfermait dans ses statues toutes sortes de journaux, pas seulement dans la perspective comme le signale de son côté Ehrmann, de fabriquer des sortes d'âmes dans des boîtes, mais plutôt avec l'arrière-pensée de mêler sa propre identité à celles des hommes qui faisaient l'Histoire de son temps. Il y avait certainement dans cette démarche un peu d'un rituel magique naïf, écho de rituels païens plus anciens et oubliés. Certains de ses sujets y sont évoqués pour les modèles qui les ont inspirés (la patineuse, la danseuse, "L'Etoile polaire"...). Séron avoue dessiner ses sujets au préalable, il parle un peu de sa technique (des balles de la guerre de 14-18 servaient de crocs au lion de 100 kilos qu'enserrait un serpent et que l'on voyait en premier lorsqu'on découvrait le jardin dans les années 80).

SéronLesanimauxsurlegarage5.jpg
Frédéric Séron, le lion sur le toit du garage au Pressoir-Prompt, photo extraite du n° spécial "Art naïf" de la revue Phantômas (1956)

    On y voit aussi, chose rarissime, des images des tableaux naïfs que confectionnait Séron. Du reste, Ehrmann a photographié Séron dans son intérieur devant une magnifique fresque naïve peinte sur un des murs de son logis (c'est sans doute par ces tableaux naïfs que le critique de l'art naïf Anatole Jakovsky est venu lui aussi visiter Séron dans les années 50). Dans l'interview de Dumayet, Séron commente en direct deux de ses tableaux, dont une chasse à courre, qui est le support de souvenirs, de récits, notamment liés à la guerre de 14 dont on comprend que Séron, ancien combattant, avait été copieusement marqué. Le second, intitulé "La paix chez les animaux", paraît remarquable.

     Rien de mieux pour se faire une idée vivante et réelle du genre de personnage et du type de créateur que ce petit documentaire de 8 minutes... Allez... Tous à l'INA...!

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(1). J'ai fait quelques images en Super 8 sur ce qu'il restait du site de Frédéric Séron au Pressoir-Prompt en 1987, des statues verdâtres, d'autres enfouies sous les ifs qui en croissant les avait recouvertes, la maison fermée et inhabitée ; j'avais rencontré à l'époque un voisin qui nous avait confié, à moi et à Jean-Claude Pinel, qu'il avait conservé quelques sujets, peu importants semblait-il, et qu'il surveillait le devenir de la maison : peut-on espérer qu'au Pressoir-Prompt, on ait songé dès lors à sauvegarder à part quelques oeuvres de Séron? Mon petit film a été incorporé dans l'ensemble plus important qui s'intitule Les Jardins de l'art immédiat.

(2). On peut lire sur Séron outre le livre de Gilles Ehrmann déjà cité, le très bon livre de Charles Soubeyran, Les Révoltés du merveilleux, aux éditions Le Temps qu'il fait (2004), consacré à Ehrmann et à Robert Doisneau. Ces derniers ont tous les deux photographié Séron. Soubeyran donne des pistes bibliographiques par la même occasion, il rappelle l'article que Robert Giraud publia en 1950 (soit dix ans avant Ehrmann), "Etoiles noires de Paris: Frédéric Séron est le bon Dieu du paradis des animaux" dans Paris Presse-L'Intransigeant, article qu'illustraient deux photos de Doisneau. Ce dernier évoque lui-même Séron dans son livre de souvenirs, A l'Imparfait de l'objectif (p. 131, - et non pas p.73, M. Soubeyran... - éd. Belfond, 1989). Anatole Jakovsky a évoqué, quoique vraiment entre les lignes, la figure de Séron dans Les Peintres Naïfs (éd. La Bibliothèque des Arts, 1956). J'ajoute à cette bibliographie deux références que peu de gens ont dû repérer, je gage... Dans un n° spécial de la revue Phantômas, consacré à l'Art naïf (n°7/8, hiver 1956), revue dirigée par Marcel Havrenne, Théodore Koenig et Joseph Noiret à Bruxelles, on trouve quelques photos (voir ci-dessus, ci-dessous, et ci-contre) du site de Frédéric Séron, et notamment une photo du créateur en compagnie du mystérieux pataphysicien J-H. Sainmont que l'on aperçoit - anonymat, et peut-être supercherie, obligent - de dos seulement... Les commentaires des photos sont de Sainmont.Phantômasnuméro1504,1956.jpg Une autre référence encore par rapport à Séron: l'article de Ralph Messac, "Un ancien boulanger a fabriqué un paradis en ciment" dans L'Information n°1504 du 7 septembre 1955 qui dénombre à l'époque (Séron, né en 1878, disparaît en 1959) 90 statues. A Dumayet, passé en 1954, il en signalait 88, dont une en cours... Ces chiffres paraissent donc authentiques. En 1987, lors de mon passage j'en vis nettement moins...   

Phantômas2pagesArtNaïfSéron.jpg
Deux pages sur Séron (et Camille Renault) dans Phantômas n°1504, 1956

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Juste un téléfilm pour le Facteur Cheval

 affiche du biopic Tavernier.jpeg       L'Incroyable histoire du Facteur Cheval, réalisé par Nils Tavernier, a un titre bien tapageur, pour un résultat très en deçà de ce que l'on nous promettait a priori. On a finalement affaire à un simple téléfilm vaguement mélodramatique, réduisant la véritable question de la geste Cheval – à savoir la conception et la réalisation durant trente-trois ans de ce monument extraordinaire, le Palais Idéal – à une vague bluette imaginaire entre un Ferdinand bourru, mutique à la limite de l'autisme, et sa femme Philomène, jouée par la belle Laetitia Casta, bien loin au point de vue ressemblance de la véritable seconde femme du Facteur. En prime, on nous donne droit aussi à l'hypothèse du bon papa qui aurait construit une sorte de château de sable amélioré pour sa petite fille Alice (née la même année, à peu de chose près, que le Palais Idéal, celui-ci commencé en 1879), dont le prénom a fait rêver le scénariste et le réalisateur bien sûr – Cheval avait-il lu Alice au pays des Merveilles (hypothèse séduisante, mais pas confirmée (première traduction française 1869, soit dix ans avant le début du Palais Idéal)? 

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Alice Cheval

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Palais Idéal, angle façade nord et façade ouest, photo Bruno Montpied, septembre 2011.

 

    Cette hypothèse du terrain de jeu enfantin peut séduire... Elle a plus de poids en tout cas que l'hypothèse sentimentale un peu cul-cul du Gamblin moustachu transi devant la belle et noble Casta (hypothèse pour téléfilm). Si on avait voulu donner toute la lumière nécessaire sur le cas Cheval, Il aurait fallu élargir, en montrant aussi que Cheval eut peut-être, parmi plusieurs autres motivations, le désir de s'égaler par un autre enfantement à celui généré par sa femme. Un autre mobile était aussi à chercher du côté du désir de montrer ce que peut réaliser un plébéien, face aux merveilles monumentales que l'exposition universelle parisienne de 1878 – montée un an juste avant la pose de la première pierre du Palais – exhibaient, ou que Cheval découvrit en lisant le Magasin pittoresque.

      En face de la mise au monde féminine, de quoi peut accoucher un homme sinon d'une œuvre? Et qui plus est, en l'espèce, d'une œuvre que Cheval voulut comme quelque chose qui pourrait défier la mort en accédant à une temporalité plus longue (cette thématique est présente tout au long de la vie de Cheval qui fut confronté sans cesse à la perte de ses proches, au cours d'une vie, pour l'époque, exceptionnellement longue, 88 années, de 1836 à 1924). En bâtissant le Palais Idéal, il faisait par avance la nique à la mort qui emporta  tous ses enfants avant lui, ceux d'un premier mariage, comme celle qu'il eut avec Philomène, cette Alice, passée définitivement de l'autre côté du miroir à 15 ans...

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Ferdinand Cheval, cadran solaire, sur le Belvédère érigé pour contempler la façade est du monument ph. B.M., 2011.

 

     On sait qu'il eût aimé y être enterré avec ses proches du reste, que ce Palais aurait dû être aussi un mausolée, un tombeau, en même temps qu'un musée lapidaire dévolu à chanter la beauté de la poésie naturelle, ou bien encore qu'un exploit architectural, qu'un temple parsemé d'inscriptions morales ou philosophiques, reflétant toutes sortes de styles et de thèmes venus des monuments du monde entier réunis dans un syncrétisme d'une folle inspiration.

 

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Ferdinand Cheval, inscription dans la galerie intérieure du Palais Idéal: "Le Panthéon d'un héros obscur", ph. B.M., 2011.

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Ferdinand Cheval, détail ("La Reine des Grottes") de  la façade sud du Palais, ph. B.M., 2011.

 

        Entreprendre de bâtir sur le phénomène Cheval une fiction plutôt qu'un documentaire, dès le départ, ne pouvait aboutir qu'à cette erreur. Car le principal héros de cette vie est ce "monstre" architectural : le Palais Idéal. C'est lui qu'il fallait avant tout montrer. Hélas... On n'en voit que très peu. 

      Sans doute parce que la production n'avait pas beaucoup de moyens. Ce qui apparaît dans le film, une espèce d'ébauche cheap de la primitive forme du Palais, suivie assez vite de plans du Palais tel qu'il est aujourd'hui, toujours filmé de face, sans restituer son volume (même lorsque la caméra se déplace en hauteur, à l'aide d'un drone, la réalisation continue à nous l'aplatir ce Palais, en s'élevant dans le ciel au point de ne plus en montrer que le plan au sol), ne pouvait à elle seule contenter le spectateur. C'est sans doute pourquoi le scénario s'est orienté vers le développement d'une intrigue du genre mélo. Hélas, par son côté cliché, elle ridiculise la portée possible du film, par sa pauvre idée, d'une terrible platitude elle-même...

        La scène finale du bal, sur un parquet installé devant la façade est du Palais (façade privilégiée tout le long du film par la réalisation, ce qui accentue l'interprétation du monument tout en façade), montre également que la réalisation, faisant ici les yeux doux aux conservateurs du Palais Idéal, cherche à justifier l'utilisation depuis des années du Palais Idéal comme super décor, fond d'écran luxueux pour des concerts de jazz ou de variétés. Ce qui est une manière de réduire la portée de cette création, désormais envisagée seulement pour sa capacité à rapporter des rentrées d'argent comme simple attraction touristique¹...

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      Ce que Cheval voulut faire avec son Palais Idéal, énorme architecture automatique avant l'heure (plutôt que "médianimique", comme l'écrivit Breton, qui voulait ainsi  indiquer sa dimension pré-automatique en l'associant aux créateurs spirites de la fin du XIXe siècle), est probablement impossible à montrer dans une fiction, à visée toujours plus ou moins commerciale. Les producteurs jugent toujours le public incapable de s'intéresser à l'aventure d'un processus de création.

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Valentine Hugo, Elisa et André Breton au Palais Idéal, après guerre, photo  fonds Valentine Hugo Bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer.

 

        Une autre hypothèse, celle d'un Cheval mutique (et pas seulement taiseux ou bourru), répondant à côté quand on l'interroge (quand il répond!), trahit dans le film une vision psychologisante du réalisateur – plus explicite dans le livre signé de son nom chez Flammarion (Le Facteur Cheval jusqu'au bout du rêve, octobre 2018 ; y aurait-il eu un nègre derrière la rédaction de ce livre, plus intéressant que le film à vrai dire?) – puisque le terme d'autiste y est marqué noir sur blanc, voir p. 314 : "Le sujet du film est l'histoire d'un homme qui a un mal fou à se positionner dans son environnement social et qui, tout autiste qu'il est, parvient à s'accomplir grâce à la liberté qu'il trouve dans son art." (souligné par moi). Ainsi, on veut nous faire croire à un Cheval souffrant de quelque travers psychologique, ce qui va plus loin qu'un Cheval simplement taiseux. Son intégration sociale, ses deux mariages, ses relations avec divers intellectuels rencontrés à Hauterives (Joseph Cadier, l'archiviste André Lacroix, des poètes régionaux...), sa gestion de l'économie familiale, cadrent mal avec cette hypothèse, qui est au fond un cliché intéressé à nous planter un Cheval, homme exceptionnel, mais en quelque sorte tabou...

     S'il y eut aliénation, elle fut à mes yeux essentiellement sociale, celle d'un homme issu du monde rural, cherchant à se hisser loin de sa condition de humble, ravalé à des taches subalternes, et voulant prouver les grandes choses que peut, lui aussi, réaliser un homme du peuple.

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Ferdinand cheval, entre autres inscriptions, on peut lire en bas: "Tout ce que tu vois, passant, est l'œuvre d'un paysan..."

 

      Nils Tavernier, le dimanche 13 janvier dernier, au cours d'une rencontre avec le public (qui eut lieu à la Halle Saint-Pierre  voir ma note précédente) pour, a priori, présenter son livre récemment paru chez Flammarion (fin 2018) –  alors qu'étrangement, il parlait avant tout de son film  qui, à cette date, n'était pas encore sorti – insista sur le fait qu'il n'avait pas cherché à comprendre le créateur, jugeant qu'il fallait lui laisser son auréole de "mystère".

     Cette position me pose personnellement problème. A trop vouloir plonger un créateur, même aussi "énorme" qu'un Ferdinand Cheval, dans un bain d'inexplicable, on le rend en quelque sorte ineffable, et l'auréole qu'on lui compose a de fait beaucoup à voir avec l'aura sacralisante d'une nouvelle sorte de saint (un saint à rebours, fondé sur un mythe de créateur "fou") auquel un simple mortel ne saurait bien entendu se comparer... En tissant ce linceul de mystère, on sépare le créateur de tout un chacun, et on enseigne qu'il ne saurait y avoir d'exemple à prendre chez lui (en dépit des défis lancés par Cheval dans les inscriptions de son Palais, "Au champ du labeur, j'attends mon vainqueur")... Ce qui, au bout du compte, constitue un tour de passe-passe pas très sympathique. Une manipulation que tant d'autres artistes endossent aisément, tant, pour eux, il reste primordial que leurs spécificités, leurs statuts restent le fait d'une caste peu disposée à partager ses privilèges.

     Le droit de s'exprimer ne doit-il n'être partagé que par une coterie de spécialistes? Tout le corpus de l'art naïf, de l'art brut, des arts populaires spontanés, auquel appartient de plein droit Cheval (n'en déplaise à Pierre Chazaud²), milite contre cette idée (et n'en déplaise aux marchands qui ces temps-ci cherchent à refermer ce corpus sur quelques rares vedettes, ce qui aide à faire monter les cotes).

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¹ La dernière idée du Palais Idéal consiste à monter depuis le 21 janvier une exposition d'un artiste (nommé Samsofy) créant dans un style très gadget, avec des briques Lego, des reconstitutions de sites touristiques de la Drôme, dont le Palais idéal sans doute. Encore un gars qui a trouvé un créneau pour se trouver une place.

² Cet auteur est cité dans le livre signé du nom de Tavernier, p. 138, où sont repris ces mots extraits de son livre, Le Facteur Cheval, un rêve de pierre (éd. Le Dauphiné, 2004) : "Il n'est plus possible aujourd'hui de réduire sa trajectoire à celle d'un excentrique, relégué au mieux dans un coin de l'art naïf ou de l'art brut." Si je suis d'accord pour ne pas voir Cheval comme un excentrique en effet, ce n'est pas le réduire que de l'associer au vaste corpus de l'art naïf et de l'art brut. Au contraire, cela donne plus de force à son entreprise qui ne fut pas si isolée que cela, hormis sa taille et son ampleur restées (malheureusement) uniques.

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