Art populaire et affirmation individuelle... (17/02/2009)

ART POPULAIRE ET AFFIRMATION INDIVIDUELLE: DEUX MAITRES-MACONS DE LA VALLEE DE BREZONS

 par

Emmanuel Boussuge

 

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      On trouve au Bourguet, en haut de la vallée de Brezons, dans le Cantal, un curieux petit monument composite (1):

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    Ses deux éléments constitutifs ne sont pas au même niveau, mais le tout est évidemment conçu comme un ensemble. La croix est datée : 1778 ; la scène sculptée aussi : 1805. On peut lire sous celle-ci :  "PARVIDALVACHERMMON", c’est à dire : "[fait] par Vidal Vacher Maître Maçon" (2).

      En remontant la vallée, à Liverninx, un hameau situé un kilomètre plus loin, on tombe sur un autre croix très similaire à la précédente.

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    Celle-ci présente la particularité très rare d’avoir un christ sur chaque face (3). On peut lire d’un côté "INRI", initiale de la formule courante qui désigne en latin "Jésus de Nazareth, Roi des Juifs", et de l’autre la date de 1784. Si l’on n’était pas encore convaincu par la très grande similarité du style des sculptures, la proximité des dates assure que les deux croix sont de la même main, qui signe d’ailleurs au bas de celle de Liverninx : "CHANSSANS",  Photo-4.jpgce qui compte tenu de la variabilité de l’orthographe des noms propres au XVIIIe (notamment dans le cas d’un passage du patois au français), de l’alphabétisation peut-être sommaire du sculpteur et des noms usuels localement, peut correspondre à Chanson ou Chassang… Voilà le nom de celui qui notait seulement "Maître Maçon" au Bourguet identifié. Photo-5.jpg Mais peu importe, ce qu’il faut noter, c’est que le sculpteur a l’habitude de signer son œuvre et qu’il faisait des croix en séries.

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      Personnellement, je trouve sa fruste technique particulièrement émouvante et son sens de la figuration très satisfaisant pour l’esprit. Qui est ce bonhomme mis sur la croix ? C’est une représentation d’une humanité sans particularité comme celle d’une poupée sommaire ou d’un bonhomme en pain d’épice par exemple. Ce n’est pas en tout cas le Christ agonisant : il ne tient d’ailleurs pas grâce à des clous plantés dans ses membres, mais grâce à un petit piédestal plus confortablement mis sous ses pieds. Il ne faudrait pas croire pour autant à une quelconque intention antichrétienne, mais de même que pour les canons iconographiques savants, le sculpteur s’affranchit ici de tout canon théologique avec la parfaite innocence de l’ignorant et il atteint spontanément à une forme d’universalité inaccessible à ses collègues plus instruits.

    

    Si l’on descend la vallée et bifurque vers celle de Pierrefort maintenant, ce que l’on trouve ce sont des linteaux sculptés, très rigoureusement similaires à celui déposé à terre au Bourguet.

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     Il peut y avoir un, ou deux serpents, les lions peuvent sembler remplacés par des singes comme à Gourdièges. On ne montre ci-dessus que les plus intéressants (ceux qui comportent une figuration), mais on peut d’ores et déjà recenser six autres linteaux attribuables à coup sûr à Vidal Vacher (même cadre cordé reconnaissable entre tous et dates similaires, entre 1800 et 1810).

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    Des serpents affrontés à des lions, le thème de prédilection de Vidal Vacher est sans doute à rapporter à une valeur protectrice, une sorte de porte-bonheur allégorique où les forces maléfiques (les serpents) sont vaincues par des forces bénéfiques représentées par les lions. Le cas est un peu plus complexe avec les singes de Gourdièges (si ce sont bien des singes), le singe étant traditionnellement plutôt connoté négativement. Mais de toute façon, ce que l’on voit bien, c’est qu’il s’agit aussi d’une marque personnelle ayant peut-être bien avant tout une valeur publicitaire. Vidal Vacher paraît célèbre dans le secteur pour la finesse de ses linteaux, particulièrement ceux où sont représentés des animaux et celui qu’il a signé et qui nous permet de le connaître est un de ceux-là.

 

     En parcourant la très abandonnée vallée de Brezons, une des plus belles émotions pour le marcheur est de tomber sans cesse sur les traces des anciens habitants qui étaient étonnamment nombreux il y a encore si peu. Parmi ces traces, les sculptures de deux maîtres maçons indigènes sont des témoignages précieux qui engagent le curieux à un jeu de piste passionnant. A la place d’une confrontation avec des créations anonymes ressortant d’une indistincte tradition, on a devant soi des objets que l’on peut rapporter à un homme bien précis (de la chair, des os et des idées à soi, tout comme vous et moi), doué de goûts et de passions personnelles débouchant sur un style reconnaissable. Autant dire, même si c’est un truisme, que des éléments de décors populaires aussi typiques que linteaux et croix étaient bien sculptés par certains de nos congénères et ne sont donc pas l’expression automatique d’une tradition toujours identique à elle-même et indifférente à la personne qui le réalise. Ce n’est pas rien de signer ses œuvres et ce qui est vrai pour la Renaissance et ses prodromes italiens l’est aussi dans le domaine de l’art rustique (4). On a là l’expression d’un individu qui s’affirme et qui revendique ses préférences et ses choix plastiques (quel que soit leur aspect élémentaire). C’est bien cette sorte d’assurance que vont développer et cultiver ensuite les différents créateurs d’environnements spontanés dont le premier, dans l’ordre chronologique, que l’on peut citer est François Michaud (5), le maître maçon de Masgot dans la Creuse qui orna ses demeures successives et son jardin d’extraordinaires sculptures, où toute sa technique professionnelle est sollicitée pour conduire à quelque chose de totalement neuf.

 

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Quatre dernières photos, sculptures de François Michaud à Masgot (Creuse)

 

    "Dans la mer trop souvent anonyme de l’art populaire", pour reprendre une image de Nicolas Bouvier, certains îlots minuscules mais clairement individualisés se détachent à peine de la surface de l’eau. Les découvrir en marcheur curieux et se soucier de reporter leur nom sur un nouveau type de portulan est en soi enthousiasmant. Ce ne sont pas les immanquables et majestueuses îles de grande singularité comme le sont les créations du facteur Cheval ou celles de l’abbé Fouéré, mais elles émergent sans doute d’un fond commun.

 

    Le tout est d’accorder à ces manifestations émouvantes l’attention qu’elles méritent. Pour finir et pour tirer la langue aux cloisonnements qui règnent trop souvent en la matière, voici un détail du linteau déposé du Bourguet.

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Toutes les photos illustrant cette note, sauf mention spéciale, sont d'Emmanuel Boussuge (2009)

(1). Cette photo a été prise par Roger Besse (1907-1968), qui filma et photographia avec une formidable régularité le Sud du Cantal et ses habitants, amassant une documentation extraordinaire sur le monde rural des années 40 aux années 60. La richesse de ce fonds a donné lieu à un spectacle, puis à un DVD intitulé L’œil du pharmacien (L’Auvergne imaginée, 2005) mêlant images et musique et que l’on peut chaudement recommander. On remarque au passage que l’agencement du "monument" a plus de 40 ans. Merci à Pascal Besse de nous avoir communiqué la photo.

(2). Le premier à avoir évoqué le nom de Vidal Vacher est Jean-Claude Roc, mais je n’ai malheureusement pas la référence de son livre sous la main.

(3). Sur les croix, l’ouvrage de référence est celui de Pierre Moulier, Croix de Haute-Auvergne (Créer, 2003), qui se base sur un recensement local d’une ampleur inégalée toutes régions confondues.

(4). Voir Bruno Montpied, Petite promenade dans l'art populaire du Rouergue dans Gazogène, Cahors, 1996.

(5). Voir Bruno Montpied, Formes pures de l’émerveillement dans Masgot, l’œuvre énigmatique de François Michaud, éd. Lucien Souny, Limoges, 1993 et François Michaud et les autres, quelques exemples d’environnements sculptés avant le Palais Idéal du facteur Cheval, dans Création Franche, septembre 2007, pp. 16-20.

 

23:07 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : chanssans, vidal vacher, françois michaud, emmanuel boussuge, croix de chemins, sculpture populaire |  Imprimer