Une vie dans les plis, le cas Clelia Marchi (14/03/2010)
Récupérée je ne sais plus où (les balades sur Internet brouillent la mémoire, tous les carrefours sont faits de références, mots, images qui se recouvrent et s'effacent dans leur sources), l'information du drap de Clelia Marchi m'est parvenue un jour. Il y a bien sûr un article en italien sur Wikipédia que je me suis traduit. Mais comment ai-je découvert son existence? Je ne sais plus. Je possède un entrefilet sur elle, découpé dans un magazine spécialisé pour les retraités, Notre Temps, qui a dû être publié vers 1995...
Il était une fois une paysanne italienne qui vécut toute sa vie de misère à Poggio Rusco en Toscane, non loin de Bologne, Venise (née en 1912, elle mourut à 94 ans en 2006)... Elle eut un mari, Anteo, et sept fils dont quatre moururent en bas-âge. Son époux lui aussi disparut prématurément, à la suite d'un accident. C'est après ce drame, en 1982, que Clelia décida de raconter sa vie de rude travail, de souffrance mais aussi d'amour sur un drap de 2 mètres sur 3, car il lui en restait de trop après la mort de son mari, disait-elle. Ce fut le support insolite de ce qui devint petit à petit, couverte de lignes serrées et minuscules, écrites en certains endroits à l'encre rouge, l'autobiographie d'une prolétaire moderne. Ces lignes font deux mètres de long, et une frise de poèmes orne le bas de ce drap devenu célèbre en Italie. Surtout depuis que la Fondation Mondadori décida de publier l'écrit en 1992 sous le titre "Gnanca na busia" (ce qui pourrait semble-t-il se traduire par Sans mentir). L'ouvrage obtint un franc succès, connaissant plusieurs réimpressions. Suite à l'intervention du maire de Poggio Rusco, que Clelia avait sollicité en 1985, le drap fut déposé aux archives nationales du journal intime de Pieve San Stefano qui sont situées à Arezzo (en France aussi il existe un centre de documentation qui se consacre à archiver ce même genre d'écrit, des autobiographies ; Philippe Lejeune en est il me semble l'un des fondateurs - sinon l'unique fondateur...). Ces archives, véritable "banque de la mémoire" selon Saverio Tutino, leur fondateur, conservent près de 2000 manuscrits autobiographiques, certains vieux d'une centaine d'années.
Au fond, écrire sur un drap quoi de plus naturel, et de plus inspirant aussi? Ils nous enveloppent contre le froid, nous servent parfois de linceul après avoir accueilli notre repos, nos songes, nos cauchemars et nos amours. Combien d'heures passons-nous entre eux? Il n'est que trop juste qu'ils recueillent aussi un jour nos confessions...
19:44 | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : clelia marchi, journal intime, littérature prolétarienne, mémoire du peuple, écrits bruts | Imprimer
Commentaires
Belle histoire. Clelia, ou la démonstration que sa vie n'a pas tenu qu'à un fil...
Écrit par : sandgirl | 16/03/2010
Inaugurons, vous avez raison, une série de calembours à venir.
En voilà une qui était dans de beaux draps... Etc.
Écrit par : Avatar Cariâtre | 16/03/2010
Certains prétendent que c'est un tissu de mensonges. C'est vrai, elle a un peu brodé. Mais personne n'est dupe tellement ce récit est cousu de fil blanc.
Écrit par : RR | 17/03/2010
Tirés à quatre épingles, pour de telles histoires ça ne fait pas un pli.
Écrit par : Valérie | 20/03/2010
Maheureusement, cette vie ne fut pas gravée dans l'étoffe dont on fait les rêves.
Écrit par : Arthur Gent | 20/03/2010
Excellents !
Et si l'on s'inspirait un brin d'André Breton ? Si, ainsi qu'il l'écrivit, « La poésie se fait dans un lit comme l'amour. Ses draps défaits sont l'aurore des choses. », le drap du récit de Clelia, dira-t-on, serait l'étoile de sa nuit...
Écrit par : sandgirl | 21/03/2010
Une vie de travail et de souffrance, en l'occurrence les draps défaits de Clelia sont l'horreur des choses. Ceux qui ne le comprennent pas peuvent toujours repasser...
Écrit par : RR | 21/03/2010
Très bonne citation en effet, parfaitement adaptée ici, et d'autant plus révolutionnaire quand on la rapporte à l'écrit d'une prolétaire.
Pourriez-vous cependant donner la référence de ces phrases? C'est dans quel ouvrage déjà? (Avec Breton, on a toujours plein de phrases de lui qui se baladent en nous sans se rappeler où on les a lues, signe de leur importance).
Écrit par : Le sciapode | 21/03/2010
Dans l'absence de la connaissance exacte du contenu de ce texte de drap, on ne peut vraiment juger s'il s'agit avant tout d'un récit "d'horreur des choses", une sorte de récit prolétarien qui ne dénonce rien (même si on ne peut s'empêcher de le redouter...). Ce qui me frappe avant tout dans ce cas, c'est le recul pris face à sa vie, le désir de l'inscrire sur la matière même de son aliénation, et donc le début d'une possible prise de conscience de "l'horreur des choses" qui peut déboucher à terme sur "l'aurore des choses"...
Nulle opposition donc ici entre Sandgirl et RR, à mon sens.
Écrit par : Le sciapode | 21/03/2010
Votre sens est le bon, nulle opposition en effet, la lumière émerge toujours de l'obscurité...
Écrit par : RR | 21/03/2010
Cher Sciapode,
RR semble du genre à aimer battre le fer (à repasser) quand il est chaud mais vous avez su apaiser son revers apparemment* sec en l'enveloppant d'un léger nuage de vapeur...
On sait si ça a été traduit en français ? Et que sont devenus ses trois fils survivants ? Il serait intéressant de savoir ce qu'aura pu représenter pour eux le récit fait par leur mère. Je demeure, comme vous, Sciapode, très impressionnée par cette détermination qui fit usage inhabituel d'un tel accessoire, par ce désir de raconter, de laisser ces traces... telles un au-delà de cette aliénation qui fut la sienne et qui manifesterait l'injustice de cette réduction ?
* Apparemment seulement, ce qui va de soi chez les pinces-sans rire auxquels il est malaisé de reprocher un tel pli. (Cela pour dire qu'en vérité, je ne l'ai pas du tout pris personnellement, si c'est ce que vous avez craint, cher Sciapode : vous voyez comme je file sa métaphore ?)
Écrit par : sandgirl | 22/03/2010
Il ne semble pas qu'il y ait de traduction.
Par contre un autre blog en a parlé avant moi, celui de "Mercerie ambulante" (http://mercerieambulante.typepad.com/mercerieambulante/2009/05/clelia-marchi.html) dont le titre est en rapport comme on voit, et qui apporte cette info selon laquelle l'écrivain Gérard Macé en 1991 a écrit une nouvelle, "Chanson de toile" qui traite du cas Marchi. Cela fait partie de son recueil "Vies antérieures", coll. Le Chemin chez Gallimard. Ce n'est pas la seule fois que cet écrivain montre sa sensibilité à l'égard des créateurs populaires.
Écrit par : Le sciapode | 22/03/2010
Merci de votre compréhention, Sandgirl, rien dans mon message ne vous était en effet personnellement destiné.
Écrit par : RR | 22/03/2010
Je vous remercie pour toutes ces informations, cher Sciapode. Mais je pense que le mieux pour moi serait quand même de me remettre éventuellement à l'étude de la langue italienne. Ce qui ne devrait pas m'empêcher de jeter un œil vers Macé.
Écrit par : sandgirl | 22/03/2010
Pour répondre à une question du Sciapode demeurée sans réponse, je rappellerai que ces deux vers d'André Breton ouvrent l'un de ses plus beaux poèmes, « Sur la route de San Romano », publié en 1948, et qu'on y peut lire, entre autres beautés définitives, ces paroles que rien ne saurait aujourd'hui démentir : « L'acte d'amour et l'acte de poésie / Sont incompatibles / Avec la lecture du journal à haute voix » et aussi : « L'étreinte poétique comme l'étreinte de chair / Tant qu'elle dure / Défend toute échappée sur la misère du monde ». Seuls des esprits malveillants acquis au misérabilisme stalinien ont pu voir dans cette dernière proposition l'expression d'un repli élitiste hautain; Breton ne procède aucunement à un déni de la misère, mais rappelle que le moment de l'étreinte charnelle ou poétique nous soustrait temporairement à son emprise, ce qui a pour effet d'accroître et de renforcer notre être, et donc de mieux comprendre et combattre cette misère qui nous assiège.
Écrit par : L'aigre de mots | 22/03/2010
Je n'aurais pu voir en eux "un repli élitiste hautain", mais que certains l'utilisent comme paravent à un aveuglement volontaire et une dureté, qui sait...
Écrit par : sandgirl | 22/03/2010