Un DVD rien que pour Jacques Brunius (29/04/2012)
Brunius a désormais un DVD à lui seul consacré. C'est Doriane films et les films de l'Equinoxe (ces derniers étant les gérants des droits relatifs à Brunius, ils s'occupent aussi du fonds Denise Bellon, la photographe belle-soeur de Brunius, avec qui ce dernier collabora à plusieurs reprises, notamment sur le Palais Idéal du Facteur Cheval) qui patronnent cette sortie toute récente.
Couverture du DVD Jacques Brunius, Un cinéaste surréaliste, éd. Doriane Films et les Films de l'Equinoxe, sorti en mars 2012
Quatre films, tous des documentaires, sont ainsi édités dans ce DVD: Autour d'une évasion (ultra rare; 65 min., 1931), Violons d'Ingres (30 min. ; 1937 ; déjà réédité dans le triple DVD Mon frère Jacques de Pierre Prévert,), Records 37 (28 min, 1937), ces trois derniers films ayant été tous restaurés par les Archives Françaises du Film et le CNC, et enfin Sources noires (38 min. ; 1937 ; docu "artistique" sur l'industrie pétrolière).
Brunius, j'en parle souvent ici, c'est un homme qui me fascine et m'enchante. Par sa rigueur, son côté impitoyable aussi, dont on se fera une idée précise en lisant son livre de 1954, En marge du cinéma français, où il se livre en de certaines pages à des exécutions d'une rage inouïe (sur Cocteau notamment où sa verve anti Cocktail -un cocteau, des cocktails- fondée par rapport à certains des films de ce poète mondain -je pense notamment au Sang des Poètes d'une mièvrerie et d'un formalisme creux insupportables- dérape dans l'injustice lorsqu'il se livre à une descente en flammes de la Belle et la Bête ; on sait cependant à quel point Cocteau était haï des surréalistes, au point de faire dire à Philippe Soupault, comme le cite Jean-Pierre Pagliano dans son Brunius à l'Age d'Homme en 1987 (note 108, p.136): "Nous nous [les surréalistes] sommes éloignés du cinéma parce qu'il était aux mains de truqueurs comme Cocteau" ; ce genre de phrase est à retenir dans une histoire du cinéma et du surréalisme il me semble...). Brunius était un de ces passionnés, –de cinéma d'abord– qu'aucune tiédeur ne retenait de lâcher les chevaux. Son livre montre par ailleurs aussi quel redoutable théoricien du cinéma il pouvait être. La réunion des quatre films de ce DVD, mis en relation avec son livre, met en évidence en particulier son goût et son désir de promouvoir un cinéma de montage, au rythme particulièrement rapide (parfois même un peu trop rapide, empêchant de savourer les raccords, les analogies... comme dans Records 37, les plans sur le thème de la roue mise en parallèle avec les cercles concentriques générés par le jet d'un caillou dans l'eau par exemple). Il était là dans le droit fil des théories surréalistes s'inspirant de la phrase célèbre de Pierre Reverdy (que cite Brunius dans son livre, p. 128 de l'édition originale des éditions Arcanes): "[L'image poétique] ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique..." (Nord-Sud, mars 1918). Des "rapports lointains et justes", on les illustrera par exemple par ce rapprochement juste des formes des différentes roues avec des ronds dans l'eau, matières et objets pourtant éloignés les uns des autres dans la réalité.
Lui qui fut admiratif de cinéastes comme Jean Renoir (avec qui il collabora comme assistant -dans La Vie est à nous- et comme acteur -dans Partie de Campagne et Le Crime de Monsieur Lange), ou encore René Clair, Alberto Cavalcanti, Walter Ruttman, ou bien Luis Bunuel (dont il fut l'assistant sur L'Age d'Or), rêvait en effet d'un cinéma qui devait permettre, dans la continuité des films des avant-gardes des années 20, d'apporter un souffle nouveau basé sur les rapports égalitaires et complémentaires entre images toutes faites, tournées par d'autres (exemples des images d'actualités), musique, bruitage, et sous-titres. Brunius, en particulier voulait réformer l'usage du commentaire dominant par rapport aux autres langages du cinéma (image, bruits...).
Dans Records 37, l'oreille du spectateur entend médusée ces mots, "Ni dieu, ni maître..." chantés en arrière-plan sonore (à moins que ce ne soit au premier plan?) sur un poème de Paul Valéry, alors que le film continue simultanément et imperturbablement de dérouler sa litanie d'émerveillement devant les améliorations apportées au monde moderne par les différentes techniques ingénieuses qu'il nous présente.
Le livre En marge du cinéma français dont maints chapitres ont été rédigés apparemment les années précédentes paraît déplorer que les recherches de montage, notamment de bandes d'actualités (comme dans Autour d'une évasion, où Brunius récupéra des images de Silvagni tournées en Guyane d'après l'enquête d'Albert Londres sur les bagnes, ainsi que les images rares, volées, filmées de derrière des persiennes entrebaillées par Gaston Chelle, opérateur de Pathé-Gaumont, montrant l'embarquement de bagnards à Saint-Martin-de-Ré dans les années 20 (ceci est révélé dans l'instructif et synthétique livret du DVD par Nathaniel Greene), images qu'il entrelaça à des séquences qu'il filma à Paris avec Eugène Dieudonné, ancien anarchiste ayant fréquenté la Bande à Bonnot et condamné injustement au bagne en Guyane), le livre de Brunius déplore que ses recherches de montage n'aient pas été reprises par d'autres. Cependant, au même moment (au début des années 50) les lettristes, tels Isou avec son Traité de Bave et d'Eternité où bande-son et bande-image se séparent à un moment du film de façon discrépante comme le qualifia Isou, ou tel Guy Debord qui fit au même moment des films sans images (Hurlements en faveur de Sade) puis par la suite dans ses films situationnistes des films de montage de bandes d'actualités et autres films tout faits, publicitaires entre autres, qu'il détournait, représentent à l'évidence des héritiers des théories cinématographiques de Brunius et autres surréalistes.
Alphonse Benquet, portrait de sa femme Marie, 1889, coll. Rassat, ph. Bruno Montpied (sculpture inédite)
Brunius qui ne s'en tint pas là, comme je ne cesse de le rappeler ici et là, devançant également Dubuffet et l'art brut par son film de 1937 Violons d'Ingres qui évoque diverses figures de l'art populaire comme le Facteur Cheval, l'abbé Fouré, Alphonse Benquet, Auguste Corsin, Alphonse Gurlhie, le Douanier Rousseau, divers artistes naïfs, associés à des figures excentriques populaires (le Diable Rouge), des inventeurs et des artisans populaires, tous représentants d'une persistance du génie de l'enfance se prolongeant à l'âge adulte. Autour d'une évasion, film d'une audace étonnante pour l'époque, puisqu'il traite dans la suite des enquêtes d'Albert Londres (voir son livre sur Dieudonné, L'Homme qui s'évada et celui sur les bataillons d'Afrique, Dante n'avait rien vu, réédités au Serpent à Plumes), des conditions faites aux bagnards, montre à un moment dans les mains de Dieudonné un rouleau de peau humaine conservé en raison des tatouages qu'il recèle, tatouages que l'on voit dans un autre passage du film, dans les images de Silvagni en train d'être apposés sur les bras et les épaules des bagnards par des compagnons d'infortune.
Dieudonné déroulant la peau tatouée dans Autour d'une évasion
L'opération de tatouage dans Autour d'une évasion
Il reste à espérer que ce DVD soit le premier d'une série qui ne pourra se limiter sans doute qu'à deux compilations, la deuxième se consacrant à ses films tournés en Angleterre après la Seconde Guerre. Car on sait que Brunius, fuyant les Nazis, alla vivre là-bas, revenant de temps à autre après guerre voir ses amis et parents sur le continent, continuant à fréquenter le cercle surréaliste notamment, jusqu'à sa mort en 1967, la veille d'une grande exposition surréaliste à Londres qu'il avait grandement contribué à organiser (on le voit témoigner sur Jacques Prévert dans le film de Pierre Prévert Mon Frère Jacques en 1966, rare moment de présence personnelle devant une caméra, en dehors de ses rôles de comédien).
D'autres films furent réalisés par lui durant sa période anglaise (j'en ai évoqué un, Somewhere to live, dans la note ici et là en lien), et notamment un film pour enfants, To the rescue (A la rescousse) en 1952, qu'il fit avec Richard Massingham que Pagliano présente comme "une sorte de pionnier, réinventant le cinéma pour son usage personnel", une sorte de "cinéaste du dimanche", bourré d'humour et d'esprit carrollien, goût qu'il partageait avec Brunius qui réalisa pour la radio française en 1966, un an avant sa mort, une émission fleuve d'environ huit heures sur Lewis Carroll (rediffusée en 1986 sur France-Culture : faudra-t-il attendre 2016 pour la réentendre? Qu'attend-on pour l'éditer en coffret?). Ce film fut apparemment la seule incursion de Brunius dans le domaine de la fiction, sorte de poursuite burlesque, nous dit toujours Jean-Pierre Pagliano, en hommage au cinéma comique des premiers temps. Il reçut le prix du meilleur film pour la jeunesse au festival de Venise 1953. On aimerait bien le voir...
A noter en bonus: le Palais Idéal d'Ado Kyrou (1958, déjà réédité en même temps que le film de Claude et Clovis Prévost sur le Facteur Cheval dans un autre DVD produit par le Palais Idéal de Hauterives), surtout une éclairante "rencontre autour de Brunius" au Lux, scène nationale de Valence (le 16/10/2010), avec Eric Le Roy (CNC, Archives Françaises du Film, Films de l'Equinoxe), Christophe Bonin, l'ancien directeur du Palais Idéal aujourd'hui nommé à d'autres responsabilités culturelles dans la Creuse, et Jean-Pierre Pagliano (rencontre que j'avais signalée en son temps sur ce blog), une "chronologie" de J-B. Brunius et un diaporama de photos de films et de dessins de Brunius.
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Commentaires
Son goût et son désir de promouvoir un cinéma de montage au rythme particulièrement rapide est sans doute également à mettre en relation avec un Dziga Vertov par exemple qui avait lui aussi expérimenté et théorisé un peu plus tôt, il me semble, cette nouvelle approche cinématographique non narrative.
Écrit par : RR | 30/04/2012
Je connais assez mal Dziga Vertov dont je n'ai vu que "l'Homme à la Caméra" (au reste film remarquable). Il me semble que Brunius ne le cite pas dans son livre. Ce qui doit être souligné dans cette histoire de défense du film de montage par Brunius, c'est l'esprit de collage et de détournement surtout. Brunius cite Max Ernst dans son ouvrage, et insiste sur le fait de récupérer des images toutes faites venues d'archives variées. Il donne dans "En Marge du cinéma français" quelques exemples de cinéastes l'ayant précédé dans cette voie: Jean Epstein dans "Photogénie" (1925), Walter Ruttman dans la "Mélodie du Monde" (1930), Paul Gilson dans un film fait entièrement selon Brunius d'un montage d'actualités, "Manière de croire" (1930 aussi). Est-ce que Vertov utilisait le montage ainsi, à partir de matériaux pré-existants, dans une sorte de collage détourneur?
Écrit par : Le sciapode | 01/05/2012
Selon ce que je connais de son cinéma, je ne pense pas que Vertov ait utilisé dans ses montages des matériaux pré-existants (encore que dans l'homme à la caméra. je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas des plans de manifestations tirées d'archives d'actualité, mais il faudrait vérifier) Je vous accorde qu'il n'y a sans doute pas de sa part d'intention de détournement proprement dit comme a pu le théoriser Brunius, mais ses montages n'en restent pas moins des collages de plans apparamment disparates (tournés par lui-même) qui par leur mise en relation et par le rythme adopté, créent des séquences cinématographiques qui évoquent ce que vous décrivez à propos du film de Brunius Records 37.
Écrit par : RR | 01/05/2012
Je me demande si le cinéma de Vertov était bien connu en France avant ces années 1950. En consultant après votre commentaire le livre d'Ado Kyrou, "Le surréalisme au cinéma" (édition originale de 1953), j'ai trouvé ces lignes expéditives de l'auteur à propos de Vertov (Ado Kyrou n'en était pas à une près il est vrai, car son livre est l'ouvrage d'un passionné et d'un fanatique, sympathique cela dit -on y trouve maintes références à des films complètement inconnus et néanmoins passionnants):
"Si Dziga Vertov et son "Ciné-Oeil" nous semblent aujourd'hui primaires et franchement ennuyeux parce que réalistes dans le sens le plus obtus du mot...". Dziga Vertov aurait donc été perçu comme réaliste dans les cercles surréalistes? On se demande s'il n'y a pas eu malentendu.
Kyrou était un admirateur de Brunius, il réalisa comme vous le savez un film sur le Facteur Cheval en 58 qui est comme un prolongement de la séquence sur le même Facteur dans "Violons d'Ingres". Et comme je l'ai signalé dans ma note, ce film est réédité dans les bonus du Brunius en DVD.
Écrit par : Le sciapode | 01/05/2012
Je ne pense pas qu'il y ait eu malentendu, je crois par contre que les films de Vertov ont été qualifiés de réalistes par les surréalistes car ils étaient, il est vrai, à visée propagandiste. Aussi, à une époque où une partie des surréalistes se détournaient de Moscou, même les inventions formelles que Vertov mettait en oeuvre dans son cinéma n'étaient sans doute pas de nature à retenir leur attention.
Écrit par : RR | 01/05/2012
En relisant plus attentivement ces jours-ci "En marge du cinéma français" paru aux éditions Arcanes en 1954, je suis tout de même tombé sur un passage où Brunius manifeste, comme Kyrou, qu'il ne portait pas bien haut dans son estime Dziga Vertov. Voici ce qu'il écrit (à la suite d'un développement sur Jean Vigo que par contre il portait davantage dans son cœur, en particulier pour son magnifique court-métrage "A propos de Nice" ; p.158): "Si l'on songe qu'au départ l'auteur [Jean Vigo] se présente comme un disciple de Dziga Vertov, on constate qu'une théorie aussi entachée de lapalissade que le Ciné-Œil-Miteux n'est en fait gênante que lorsqu'on en parle [en italiques dans le texte pour ces quatre derniers mots], mais peut fort bien inspirer à un homme comme Vigo un film authentiquement lyrique sans aucune ressemblance apparente avec les pages d'écriture appliquée du théoricien russe."
Écrit par : Le sciapode | 01/09/2015
Vertov, dans sa pseudo modernité et ses apories théoriques gonflées de suffisance, est bien sûr éminemment ennuyeux et si vous voulez voir d'autres images que ces choses-là, dans le domaine soviétique", allez plutôt regarder "Aélita" de Protozanov (1924), ou encore mieux le délicieux "Ma Grand-mère" de Mikabéridzé (1929). Mais bien sûr, c'est Vertov que les historiens d'art amateurs de grosses ficelles bien visibles comme des câbles de ponts suspendus ont mis en avant.
Écrit par : Régis Gayraud | 03/09/2015
Sur le peu d'intérêt marqué par les surréalistes à l'égard du cinéma de Dziga Vertov, on peut noter que Robert Desnos ne mentionne jamais son nom dans ses critiques cinématographiques, alors qu'il fait grand cas des films d'Eisenstein ou même de «Tempête sur l'Asie» de Poudovkine.
Écrit par : L'aigre de mots | 05/09/2015
Personnellement, je ne me suis jamais appuyé la lecture des théories de Dziga Vertov, ce qui m'a donc peut-être évité une bonne crise d'ennui. Je me borne à dire qu'en visionnant il y a déjà quelque temps "L'Homme à la Caméra", j'ai trouvé le film plutôt bon et surprenant. Ce à quoi je ne m'attendais pas, étant donné les avis toujours entendus par moi à ce sujet dans le milieu intellectuel que je fréquentais.
Écrit par : Le sciapode | 06/09/2015
Visionnez donc un peu « Trois chants pour Lénine ». Vous adorerez...
Écrit par : L'aigre de mots | 06/09/2015
Drôle de manière de répondre au sieur sciapode. Le Vertov a fait aussi un film du genre culte de la personnalité, c'est ça? La belle affaire. Est-ce que ça rend "L'homme à la caméra" moins intéressant? Par rétroaction?
Écrit par : E.Alors | 07/09/2015