Dictionnaire du Poignard Subtil (11/09/2017)
ENSEIGNEMENT :
"17 janvier 1941.
Jamais tant d'hommes en Europe ne surent lire, et jamais cependant il n'y eut tant de bêtes de troupeau, tant de moutons. Un homme d'autrefois qui ne savait pas lire se sauvait par la méfiance. Il se savait ignorant, aussi bien qu'un Descartes, et était en garde contre quiconque parlait trop bien. Il pensait seul, ce qui est l'unique manière de penser. Un homme d'aujourd'hui qui a appris à lire, écrire et compter, n'est par rien protégé contre sa vanité. Un diplôme certifie son savoir. il y croit, il en est fier. Il lit le journal, il écoute la radio, comme les autres, avec les autres. Il ne pense plus jamais seul. Il croit ce que lui disent le journal, la radio, comme les autres, avec les autres. Il est livré à la publicité, aux propagandes. Une chose est vraie dès qu'il l'a lue. La vérité n'est-elle pas dans les livres. Il ne pense pas que le mensonge y est aussi.
Je le vérifie tous les jours. Notre enseignement est beaucoup trop un enseignement des résultats. Il n'entretient trop souvent qu'une faculté pédante et une mémoire docile. Cent jeunes gens à qui je parle sont bien plus savants en géométrie que ne l'était Euclide, mais peu d'entre eux sont capables de faire réflexion qu'Euclide est un grand géomètre et eux, rien. Plus que les résultats des sciences, il faudrait enseigner leur histoire, révéler aux esprits ce qu'est une intelligence dans son action et son mouvement, communiquer le sens profond de la science, faire comprendre qu'un savant n'est pas un homme qui sait mais un homme qui cherche, accablé et exalté tout ensemble par l'idée de ce qu'il ne sait pas. ainsi ferait-on des hommes indépendants et forts et non des bêtes vaniteuses et serviles."
Jean Guéhenno, Journal des années obscures.
01:29 | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : citatins, enseignement, moutons de panurge, servilité, jean guéhenno, occupation allemande, indépendance d'esprit, penser seul | Imprimer
Commentaires
Oh que ce texte est clairvoyant ! Si le fantôme de Guéhenno regarde par-dessus l'épaule de n'importe quel ado ou post-ado (ou même très vieil ado) en train de se baguenauder sur les réseaux pas si virtuels que ça, il doit glousser plus souvent qu'à son tour.
Toutefois, je constate que l'Attraction-Répulsion de cet auteur envers les livres le conduit à glorifier un peu vite la méfiance chez "les hommes d'autrefois qui ne savaient pas lire" ... C'est oublier que l'analphabétisme est tout bénéfice pour les religions et leurs sbires.
Écrit par : Cécile | 11/09/2017
Oui, on peut interpréter dans le sens que vous dites "l'homme d'autrefois" dont parle Guéhenno. Mais je vois ces mots clairement articulés autour de la phrase qui me paraît cardinale: "Il se savait ignorant (...) Il pensait seul." Et l'analphabétisme n'est pas synonyme de stupidité. A côté de la culture lettrée et alphabétisée, il y avait une culture orale.
Mais certes, vous avez raison, le poids de la pensée commune, sa pression sur les âmes, imprégnée de religion ou d'autres idéologies, existaient tout autant chez les analphabètes que chez les lettrés.
Ne glorifiez pas non plus la culture lettrée. Les bourreaux nazis écoutaient du Mozart avant d'aller commettre leurs crimes de masse.
Chez Guéhenno, il n'y a pas comme vous dites "d'attraction-répulsion" envers les livres. C'est à l'enseignement qu'il en veut avant tout, me semble-t-il, pas aux livres. Ce qu'il pointe ici, c'est comment enseigner l'indépendance d'esprit.
C'est ce que j'ai personnellement toujours tenté de faire durant ma vie avec tous ceux que j'ai rencontrés, au risque de beaucoup de déboires...
Écrit par : Le sciapode | 11/09/2017
Le sujet n'est pas exactement le même mais il résonne pourtant étonnement avec cette citation. Voici un interview récente d'Emmanuel Todd centrée sur une critique de "l'élitisme de masse" phénomène lié non pas à l'alphabétisation mais à une nouvelle stratification éducative en train de se figer : http://www.liberation.fr/debats/2017/09/06/emmanuel-todd-la-cretinisation-des-mieux-eduques-est-extraordinaire_1594601
Écrit par : Emmanuel Boussuge | 11/09/2017
J'ai lu l'entretien, et comme souvent, quand j'entends ou lis ce Todd, rien ne marque, j'ai l'impression d'avoir goûté à de la bouillie pour les chats.
Écrit par : Le sciapode | 12/09/2017
Vous voilà bons pour entrer tous à l’Encyclopédie des Nuisances ou au Club des Ronchons...
Précisons : 1) D’abord, je n’aime pas trop qu’on s’en prenne à la jeunesse, Madame Cécile, et je précise que ce n’est pas par je ne sais quel jeunisme, mais simplement parce que je le constate tous les jours, les jeunes que je croise aujourd’hui (dans mon métier, par exemple) sont tout aussi peu cultivés (et encore, ce n’est pas sûr, il y a davantage de belles exceptions qu'autrefois) mais sont sans aucun doute bien plus malins que les lourdauds qui peuplaient les écoles de notre enfance, et même que les étudiants que je croisais (là aussi dans mon métier) il y a vingt-cinq ans. Désolé, mais je crois bien que dans les cavernes déjà, il y avait des gens sur le retour d’âge qui pour se rendre intéressant et aussi pour oublier leur propre échec, grommelaient de trucs comme : « On taillait mieux les silex, dans le temps ». Ce genre de déblatérations de salles de profs est bien connu, cela fait un bon quart de siècle que je l'entends chez les enseignants les plus ratés qu’il m’est donné de croiser, en fait, tout simplement ceux qui n’ont plus l’envie de faire leur travail : cela leur donne un excellent prétexte pour baisser les bras, c’est-à-dire baisser le niveau de leurs cours. 2) je préfère, à tout prendre, la bonne raillerie joyeuse et acérée d’un Galtier-Boissière aux phrases mollassonnes d’un Guéhenno qui sentent le futur décoré de la Légion d’honneur. Ces propos sont quand même bien réactionnaires et laissent entendre que nous, nous pouvons être cultivés, car nous sommes de vieille race de cultivés, mais qu’eux, les gueux, il vaudrait mieux, y compris pour eux, qu’ils restent dans l’obscurité. Cette condescendance-là, c’est, au passage, exactement tout ce que je déteste dans certains passages d’Asphyxiante culture...
Écrit par : Régis Gayraud | 11/09/2017
Bien parlé le Régis !
Écrit par : Zébulon | 11/09/2017
Je proteste contre l'accusation de racisme anti-jeunes : j'ai écrit aussi "très vieil ado" ! D'ailleurs mon sarcasme s'adresse aussi à moi-même, vieille barbonne qui, loin de glorifier l'art ancien de tailler les silex (quoique ... Les paléo-sup auraient sans doute énormément de choses à nous apprendre), me baguenaude parfois sur les réseaux et y gobe ma ration de "fake news".
Quant à confondre analphabétisme et stupidité, cela m'est impossible puisque j'ai la chance de compter parmi mes amis une dame algérienne de mon âge, issue d'une famille trop pauvre pour avoir le droit d'aller à l'école de la France colonialiste : la finesse intellectuelle de mon amie illustre exactement ce qu'écrivait Guéhenno à propos des gens qui pensent seuls et se sauvent par la méfiance.
En tout cas je vois avec plaisir que le choix de votre texte, cher Sciapode, provoque d'intéressantes réactions. Quatre-vingts ans d'âge et plus explosif que mollasson ... J'en suis verte de jalousie.
Écrit par : Cécile | 12/09/2017
Ah, le Zébulon, toujours prêt à hurler avec les loups...
Écrit par : Le sciapode | 12/09/2017
Bien parlé le Sciapode !
Écrit par : Zébulon | 12/09/2017
Il n'y a rien là-dedans de réactionnaire, Régis, permettez-moi de vous le dire. Vous tombez dans le panneau, vous foncez sur la muleta de l'écrivain académique qu'il faut absolument dégommer parce que ça fait partie des choses fixées une fois pour toutes... Vous êtes dans le contresens parfait. Vous n'avez pas vu la date où ces mots furent écrits. Un temps où pas mal de moutons bêlaient en cœur pour dénoncer ceux qu'il fallait jeter dans les camps. "Votre" Galtier-Boissière le raconte lui aussi ("Mon journal pendant l'Occupation").
Guéhenno, ici, encore une fois, ne milite pas pour une gueusaille qui devrait être maintenue dans l'analphabétisme - nous n'avons pas lu pareil - il fait seulement l'éloge de la pensée indépendante des coteries, des pressions, de la pensée médiatique qui était en train de prendre son essor dans ce milieu du XXe siècle. Et il pointe un paradoxe, apprendre à lire, n'est pas apprendre à ingurgiter sans passer au tamis ce que l'on lit. C'est valable pour les ados comme pour les vieux barbons.
Écrit par : Le sciapode | 12/09/2017