Un musée de l'art médiocre à Dedham, Massachusetts (18/10/2009)
Dans la problématique de la valeur des oeuvres d'art, on versera au dossier l'existence d'un Musée de l'art médiocre (ou moche, voir dans les commentaires ci-dessous) aux Etats-Unis, le MOBA (museum of bad art). Il m'a été signalé par l'animateur de l'émission de radio Song of praise, Cosmo Helectra. Cela faisait suite à des discussions que nous avions eues au sujet de la vogue qui sévit aux USA autour des collections d'oeuvres trouvées dans les dépôts-ventes et autres brocantes, dans les décharges, dans la rue, etc., oeuvres qui possèdent un aspect bizarre, difficile à classer dans l'une ou l'autre des catégories en usage telles que l'art brut, l'art naïf, l'art populaire. Des oeuvres étranges que le regard hésite à taxer d'idiotie, leurs apparentes maladresses pouvant recéler quelque langage nouveau, pas encore perceptible à notre époque. Des oeuvres inclassables, véritablement inclassables. Cosmo m'a ainsi montré un bouquin édité aux USA, intitulé Thrift store paintings (peintures de dépôts-ventes), qui présentent un certain nombre de ces tableaux effectivement fort insolites, d'un surréalisme involontaire semble-t-il dans certains cas (quoique... Un certain nombre d'entre elles paraissent en même temps mal digérées de ce dernier mouvement, l'inspiration, et la technique, étant le plus souvent défaillantes...).
Je donne ici quelques exemples pris sur internet, venus d'horizons hétéroclites, comme l'image ci-dessous piquée sur un site dédié au ping-pong:
Certains artistes, bien documentés, se sont mis, toujours aux USA, dans l'esprit d'Asger Jorn, à repeindre ou à faire des collages sur les peintures de dépôts-ventes. Que l'on se reporte par exemple à cette artiste contemporaine américaine (née en 1934), Margot Bergman, dont cela paraît être le procédé permanent (de fort beaux résultats). On se souvient que cela n'est pas nouveau, Jorn, dont j'ai déjà parlé sur ce blog, a eu une période où il exécutait des modifications sur des croûtes achetées aux Puces, affirmant par ailleurs admirer la banalité pure de ces tableaux anonymes, y ajoutant sa patte (et sa pâte). La rencontre des deux styles nous a laissé des oeuvres très attachantes. Il apparaît à la lumière du déferlement actuel des modificateurs sur croûtes comme un véritable précurseur.
Cependant, le projet du MOBA paraît quelque peu différent. Sur leur site, ils affirment vouloir donner toute sa place au mauvais art, une place aussi grande que celle accordée à l'art établi comme bon art (leur slogan est "Un art trop mauvais pour être ignoré"). Il entre bien entendu là-dedans une part de provocation et d'humour qui sonne très pataphysique. Leur démarche est quelque peu ambiguë, ne sont-ils pas moqueurs, dépréciatifs sous couvert de reconnaissance du mauvais art? Veulent-ils simplement donner à voir des pièces médiocres pour réenraciner par contraste la valeur des oeuvres traditionnellement établies qu'une certaine relativisation généralisée des valeurs, très contemporaine, menace actuellement, dans notre époque post-avant-gardiste? Des questions sont posées à ce sujet sur le blog des éditions Cynthia 3000 qui sont par ailleurs à l'origine de la CAPUT dont j'ai déjà parlé ici (Collection d'Art Populaire et de l'Underground Tacite, qui se constitue à partir d'oeuvres d'inconnus retrouvées dans les brocantes là aussi), dans une réponse des animateurs du blog à un autre commentaire que votre serviteur leur avait laissé il y a quelque temps.
Autre remarque, ce projet de constituer une collection d'art médiocre me fait aussi beaucoup penser au fond à la reprise du projet primitif de l'écrivain Georges Courteline qui au début du XXe siècle collectionnait les peintures d'amateurs en les recouvrant du terme générique de "musée des horreurs" (ce qu'il modifia à la fin de sa vie, lorsqu'il voulut les revendre, en "musée du labeur ingénu"...). Il se livra dans différents articles à une recension de ses trouvailles - de fort belles peintures à la poétique naïveté du reste - qu'il accompagna cependant de commentaires narquois, se gaussant par en dessous des tableaux qu'il avait acquis par esprit de dérision (au début en tout cas). André Breton se moqua à son tour de lui en traitant son état d'esprit de "bon sens éculé", "la croissante misère psychologique "(de Courteline) "cherchant dans les sarcasmes à se libérer de l'éternelle peur d'être dupe" (voir le texte de Breton, Autodidactes dits "Naïfs", dans Le Surréalisme et la peinture).
15:04 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : moba, art nul, art des dépôts-ventes, art modeste, bad art, asger jorn, courteline, andré breton, margot bergman | Imprimer
Commentaires
Au sujet du MOBA (que j'avais proposé en français MAM Musée de l'art moche), j'ai publié un article dans le "Correspondancier du Collège de 'Pataphysique" n°6 sous la signature Alyssa Buet.
Tristan Bastit
Écrit par : Tristan Bastit | 19/10/2009
merci pour toutes ces ramifications, encore des pistes à suivre pour moi.
En musique c'est pareil, c'est dur de définir ce qui peut être attractif dans certaines "mauvaises musiques", c'est dans ces micro (ou macro !) failles dans le code esthétique que nait l'attirance pour une oeuvre hors norme, je crois.
Comme la recette de la Faille n'existe pas, il faut se laisser guider par la magie.
Écrit par : Cosmo | 19/10/2009
"art médiocre" nous paraît une traduction bien euphémisante...
N'oublions pas de rappeler cette info à verser à un autre dossier, très proche, celui de la grande relativité des jugements esthétiques : le Musée des horreurs de Courteline contenait deux toiles du Douanier Rousseau ! Comme quoi même le "bon sens éculé" mène à la 'pataphysique.
Au sujet des modifications de peintures : les artistes d'aujourd'hui le font-ils vraiment "dans l'esprit d'Asger Jorn" ? qui, lui, non seulement le faisait dans un certain contexte, celui d'une réflexion, qui n'a plus lieu d'être aujourd'hui, sur le medium peinture, mais aussi avait une pensée bien particulière et ambivalente. Les modifications d'aujourd'hui ne relèvent-elle pas plus du simple procédé, de la recette, d'un "artisme" tel que décrié par Rumney et, justement, Jorn qui, sans doute, ne serait pas très heureux de se savoir le "précurseur" d'un art sans imagination, dupliquant à l'infini le même geste ?
Écrit par : Cynthia 3000 | 20/10/2009
"un art sans imagination, dupliquant à l'infini le même geste "
moi j'aime bien quand une "avant-garde" devient une tradition, c'est qu'elle a réussi, non ? Pour reprendre le parallèle de la musique, j'apprécie les musiques aventureuses, mais j'ai aussi un grand plaisir à écouter des groupes de musique dites traditionnelles ou des musiciens qui reprennent des recettes de la musique électronique des années 50 à aujourd'hui (j'en fais partie).
Jorn a fait des modifications d'oeuvres et on ne devrait plus en faire ?
Les dadas ont fait du collage et on ne devrait plus en faire ?
Alors que dire de la peinture et de la sculpture ?
Faut-il être à tout prix original ? (Ou tomber dans la quête du vide et de la transgression à tout prix d'un certain art dit contemporain ?)
Sinon Cynthia 3000, j'apprécie particulièrement vos trouvailles de brocantes et vide-greniers, moi faute de place par "censure familiale" je ne m'adonne pas à ce "vice" dans lequel je fondrais volontiers...
Écrit par : Cosmo | 21/10/2009
Oui, oui, Cynthia 3000, l'artisme est envahissant, certes... Et il doit y en avoir chez ces Artistes américains qui réemploient un procédé pour se faire une notoriété à bon compte. Tics, tics, et tics, disait l'autre. Mais, ne faisant que survoler le champ comme c'est un peu l'usage avec Internet, je suis tombé en arrêt sur cette Margot Bergman, née seulement 20 ans après Jorn, et étant de la même génération que l'ami de Jorn, Guy Debord (ces questions d'âge étant certainement leurs seuls points communs).
J'y ai retrouvé une préoccupation, ou simplement un goût du mélange, de la confrontation, de la recherche aussi peut-être d'une synthèse entre des valeurs différentes, des savoirs différents, afin d'élaborer une tentative de dépassement de la fameuse "grande relativité des jugements esthétiques" dont vous vous faites l'écho dans votre commentaire.
Mêler sa voix d'artiste instruit à celle d'un autodidacte banal ou naïf, ou brut (pensons aussi à Arnulf Rainer et à ses dessins sur les lithographies des pensionnaires de Gugging), afin de trouver une synthèse nouvelle, cela peut être vu comme une belle quête, en dépit du fait qu'on ne questionne plus le médium peinture (tant pis pour ceux qui ne le font plus, qu'ils nous le laissent, à nous autres amants des images matériellement construites des périodes post-avant-gardes, nous autres qui sommes peut-être le rêve d'un peuple de créateurs enfin démocratiques).
Chez ceux que l'on appelle les Singuliers (qui sont pour moi les créateurs semi professionnels, primitivistes dans leur esthétique, autodidactes en matière de savoirs et de techniques, qui se situent entre art brut et arts d'avant-gardes du passé), on trouve d'autres peintres qui ont effectué des "modifications". Je pense à Noël Fillaudeau par exemple (ses "Métamorphoses"), ou à son ami Chaissac qui détournait des tableaux de Gleizes. Une histoire des modifications en art serait fort enthousiasmante. Elle montrerait par exemple qu'elle n'est pas seulement à interpréter en termes de détournements politiques. On pourrait aussi les comparer à d'autres tentatives de travaux collectifs, les cadavres exquis des surréalistes , les fresques et autres travaux en commun de COBRA, du groupe SPUR...
Pour ce qui est de Courteline, tout le monde a le droit d'évoluer. Il n'en reste pas moins que Breton avait raison de s'attaquer aux premiers jugements de l'homme du "musée des horreurs".
Écrit par : Le sciapode | 21/10/2009