Les artisans du bagne à Chartres en attendant les artistes du bagne à La Seyne-sur-Mer (09/02/2010)

   Michel Thévoz, dans son ancien ouvrage sur l'art brut paru chez Skira en 1975, notait qu'on trouvait infiniment moins de travaux artistiques chez les prisonniers de droit commun que chez les pensionnaires d'hôpitaux psychiatriques. Surtout, les prisonniers, notait-il encore, restent responsables de leurs actes, tandis que les aliénés en sont déchargés. L'expression chez ces derniers devient du coup "sa propre fin". "La contrepartie de sa déréliction, c'est la licence de s'exprimer gratuitement", écrit-il aussi. L'art brut s'est constitué des collections d'expressions de ce type, dites "inventives", parce que marquées très profondément par l'abandon des "normes de communication" (il rassemble aussi, de ce fait, des dessins qui parfois ne suscitent vraiment aucune curiosité en retour de la part du spectateur, tant ils sont obscurs, proches de ce que Dubuffet à la fin de sa vie avait lui-même finalement et tragiquement rencontré: des "non-lieux").

Dan Miller, ph. par Cheryl Dunn,Galerie Impaire,Paris.jpg
Dan Miller photographié par Cheryl Dunn, photo exposée en 2009 à la Galerie Impaire, rue de Lancry dans le 10e ardt

    Devenu insoucieux des conventions d'expression, le créateur reconnu "brut", donc surtout le pensionnaire créatif d'hôpital psychiatrique, se laisserait davantage aller dans ses images ou ses écrits, puisqu'il n'a plus d'autre spectateur ou de lecteur que lui-même. Surgirait ainsi un langage plus originel, venu des racines de toute expression humaine, véritable but de la recherche dubuffétienne d'art "brut". Ce plaidoyer pour l'art brut on le voit accorde une place prépondérante au créateur aliéné, alors que par ailleurs l'art brut regroupe des créateurs venus d'autres espaces de la marginalité sociale (l'art des fous ne représente qu'une partie du corpus de l'art brut). Comment fait le créateur non aliéné, cependant collectionné comme étant un créateur brut, pour rester inventif, alors que sa situation mentale et sociale est tout autre, et qu'en particulier il garde la responsabilité de ses actes? La créativité n'est-elle l'apanage que de ceux qui sont rejetés par la société? Ces derniers ne deviennent pas automatiquement inventifs du fait de leur marginalisation non plus.

   La quête de Dubuffet de nouvelles formes d'art plus pures ne m'a jamais paru si éloignée que cela de la recherche surréaliste d'un langage plus accordé à la réalité de la pensée. Et pas très éloignée de ce que j'envisage sous le terme d'art immédiat, que j'emploie pour rassembler toutes sortes d'expressions, y compris parfois non humaines (l'art des animaux, les ready-made de la poésie naturelle), qui ne restent cependant envisageables que par des humains. Du point de vue de l'immédiateté poétique, la question de l'écart vis-à-vis des conventions expressives, qui fait le centre de l'intérêt de tant de thuriféraires de l'art brut, me paraît moins importante aujourd'hui. J'accorde autant de fascination à l'art populaire des campagnes, l'art naïf inspiré, les environnements spontanés naïfs ou bruts, l'art brut, qu'à la poésie naturelle, ou à l'art carcéral inspiré, lorsque celui-ci est naïf (graffiti, tatouages, fresques et peintures naïves).Graffito relevé passage Briare dans le 9e ardt, Paris, ph.B.Montpied, 2010.jpg Parce que le point commun à chacun de ces corpus est la poésie vitale qui s'en dégage, contribuant à réunir les humains au sein d'un dialogue et non plus d'un monologue (où risque de nous amener la passion de l'art brut). Les nouvelles formes d'art, nouvelles techniques, cela n'est peut-être plus si obsédant aujourd'hui comme ce le fut après la guerre.

Catalogue Artisanat du Bagne,Chartres,2010.jpg
Couverture du catalogue d'exposition, musée des Beaux-Arts de Chartres

     L'actualité des expositions ne nous laisse plus que quelques jours pour aller se faire une opinion par exemple au sujet de certains aspects de l'art des bagnards... En effet, une exposition, intitulée L'artisanat du bagne, a commencé au musée des Beaux-Arts de Chartres le 7 novembre 2009, prévue pour se terminer le 21 février (plus que 12 jours donc).Autoportrait du bagnard Clement, Médiathèque de Rochefort.jpg Cette exposition est cependant liée à une seconde qui s'appellera Les artistes du bagne, qui prendra place au musée Balaguier du 25 mars prochain jusqu'au 25 mars 2011 (un an, ça laissera le temps d'aller à  ce musée Balaguier de La Seyne-sur-Mer, qui a déjà prêté de nombreux objets à cette expo de Chartres, objets en rapport avec l'ancien bagne de Toulon proche de La Seyne-sur-Mer).

Planche du livre du bagnard Clément,révolte des bagnards Myard et Picon (détail).jpg
Planche du livre du bagnard Clément, extraite du livre paru aux éditions Gallimard en 1992

 

Noix de coco sculptée,musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer.jpg
Noix de coco sculptées, collection du musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer (extrait du catalogue)

    L'exposition, dont je me fais une idée grâce à son catalogue, paraît rassembler des caricatures de bagnards, des peintures (de Francis Lagrange notamment), des planches du livre de témoignage sur la vie de bagnard par le prisonnier Clément (venu de la Médiathèque municipale de Rochefort, ce manuscrit illustré naïvement fut édité jadis par Gallimard dans une magnifique édition sous emboîtage ; j'ai entendu rapporter dans une librairie de La Rochelle que le manuscrit le plus connu - car il y en aurait deux - aurait été amélioré par un dessinateur resté anonyme d'après le premier manuscrit original rédigé, lui, de la main de Clément).

Noix avec diorama,coll.privée,expo L'Artisant du Bagne,Chartres, 2010,.jpg
Noix avec diorama, collection privée, exposition L'Artisanat du Bagne, Chartres (ce travail fait songer par analogie aux oeuvres d'Albert Sallé conservées à la Fabuloserie, ce retraité qui recréait des villes entières dans des globes de verre ou en maquettes)

 

   On y voit aussi des marqueteries de paille, des noix de coco gravées, sculptées intérieurement ou extérieurement, divers objets (buvards, coupe-papiers), des coquillages gravés (des nautiles dont la nacre est aussi adroitement ciselée que par n'importe quel orfèvre de métier), des maquettes, des bijoux bricolés... Une belle occasion en somme d'aller vérifier s'il n'y a pas là aussi la poésie que nous recherchons tant dans d'autres secteurs de la créativité populaire davantage à la mode aujourd'hui, comme le fameux "art brut".

Coffret en marqueterie de paille, coll. du musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer.jpg
Coffret, marqueterie de paille, travail de bagnard début de XXe siècle vraisemblablement?, collection du musée de Balaguier, La Seyne-sur-Mer
Cofret de prisonnier contemporain, Rennes, 2003, ph. Remy Ricordeau.jpg
Coffret en marqueterie de bois exécuté par un prisonnier dans une maison d'arrêt à Rennes vers 2003, ph. Remy Ricordeau
Coffret contemporain en marqueterie de bois par un prisonnier de Rennes, 2003, ph. Remy Ricordeau.jpg
Le même coffret, ouvert, tapissé dun collage de timbres à l'intérieur, ph. R.R

10:40 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : art des prisonniers, art brut, marqueteries populaires, francis lagrange, artisans du bagne, le bagnard clément, michel thévoz |  Imprimer