Tirer sur l'art (03/03/2013)
Il faut se presser si vous n'avez pas encore eu l'occasion de visiter le musée de la Chasse et de la Nature dans le IIIe ardt parisien, ses collections permanentes organisées en envoûtant cabinet de curiosités (licorne, plafonds tapissés de plumes et d'animaux empaillés, sa salle des trophées où surgissent des murs des dizaines et des dizaines de museaux d'animaux) et surtout son exposition actuelle, intitulée "Cibles", qui se terminera le 31 mars (le musée bien entendu sera toujours disponible aux visiteurs après, mais il sera organisé sans les cibles qui sont actuellement disséminées dans les diverses salles, mêlées aux objets et aux animaux naturalisés, des lions, des ours, un sanglier qui se cachent au détour des murs...).
Lions regardant une vidéo de l'exposition "Cibles", ph. Bruno Montpied, 2013 ; (ci-dessus plafond aux chouettes, et bison de la salle des trophées, au Musée de la Chasse et de la Nature)
Détail d'une cible peinte, allégorie du soleil, 1660, huile sur bois, diam 112 cm, Tittmoning, Heimathaus Rupertiwinkel, expo "Cibles" au Musée de la Chasse et de la Nature
Elle a trait (c'est le cas de le dire) aux sociétés de tir qui commandaient, à l'occasion de joutes et de fêtes, des cibles peintes à des artistes locaux, restés le plus souvent anonymes, dans différents pays d'Europe Centrale, région du monde d'où semble issue cette tradition qui remonte au moins à la fin du Moyen-Âge. C'était à la fois "des souvenirs et des trophées", explique Gilbert Titeux, dans un texte du catalogue (qui constitue une rare, et bien tardive documentation sur un sujet pourtant passionnant qui soit disponible en français). Il précise également: "Une fois trouées des balles des tireurs (...) elles étaient ensuite soit offertes en trophée aux gagnants, soit conservées en souvenir par les confréries organisatrices des concours concernés". Ceci explique peut-être que les cibles exposées au musée de la Chasse et de la Nature ne paraissent pas si abîmées que cela en définitive (certaines cibles étaient rebouchées pour pouvoir servir plus longtemps).
Sérénade, signée I.I. , 61x76 cm, 1839, cible peinte à l'huile sur bois, Banska Stiavnica, République tchéque (image empruntée au livre d'Anne Braun, Historische Zielscheiben, de 1981 ; il s'agit ici d'une cible peut-être plus franchement naïve que celles qu'on voit dans l'expo du Musée de la Chasse et de la Nature, qui manifestent un savoir-faire réaliste plus élaboré et plus baroque ; les cibles tchèques de la collection de Banska Stiavnica paraissent du reste nettement plus naïves que dans d'autres collections)
Claude d'Anthenaise, le commissaire de l'exposition, de son côté, met le doigt sur une dimension anthropologique de ces tirs sur œuvres-cibles : "On ne tire pas sur la mort ou le diable mais bien sur ce que l'on désire. En effet, il s'agit moins d'éliminer que de saisir, d'anéantir que de posséder. Une des grandes fonctions de l'art depuis les origines consiste en "la capture par l'image". De ce point de vue, la cible peinte pourrait en être le développement ultime dans la mesure où, à travers sa destruction, le tireur vise l'appropriation de la réalité que l'image représente". C'est la même problématique qui est développée par Annie Le Brun qui signe le texte initial du catalogue.
Autre exemple de cible dont la naïveté touche ici presque à l'art dit brut ; celle-ci, évoquant un mariage, empruntée également au livre d'Anne Braun cité ci-dessus (et non exposée au Musée de la Chasse et de la Nature), date de 1804, faisant 112x112 cm, et provient du Schützenmuseum de Berne
Une remarque cependant. Les auteurs soulignent l'appartenance géographique des cibles peintes comme étant prépondérante dans les pays germaniques et d'Europe Centrale, ne citant qu'un seul lieu en France qui conserve des cibles peintes (un musée de l'archerie dans le Valois), par ailleurs plutôt pauvres picturalement parlant. Il existe pourtant en France au moins une autre collection, celle du Cercle de tir de Chemazé en Mayenne, rassemblant des cibles assez naïves s'échelonnant de 1842 à 1972, que j'ai eu l'occasion de signaler déjà ici lorsque j'ai évoqué l'année dernière la parution du n° 119 de la revue 303, spécial art brut et art outsider, où Eva Prouteau signait un article à son sujet (après celui de Pascale Mitonneau paru dans un numéro plus ancien de la même revue, le n°78, en 2003). Il est vrai que Pascale Mitonneau soulignait dans son article la rareté d'une telle collection, qu'une conservatice des ATP le lui avait confirmée paraît-il. Cela me surprend quelque peu cependant, car on voit ici ou là en brocante - pas souvent, c'est vrai - ou dans des collections privées réapparaître des cibles. Elles relèvent parfois plutôt de l'art forain, étant peut-être des cibles de stands de tir. Ou comme celle que j'insère ici (signalée récemment par le brocanteur Philippe Lalane), elles proviennent peut-être de bistrots, où elles furent bricolées par besoin de divertissement (jeu de fléchettes), d'une manière qui fait beaucoup penser aux fabrications de fanny pour les jeux de boules. Il reste qu'il paraît étonnant qu'il ne se soit pas trouvé en France d'autres cercles de tireurs qui aient généré des cibles peintes. Pourquoi des cibles n'auraient-elles été créées qu'au fond de la Mayenne?
Cible pour fléchettes, ph. Philippe Lalane (le coeur en bois blanc est évidemment une restauration)
12:17 | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : musée de la chasse et de la nature, exposition cibles, annie le brun, claude d'anthenaise, gilbert titeux, tir sur cibles peintes, art populaire insolite, cibles foraines, cercle de chemazé, 303, eva prouteau, pascale mitonneau | Imprimer
Commentaires
Votre dernière question n'est que vaine rhétorique, cher Sciapode, vous savez fort bien que le centre du monde naïf ne se situe pas en gare de Perpignan, mais dans ce brave département de Mayenne, si politiquement conservateur, si cul-béni, si déférent, yeux baissés, casquette nerveusement roulée entre les doigts tandis qu'on ose parler à "not' bon maître M'sieur le baron!" - et donc, par contraste, par sursaut, chez ses éléments les plus frondeurs, les plus capables de faire levier en s'appuyant sur ce bloc d'humilité respectueuse pour édifier un négatif à la mesure du puissant conformisme auquel il s'oppose, quasiment par nécessité vitale de l'imaginaire, le plus apte à développer une bienfaisante originalité.
Écrit par : Régis Gayraud | 08/03/2013
"Du négatif à la mesure du puissant conformisme auquel il s'oppose", on devrait en trouver ailleurs qu'en Mayenne, non, cher Régis? Les Mayennais n'ont pas seuls le redoutable privilège de l'aliénation religieuse ou autre, si?
Mais je sais aussi que vous prenez plaisir à en remettre une couche sur la Mayenne à seule fin de faire hurler quelques culs-bénis qui pourraient bien croiser par ici...
Les cibles germaniques et d'Europe Centrale furent produites dans des cercles de chasseurs. Des chasseurs il y en a aussi en France.
Si on en trouve moins en France, c''est peut-être à cause d'une mythologie différente d'une zone de l'Europe à l'autre?
Écrit par : Le sciapode | 10/03/2013
Il me paraît nécessaire d'évoquer ici la très belle exposition «Cibles» de Jorge Camacho, qui s'était tenue en mars 1993 à la galerie Gloria Cohen, rue Bonaparte. Ces peintures sur bois, de formes diverses, rondes, triangulaires, rectangulaires ou carrées, étaient exposées en hommage à Toyen. Un texte de présentation d'Annie Le Brun, intitulé «Des cibles pour voyager loin», faisait déjà le lien entre la chasse et la quête de la représentation : « On pourrait imaginer que l'histoire de la peinture soit plus explicitement liée à celle du tir à la cible. Qu'est-ce qu'en effet qu'un grand tableau sinon une image qui a atteint son but ? ». Il allait de soi que les surréalistes fussent sensibles à cet art populaire.
Écrit par : L'aigre de mots | 10/03/2013
Ces histoires de cibles qui sont en même temps des tableaux pour des regards prédateurs, ça me fait penser à Hegel (je crois) qui a écrit (il me semble là aussi) quelque chose comme: "La conscience cherche la mort de l'autre"...
Il y aura sûrement un philosophe dans les parages pour expliciter cette phrase, et dire si j'ai raison d'avoir cette citation (peut-être erronée, mais c'est ainsi qu'elle surgit dans ma mémoire) dans la tête en pensant à cette exposition.
Écrit par : Un quidam | 11/03/2013
J'ai pu hier enfin voir cette merveilleuse exposition, dans ce haut lieu onirique qu'est le Musée de la chasse. Pour renchérir sur votre description, n'oublions pas non plus, dans la collection permanente, les intrigantes vitrines d'appeaux. Rien de plus fascinant peut-être que ces dizaines d'instruments aux formes étonnantes, cousins de la cornue, neveux de l'entonnoir et autres "descendants très évolués du heaume", lourds dispositifs portatifs de fer, de bois et même de verre imaginés et réalisés comme prolongement de notre pauvre larynx voué aux dissertations philosophiques et aux démonstrations mathématiques, mais inapte seul à parler aux oiseaux. Quel bel usage de l'esprit humain! Le motif revendiqué - attirer les oiseaux pour mieux les tuer - me semble parfaitement secondaire ici, et même pas mal douteux. Je le crois simple forfanterie, masque social pas très malin destiné à voiler le véritable objectif, difficile à admettre pour de robustes chasseurs. Je vois plus la nécessité de tels engins dans le pur acte poétique d'appel et de dialogue avec l'oiseau. Parler oiseau. Etre soi-même oiseau.
Écrit par : Régis Gayraud | 23/03/2013
Ah oui, et puis, j'oublias - il y a aussi ce dispositif assez énigmatique. Vous placez vos yeux devant deux optiques pratiqués ad hoc dans ce qui ressemble à une commode, et tout au fond, au bout d'un moment, vous voyez le loup, là bas dans la clairière, se lécher, puis relever doucement la tête, pointer le museau vers le ciel.
Écrit par : Régis Gayraud | 23/03/2013
Je relis votre note, M. le Sciapode. "Divers pays d'Europe centrale"... Plus exactement, c'est presque exclusivement des cibles de Croatie qui se trouvent exposées. La plupart antérieures au XXe siècle ont des inscriptions en allemand, mais certaines en ont aussi en croate. L'exposition fait partie du festival de la Croatie en France, et les pièces exposées proviennent essentiellement de musées croates.
Patrick Atarte
Écrit par : Atarte | 23/03/2013
Oui, Mister Atarte, dans ma note après avoir parlé des cibles exposées au musée de la Chasse, effectivement originaires de Croatie, je me mets à parler de "divers pays d'Europe Centrale" comme lieux géographiques d'origine des cibles. C'est que je saute un peu rapidement à ce qui est évoqué plus généralement dans le catalogue de l'expo, et plus loin encore dans le livre allemand d'Anne Braun sur les cibles que je cite en légende des illustrations que j'ai mises en ligne (extraites de ce livre dont je possède une édition en anglais). A savoir que les cibles de cercles de tir n'existent pas seulement en Croatie, mais aussi en république tchéque, en Allemagne, etc. Et très peu en France. C'est ce "très peu" qui m'intéresse le plus. Les cibles du musée de la chasse m'ont paru assez peu naïves, et pas forcément très singulières. Je préfère de loin la cible de mariage, en noir et blanc, que j'ai insérée ci-dessus.
J'aurais dû être plus clair je vous le concède. On écrit vite ces notes, c'est le côté brouillon des blogs...
Écrit par : Le sciapode | 23/03/2013