Art brut à Taïwan (4): Le jardin en folie d’un aborigène Amei, par Remy Ricordeau (12/04/2014)
Le jardin en folie d’un aborigène Amei
Après avoir traversé la montagne d’Ouest en Est, je suis arrivé sur la côte pacifique de Taiwan. La région qui s’étend de l’estuaire des gorges de Taroko, un peu au nord de Hualien, jusqu’à la ville de Taidong, plus au sud, est une zone de peuplement aborigène. Jusqu’à sa sinisation plus ou moins forcée à l’époque de la colonisation japonaise (de la fin du XIXe siècle à la fin de la seconde guerre mondiale), la région était essentiellement habitée par les aborigènes Amei. Si à l’époque moderne beaucoup d’entre eux ont dû s’exiler pour chercher du travail en ville (le plus souvent comme manœuvres sur des chantiers de construction), beaucoup ont gardé des attaches avec la terre de leurs ancêtres et reviennent s’y établir à l’âge de la retraite. C’est le cas de Wu Tianlai qui, issu d’une famille de paysans Amei, avait quitté sa région pour gagner sa vie comme jardinier sur les terrains de golf à Taiwan et ultérieurement au Japon avant de revenir s’établir sur sa terre d’origine.
Portrait de Wiu Tianlai par son fils Wu Zhexiong, DR
Empreint de la culture traditionnelle Amei très respectueuse de la terre, dans le sens symbolique communautaire autant qu’écologique du terme, il avait hérité d’un terrain en bordure de mer au lieu-dit de la montagne aux buffles (Niu shan).
Wu Tianlai, Le buffle en matériaux naturels trouvés et assemblés, mis en situation au-dessus de la propriété, photo Remy Ricordeau, 2014
Wu Tianlai, entrée du site, ph. RR, 2014
Wu Tianlai, côté plage, l'arbre à tongs, ph. RR, 2014
Il y a plus d’une vingtaine d’années, il entreprit de le mettre en valeur en l’agrémentant de quelques-uns des nombreux bois flottés trouvés sur les plages environnantes. Dans un premier temps, il se contenta de les choisir en fonction de leurs formes suggestives sans autres interventions de sa part. Mais dans un second temps il se prit au jeu de les transformer légèrement en ajoutant quelques traits de peinture ou en effectuant quelques entailles sur le bois pour accentuer les formes qu’il voulait faire apparaître.
Doué d’un goût certain dans le choix de ses matériaux et d’un sens de l’humour non dénué de provocation, l’âge de la retraite venant, il décida de diversifier ses activités créatrices. Renouant avec la tradition totémique de ses ancêtres, il réalisa quelques sculptures de grande taille. Mais ce retour à la tradition s’effectua en vérité pour mieux la transgresser car beaucoup de ces sculptures sur bois comportent en effet des connotations grivoises assez peu orthodoxes. Ainsi prenait forme petit à petit un jardin en liberté dont il avait rêvé au cours de sa vie de jardinier salarié. Pour parachever le bestiaire qu’il s’était déjà créé, il s’initia enfin au travail du ciment afin de réaliser des pièces trop volumineuses pour être exécutées en bois.
Wu Tianlai, une partie du bestiaire, ph. RR, 2014
Wu Tianlai, l'intellectuel..., ph. RR, 2014
Wu Tianlai, I love you, ph. RR, 2014
Wu Tianlai, le diable en érection, ph. RR, 2014
Fidèle à sa philosophie il sensibilisa son fils, Wu Zhixiong, à la nécessité de respecter le lieu et lui transmit le terrain pour lui permettre d’y vivre en ouvrant un café et un gîte afin d’y recevoir des visiteurs de passage. Lorsque je m’y suis rendu, ceux-ci étaient peu nombreux. Wu Tianlai et son fils étaient en outre absents, partis pour la journée effectuer quelques travaux à l’extérieur. Seule sa belle fille présente pour servir les clients put répondre à quelques-unes de mes questions. Elle m’expliqua que depuis plusieurs années déjà père et fils travaillaient de conserve à l’entretien et à l’embellissement du jardin. Elle me raconta qu’un an auparavant une partie des sculptures en bois avaient été détruites par un incendie consécutif à un court circuit. Depuis, le père et le fils avaient mis les bouchées doubles pour créer de nouvelles sculptures ou, tirant partie des œuvres en partie calcinées, avaient réussi à les intégrer de nouveau au jardin afin de rendre le lieu à sa magie originelle. Aujourd’hui, le fils étant devenu aussi créatif que son père, le jardin pouvait donc être considéré comme une œuvre conjointe.
Wu Tianlai, sculpture calcinée, ph. RR, 2014
Dans ce décor grandiose entre mer et montagne, il émane de ce jardin de la montagne aux buffles un souffle magique étonnant empreint d’une grande sérénité. L’originalité du lieu me semble tenir au fait qu’il relève autant de la poésie naturelle que de la création brute. Mais foin de catégorisation car du fait de l’origine ethnique de ses créateurs, il est également un exemple intéressant de ce que l’on pourrait appeler un art populaire transgressif ; c'est-à-dire d’un art populaire qui s’est émancipé des caractéristiques traditionnelles dont ses créateurs se sentent par ailleurs héritiers. Ainsi l’avenir de l’art et de la culture Amei passe assurément par le jardin de la montagne aux buffles.
Remy Ricordeau
00:56 | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : wu tianlai, jardin de la montagne aux buffles, aborigènes amei, aborigènes de taïwan, art brut taiwanais, environnements spontanés taïwanais, poésie naturelle, diable, sculpture sur bois brûlé, totems, bois flottés | Imprimer
Commentaires
J'aime particulièrement "I love you" (quel humour, ce crooner et sa muse aux seins flasques, derrière) et le diable en érection. C'est amusant, car, quand j'ai vu la première image, celle du buffle en bois flotté, et sa pente de pelouse sur fond de montagne, j'ai immédiatement pensé aux animaux de René Montégudet (bien que réalisés en tout autre matériau) sur leur luzerne limousine. Et plus loin, en lisant l'article (cette fois, je me suis appliqué dans la lecture pour ne plus commettre d'impairs), tout d'un coup, nous apprenons que le fils s'est mis à travailler avec le père. Après Ludovic et René, Tianlai et Zhixiong ! Les dynasties sont suffisamment rares pour qu'on les remarque. Et je me fais une autre remarque. D'abord, tous ces sites que vous nous distillez, en une sorte de long chemin vers un orgasme encore inaccessible, cher Rémy, sont absolument superbes, tous d'intérêt majeur, et tous très différents les uns des autres. Et il y a aussi dans tout cela une allégresse, une bonhomie, une truculence quasi-latine, ou belge, au fond. J'avoue que je reste pantois. Taïwan, à peine une Auvergne et demie (mais certes quinze fois plus peuplée), serait-elle l'Eldorado du jardin anarchique?
Écrit par : Régis Gayraud | 12/04/2014
Merci de vos éloges mon cher Régis et j'espère maintenant que la suite encore à venir ne décevra pas vos attentes orgasmiques. (Je vois que la grivoiserie joyeuse de Wu Tianlai vous a passablement émoustillé). Alors Taiwan Eldorado du jardin anarchique et terre d'élection des "inspirés du bord des routes" ? Je ne sais pas, mais il est indéniable - et j'espère que cette série d'articles contribuera à en convaincre le lecteur- qu'il y a une créativité populaire à Taiwan (insolite ou plus conventionnelle, d'ailleurs) qui mériterait d'être mieux connue. La question que je me pose désormais à cet égard est de savoir s'il y a dans l'aire culturelle chinoise dont Formose fait partie, une spécificité taïwanaise. On commence en Chine à découvrir quelques créations graphiques stupéfiantes qui relèvent assurément de l'art brut ou de l'art spontané (ou de l'art médiumnique) dont Guo Fengyi est en quelque sorte chef de file. Mais je n'ai encore jamais entendu parlé (ni vu) de décors extérieurs de cette nature. Il y a bien les peintres paysans du Zhijiang, mais à voir les photos de leurs fresques murales celles-ci me semblent assez fabriquées dans une intention d'exploitation touristique. Cependant je me garderais bien de conclure dans un sens ou dans un autre. Il faudrait y aller dans une intention exploratoire. Ce qui est sûr c'est que les trente ans de maoïsme que le pays a du subir a brimé, au moins durant cette période, toute velléité d'expression indépendante des carcans idéologiques. Mais tel le phénix, la créativité populaire est peut être en train de renaître de ses cendres, sait-on jamais. Un "centre d'art naturel" s'est ouvert il y a quelques années à Nankin qui semble s'intéresser à certaines formes d'art brut (sous l'impulsion d'un artiste nommé Guo Haiping). Mais jusqu'à présent il est surtout orienté vers les travaux de malades ou handicapés mentaux.
Écrit par : RR | 12/04/2014
Merci pour ce très intéressant reportage au pays des créateurs populaires, le personnage en bois brûlé de la dernière image est fort impressionnant, et me fait penser à ceux de Chomo.
Existerait-il comme un genre "universel" de tous ces créateurs au-delà de leurs cultures respectives ?
Écrit par : gilles | 14/04/2014
Ce serait alors du "Chomo" involontaire car Chomo travaillait délibérément du bois calciné, ce qui n'est pas le cas ici. Mais c'est vrai que cette photo pourrait y faire penser, en moins foutraque, cependant.
Écrit par : RR | 14/04/2014
Je crois personnellement depuis des lustres qu'il y a un art populaire universel au delà des limitations nationales.
Écrit par : Le sciapode | 14/04/2014
Cela m'apparaît très différent de Chomo et plus voisin de l'art des Inuits ou des Lapons...
Chomo était plus daté, très marqué par l'art de son temps.
Écrit par : Le sciapode | 14/04/2014
l'inconscient collectif avec une hypothèse à propos d'un art populaire (ou non) universel : "Pour Jung, l’inconscient est un réservoir extraordinaire où est stockée la mémoire de l’expérience humaine depuis l’origine de l’humanité. C’est un capital considérable qui nous permet d’être en contact avec nos racines les plus profondes et nos instincts les plus primitifs. Pour Jung l’inconscient a donc un savoir ancestral qu’il nous transmet sous forme de symboles et, de fait, une créativité. C’est de lui que naît toute chose."
Viviane Thibaudier dans 100% Jung.
Écrit par : gilles | 15/04/2014
bizarre...le diable en érection ne ferait-il pas une quenelle ou un bras d'honneur plutôt?
C'est bien de voyager et de voir que l'art brut est universel et certainement à la portée de tous à condition de vouloir exprimer des ressentis...
Écrit par : Landry | 21/04/2014