Mark/Isidor, l'art au bord du gouffre (17/12/2016)
Hier, je me baladais dans un quartier de Paris connu pour abriter de nombreuses galeries. Un quartier des plus chics et des plus historiques de la capitale. Belles maisons, beaux objets, tout très cher évidemment. Subitement, mon œil aperçoit de l'autre côté d'une rue très passante, sur un trottoir étroit, un amas de planches parmi lesquelles se trouvent des panneaux peints de scènes diverses, certains qui paraissent pouvoir retenir l'attention. Je traverse, me disant qu'un artiste du coin a vidé ses laissés pour compte sur le trottoir autour de sa poubelle. Dans le tas, il me semble que parmi des peintures pas très poussées, mais tout de même assez brutes de décoffrage, peuvent surnager quelques pièces à sauver de la destruction (les éboueurs ne sont pas encore passés). Je commence à déplacer les peintures, ébauchant un tri, tout en repêchant les œuvres qui se cachent les unes en dessous des autres. Tout à ma tâche, je n'ai pas examiné de quoi est fait le tas sur lequel s'empilent les panneaux, et brusquement, je perçois un mouvement à l'intérieur. Il y a un homme là-dessous! Qui s'extirpe pour voir qui je suis et pourquoi je fouille dans ses affaires... Il n'est pas en colère. Je m'excuse, en outre... Je lui explique que j'ai cru qu'il s'agissait de peintures jetées à la rue. Il baragouine dans un pidgin difficile à décrypter, mais il a compris que je m'intéressais à ses petits tableaux. Nous nous entendons rapidement. A force de lui faire répéter ses mots, je parviens à dégager quelques éléments. Il viendrait d'un pays de l'est, un de ses tableaux montre un drapeau de l'ancienne Yougoslavie. Il signe "Mark" sur plusieurs de ses tableaux, ajoutant parfois un nom en rapport avec une personne rencontrée (je n'ai pas compris de quel type était le lien entre cette personne et l'image), par exemple "Calamo" (nom d'un encadreur du quartier paraît-il, peut-être une transcription ultra approximative du vrai nom) ou "Isidor"...
Vue générale de l'installation de Mark, "street artist" d'un autre genre, photo Bruno Montpied, 2016.
Mark, pour les besoins de la photo, a disposé la plupart de ses tableaux comme pour une expo sauvage, en pleine rue, ph. B.M., 2016.
Sa situation est des plus périlleuses. Il dort et vit sur un petit matelas sous cet échafaudage de planches (je n'ai pas trop eu le temps d'examiner en détail son abri, j'étais appelé ailleurs), sur un trottoir qui ressemble à une corniche posée au bord d'un torrent de bolides hurlant, se précipitant à cet endroit vers le sud de la capitale. En dormant, ou ayant bu un coup de trop, il pourrait verser sous les roues des voitures. Je le lui dis, mais il répond, mais non, c'est OK... Est-il là, justement à cause de cette localisation peu enviable, sur un bout de bitume que personne ne peut songer à lui disputer? Il s'enfouit sous cet amas de tableaux qui lui sert de couvertures (à tous les sens du terme), d'abri, de carte de visite, et de cachette, qu'on prend, comme moi, pour un tas de détritus en lisière d'une circulation si bruyante qu'on n'a qu'une hâte, s'éloigner le plus vite possible... (D'ailleurs, le bref dialogue que j'eus avec ce peintre clochard était sans arrêt recouvert par le vacarme des véhicules, ce qui n'arrangeait pas la compréhension comme on l'imagine). Mais, je m'en apercevrai plus tard, il laisse dépasser du tas ses jambes abritées dans un sac de couchage , simplement masquées par un mince tableau (sans doute est-ce un moyen d'informer le passant – et l'éboueur – qu'il ne s'agit pas là d'un tas de détritus comme les autres... De plus, il est aussi à remarquer que sous l'endroit où il pose une chaise, il y a une bouche d'aération qui lui assure peut-être un peu de chaleur.
Mark, sans titre ("Calamo" ne paraît pas être le titre), peinture (acrylique?) sur panneau de bois, 33x28cm, ph. et coll.B.M. ; à noter qu'il semble que la peinture lui ait été fournie par un marchand de fournitures artistiques du quartier, à partir de ses invendus
Le contexte urbain a dû peser sur son choix de se lancer dans la peinture. Le quartier est semé de galeries diverses et variées. Juste à côté de son abri, visible sur la première photo mise en ligne ci-dessus, on aperçoit d'ailleurs un bout d'un magasin d'antiquités (où les prix des œuvres sont bien entendu à des années-lumière de ses prix à lui...! Je lui ai acheté un petit portrait d'homme, pourvu de cornes, ressemblant à un faune, pour une somme peu élevée mais qui peut tout de même l'aider). Il "habite" ce trottoir depuis déjà quelques années, d'après ce que m'a confié une galeriste du coin, mais le désir de peindre ne semble être venu que depuis un an – le temps sans doute qu'infuse en lui la présence massive des œuvres d'art présentes autour de lui dans le quartier...?
Mark, sans titre, paysage à l'éléphant (fort membré), à peu prés 60x100cm, ph.B.M., 2016.
D'où vient l'inspiration... pour les scènes érotiques situées en contrebas sur la photo ; à noter aussi le portrait de Michel Sardou en jaune et bleu, sous la brochure... ph.B.M, 2016.
Il paraît chercher de temps à autre une utilité à ses peintures – distincte du pur plaisir de les contempler, je veux dire. Il me montra par exemple une peinture de paysage dont un espace vide, peint en bleu ciel, pouvait servir à insérer un menu de restaurant . Il fait dans la peinture érotique aussi, en démarquant les images d'une brochure que des passants grecs lui ont donnée. Mais dans sa (petite) production, le meilleur est encore à chercher du côté de peintures bizarres, un paysage avec un éléphant semi rose (rançon d'un demi éthylisme?), une "grenouille" qui m'a tout l'air d'avoir été écrasée, un portrait de Michel Sardou (chanteur qui a l'air de l'obnubiler), une composition bleue vaguement "cubiste", une autre avec un globe terrestre, un portrait en profil de Spartacus, un bateau à la forme inusitée...
Mark, "grenouille"... Une inscription à droite : "Isidor" (une autre signature?), ph.B.M., 2016.
Mark, sans titre (saynète bleue "cubiste"), ph. B.M., 2016.
Mark, sans titre (un bateau ; plus la même inscription que ci-dessus, "Isidor", qui paraît comme masquée...), ph.B.M., 2016.
Cet homme, peintre sauvage de rue, devrait être encouragé, je trouve. Cela fait d'ailleurs longtemps que je pense que les SDF qui mendient dans la rue devraient s'essayer à l'art. Cela pourrait être une source de revenu. Vu le nombre de passants dans les couloirs du métro, ils toucheraient fatalement quelques collectionneurs croisant devant leur installation de misère. Je ne donne pas l'adresse exacte de ce peintre, mais si quelque amateur demandait à le rencontrer, qu'il n'hésite pas à me contacter en privé (adresse en haut sur la colonne à droite sur ce blog, ou adresse à la fin de "l'éditorial" qui se cache dans la rubrique "A propos", même colonne).
Mark (Isidor?), ph. B.M., 2016.
11:35 | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : mark, sdf, peintres clochards, fantastique social, figures de la rue, spartacus, yougoslavie, isidor, art de rue, serbie | Imprimer
Commentaires
Je l'ai vu une fois en me promenant dans ce quartier. Il était assis à coté de ses peintures, installées comme sur votre première photo. Des prix étaient affichés sur ses tableaux, assez élevés tout de même...De l'ordre d'une centaine d'euros. En repassant un peu plus tard sur le chemin du retour, il n'était plus là mais avait laissé quelques tableaux sur place, les prix toujours affichés...De l'autre coté du trottoir, dans une vitrine, on pouvait voir un Bernard Buffet...
Écrit par : Darnish | 17/12/2016
Eh bien, ses prix avaient baissé le jour de mon passage...
Et "une centaine d'euros"... Pourquoi pas essayer, quand on voit les prix que nous pratiquons pour nous-mêmes...? Pourquoi une oeuvre vaudrait-elle moins cher, d'être exposée sur un trottoir? Vous savez bien que les prix ne valent qu'en fonction du désir qu'on peut avoir des oeuvres. C'est un moyen de mesure bien imparfait.
Écrit par : Le sciapode | 17/12/2016
Oui, bien sûr, ce n'est pas parce que des œuvres sont exposées sur un trottoir qu'elles doivent être bradées. Les peintures de Mark que j'avais vues me semblaient par contre moins intéressantes que celles reproduites ici.
Écrit par : Darnish | 19/12/2016
D'autres amis viennent de m'écrire pour me signaler avoir rencontré le même peintre en novembre. Toutes les peintures étaient différentes, à quelques semaines d'écart avec ma propre rencontre... Et elles me paraissaient d'une autre tenue, encore meilleures que celles que j'ai reproduites... Il est donc possible que ce monsieur ait des sautes dans sa production.
Il est de fait assez connu, dans le quartier d'abord, et aussi par les journaux, un article a paru sur lui dans "Le Parisien", qui signalait une "stagnation" dans sa production de l'époque... A noter aussi que j'ai opéré une sélection dans les peintures qu'il m'a montrées.
Écrit par : Le sciapode | 19/12/2016
C’est curieux, cessons avec lesquels il semble signer. « Isidor » biffé pour laisser « Mark », par exemple.
Croyez-vous qu’avec Isidor, il ait voulu prendre un pseudonyme. Un pseudonyme qui accroche. Et qui rappelle le nom d’un autre Yougoslave peintre populaire caille-brissime en ex-Yougoslavie, Nikifor.
Car je ne pense pas qu’il s’agit d’une référence à Isou...
En tout cas, je tiens à faire savoir qu’il ne s’agit pas d’une référence à ISabelle molITOR.
Écrit par : Isabelle Molitor | 19/12/2016
Nikifor, Yougoslave? Vous n'y êtes pas du tout, Mame Molitor...Il était Polonais, né à Krynica dans les Tatras, pas loin de Zakopane. A la frontière avec la Slovaquie. C'est un peintre classé dans l'art naïf, aux lisières avec l'art brut.
Sur la présence du prénom "Isidor" sur certains tableaux, il m'a donné des explications super embrouillées, d'où il ressortait qu'il s'agissait peut-être de quelque bienfaiteur qui l'aurait aidé... Mais c'est peut-être ici, de ma part, délire d'interprétation caractérisé.
Écrit par : Le sciapode | 20/12/2016
Ou "ici dort" Mark...
Écrit par : Darnish | 19/12/2016
J'aime bien le paysage à l éléphant et la saynete bleu. Le monsieur aussi est beau. J'ai comme une impression de tristesse quand je le regarde.
Écrit par : voilesdoiseaux | 20/12/2016
Si j étais plus près ce sont les deux peintures que je lui achèterais
Écrit par : voilesdoiseaux | 20/12/2016
Moi, ça me rend triste de voir ce monsieur dans la rue...
En plus l'hiver... T'imagines !
Écrit par : x | 21/12/2016
Je pense que ça rend triste tout le monde, mais ne soyons pas non plus jésuite. Qui est prêt à l'héberger?
Il semblerait - cela dit - qu'il vende régulièrement ses peintures, sans que cela soit une aumône, non plus... Personnellement, je trouve cela très important que ce monsieur soit valorisé par sa production. Par ce biais, il reprend pied dans la société.
Certains témoignages semblent également avancer qu'il n'habite pas toujours dans la rue, et qu'en cas d'intempéries ou de froidure, il peut crécher ailleurs.
Je lui ai demandé pourquoi il avait élu ce bout de trottoir qui me paraissait bruyant, pollué et dangereux en raison de la proximité des voitures, et s'il n'avait pas l'idée de changer d'endroit, il m'a répondu que d'après lui c'était très bien. Probablement parce que le voisinage des gens aisés de ce quartier de galeries lui est favorable.
Écrit par : Le sciapode | 22/12/2016
J'ai rencontré hier à Paris dans le 9e un peintre dénommé KAJ, disant venir de Pologne et/ou d'Allemagne. Je lui ai acheté un petit format très coloré, dessiné aux crayons gras sur un carton puis collé au scotch à l'arrière d'un carton d'emballage. Il avait disposé ses œuvres sur le trottoir, sans avoir l'air préoccupé par la pluie qui s'était mise à tomber doucement. Est-il vagabond, je ne sais pas.
L'un d'entre vous le connaît-il ?
Je pourrais vous envoyer des photos d'ici peu.
FM.
Écrit par : FM | 06/02/2017