Václav Beránek, une présentation par Emmanuel Boussuge (2e partie) (08/12/2019)
On sait que les sirènes sont une des obsessions tenaces du tenancier de ce blog, qui est aussi fort féru de naufrages¹. La toile de Beránek pouvait donc se retrouver ici en pays familier, mais c’est bien sûr d’abord parce que Beránek lui-même mérite grand intérêt, alors qu’il est très méconnu en France, qu’il faut en parler.
Václav Beránek, La Reine des Eaux, (détail), 1972 (coll. et phot. Pavel Konečný).
C’est comme peintre naïf qu’il obtint une certaine reconnaissance à la fin des années soixante. C’était un naïf très original, dénué de la mièvrerie que l’on accole bien trop automatiquement à cette catégorie. L’Encyclopédie mondiale de l’Art naïf (Edita, 1984), dit de lui qu’il est un « des cinq plus fascinants peintres naïfs de la Tchécoslovaquie ».
Václav Beránek, femmes dans un paysage, œuvre reproduite dans l’Encyclopédie mondiale de l’art naïf (sous la direction d’Otto Bihalji-Mérin et Nebojša-Bato Tomašević).
D’autres publications polonaises ou tchèques lui ont consacré quelques pages². Ses œuvres ont été exposées à Montréal (1967), Brno (1968), Lugano (1969) ou Bratislava (1969), et la dernière exposition de son vivant eut lieu à Olomouc en 1981, organisé par Pavel Konečný. Quelques-unes de ses toiles ont été acquises par des musées ou institutions. Il faudra un jour se renseigner sur les œuvres que possède la galerie nationale slovaque de Bratislava ou le fonds Max Fourny en France.
Les six pièces conservées au musée de Bohême du nord à Litoměřice méritent le détour car elles sont tout à fait remarquables. Deux films lui ont encore été consacrés. Le premier, tout spécialement difficile à voir (mais on ne désespère pas), date de 1972. Réalisé par Eugen Šinko, il est consacré aux artistes cheminots³. L’autre, bien plus récent, a été tourné en 2006 par Antonín Jiráček. Il dure 13 minutes et c’est une mine de renseignements, avec notamment les témoignages de la femme et du fils du peintre.
À partir de ce film et des quelques notices qui lui ont été consacrées, on peut retracer la biographie de ce personnage vraiment très attachant.
Václav Beránek est né le 7 juillet 1915 dans une famille paysanne du tout petit village de Bezděkov, en Bohème orientale, le dernier d’une fratrie de quatre. Son père meurt alors que Beránek n’a que sept ans. La famille avait été jusque-là relativement prospère, mais l’incident la plonge dans une grande précarité. Les privations exposent le jeune Václav Beránek à une forme de rachitisme. Cependant, ses frères et sœurs, bien plus âgés que lui, prennent soin de l’enfant et il est le seul d’entre eux à faire des études prolongées au-delà de l’école primaire. Il acquiert d’abord une formation de menuisier, puis entre à l’École Technique de Hradec Králové. À la sortie de l’établissement, il est embauché dans les Chemins de fer tchèques.
D’abord employé à Prague, dans le quartier de Bubeneč, il déménage après la guerre dans un autre coin de la ville, aux ateliers de Nymburk, où il rencontre sa femme et se marie avec elle six mois plus tard. Le couple s’installe rapidement à Děčín, près de la frontière allemande. Le traitement d’une maladie de la thyroïde l’amène cependant à rentrer dans sa région natale, la Vysočina. Il travaille alors à Jihlava, puis à Havlíčkův Brod, où il prend sa retraite. En dehors de son travail, il consacre son temps à cultiver les arbres et les roses de son jardin. Il possède aussi dix ruches. Si la mécanique et les chemins de fer semblent n’avoir absolument aucun écho dans son œuvre, ce n’est pas le cas de ses hobbies favoris.
Václav Beránek s’est lancé dans la peinture lorsque ses collègues lui demandèrent de faire l’affiche et de fournir plusieurs lots colorés pour une tombola, ce qui me fait immanquablement penser au film si drôle et cruel de Miloš Forman, Au feu les pompiers!, qui date à peu près des mêmes années. Loin d’être une catastrophe comme au cinéma, le succès rencontré lors de ces réjouissances professionnelles encouragea Beránek à persévérer et, bientôt, il multiplia les peintures. D’abord sur des panneaux et non sur des toiles et sans utiliser de cadre. «Tout au moins cher», comme dit son fils.
Beránek devient alors un autodidacte à l’inspiration impérative. « Il peignait dans la cuisine pendant que je faisais à manger, dit sa femme. Quand il avait une idée en tête, il peignait toute la nuit jusqu'au matin. Il se réveillait même quelquefois pour rendre en urgence une idée venue pendant son sommeil. Ses plus grandes toiles pouvaient prendre absolument toute la place en travers de la cuisine. Certaines de ses peintures lui prenaient trois mois, mais il en avait toujours plusieurs en cours ».
Photo de Václav Beránek, transmise par P. Konečný.
Beránek ne vendait jamais ses toiles. Il les donnait volontiers en revanche. Il peignait beaucoup. Un jour, un collectionneur vint le voir qui voulait lui acheter plusieurs peintures mais, fidèle à sa ligne de conduite, Beránek préféra lui en donner une. Quand il apprit que le collectionneur l’avait ensuite revendue, il fut vert de colère. Cependant, quand il repassa le voir, il se contenta de lui proposer ses nouveaux travaux mais pour quelques millions de couronnes, sans ergoter une minute de plus avec ce malappris.
Beránek défendait un monde de générosité sans mélange, centré sur ses peintures, son jardin, ses ruches. Il donnait toutes ses productions avec immense plaisir, qu’il s’agisse de tisanes ou de créations picturales. Il ne buvait pas du tout mais n’en faisait pas moins un savoureux vin de cassis qu’il offrait à ses visiteurs.
C’était un peintre visionnaire qui n’imitait personne et ne peignait jamais sur le motif. C’était exclusivement un peintre d’intérieur. Il utilisait toutefois une documentation pour peindre les animaux ou bien sûr les villes où il n’était jamais allé.
Il devint relativement connu mais ne changea jamais de manière de peindre. Certains le pressaient d’apporter telle ou telle modification mais il leur répondait : «Si un jour vous peignez, vous ferez les choses à votre manière. Moi, je les fais à la mienne ».
Beaucoup de gens venaient le voir. Le plus célèbre de ces visiteurs est le peintre Jan Zrzavý (1890-1977), un peintre inclassable, à l’inspiration extrêmement originale, très injustement méconnu en dehors de son pays. Zrzavý avait rencontré son collègue autodidacte en voisin et il prit l’habitude de le visiter une ou deux fois par an.
Son fils garde une image radieuse de son père, un homme sans détestation, sans colère, un père qui ne donnait jamais de punition.
Les choses se passaient cependant quelquefois plus rudement avec sa femme, qui n’avait pas accueilli sa passion avec enthousiasme et qui était même un peu jalouse (elle l’avoue) de cette activité envahissante. L’érotisme naïf de ses compositions l’exaspérait aussi quelque peu. « Toutes ces femmes nues aguicheuses, ce n’est pas de l’art », disait-elle et elle lui fit une petite guerre qui l’amena à en couvrir certaines, heureusement pas toutes et souvent d’un vêtement fort peu opaque. Ouf !
Václav Beránek, les fées attendent la nymphe, huile, 62,5 x 72,5cm, 1970 (œuvre reproduite dans le catalogue d'Insita 4, la triennale d'art "insitic" (voir note 3 ci-dessous) à Bratislava en 1972).
Dessin de Václav Beránek, Danseuses, 1977, reproduction transmise par P. Konečný.
Au total, Beránek réalisa peut-être deux cents peintures. Elles sont dispersées pour la plupart sans que son fils sache où elles peuvent maintenant se trouver. Avant 1975, Beránek n’a fait aucune liste de ses travaux. Seules quelques photos dans des albums familiaux témoignent de l’existence de quelques-unes de ses toiles non-localisées. Et comme nous l’avons déjà dit, Beránek donnait volontiers ses œuvres, quelquefois à de parfaits inconnus.
Václav Beránek, Le Spectre d'un moine de Strahov, 1966, 35 x 30 cm, passé en vente en 2018 et repéré par Jimmy Virani (merci).
Pavel Konečný avait pris en photo un certain nombre des peintures de Beránek, on en voit aussi plusieurs dizaines dans le film d’A. Jiráček, qu’elles appartiennent à la collection familiale ou à celle du musée de Litoměřice. Quelques toiles sont aussi passées en vente. Bref, on connaît peut-être un quart ou un tiers de la production de Beránek, ce qui laisse de bonnes perspectives pour des trouvailles enthousiasmantes.
Beránek a peint quelques villes, de nombreux bouquets et beaucoup de femmes plus ou moins vêtues (quelquefois de simples fils en relief) et souvent accompagnées de fleurs. Il illustre aussi des anecdotes locales ou personnelles et surtout revisite avec grand bonheur la mythologie tchèque. Sa plus vaste série est dédiée à l’histoire des amours tragiques de la Roussalka, fille de l’Esprit du lac, aussi mise en musique dans le célèbre opéra de Dvořák. Beránek lui a consacré pas moins de 24 tableaux dont plusieurs sont à Litoměřice. C’est aussi un dessinateur captivant et il a encore constitué un extraordinaire jeu de tarot complètement personnel, à usage de divination domestique.
Beránek est un type épatant et l’idée de rester encore un moment sur ses traces me plaît beaucoup.
À suivre, donc.
Václav Beránek, Russalka amie des oiseaux, 1968, 91,5 x 106 cm (Musée des beaux-arts de Bohème du Nord, Litoměřice, photo Emmanuel Boussuge).
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¹. Je ne me crois pas particulièrement obsédé par les naufrages… Même si en effet les sirènes viennent régulièrement onduler entre ces "pages". Ces dernières ne sont, cela dit, pas la seule raison pour laquelle j’accepte cet article. C’est que Beránek est avant tout un Naïf qui illustre parfaitement ma défense de l’art naïf de qualité (Note du « tenancier » du blog).
². Ksawery Piwocki, Dziwny świat współczesnych prymitywów (Le Monde étrange des primitifs contemporains), Varsovie, 1975, p. 182-183 ; Eva Matyášová, Naivní malířství (La Peinture naïve), Prague, 1986, p. 12-13. Ajoutons que l'on trouve une minuscule notice sur Beránek dans le livre d'Anatole Jakovsky, Les Peintres Naïfs (déjà cité en légende de notre première illustration de la première partie), et une reproduction d'une autre toile (non encore relevée par Emmanuel) dans le catalogue de la triennale d'art "insitic" (art enraciné, art inné) de Bratislava, "Insita 4", en 1972 (voir la reproduction de cette peinture ci-dessus ; Note de l'animateur du blog).
³. Malované uhlím (Peinture au charbon). Selon Pavel Konečný, pendant les cinq minutes du film qui lui sont consacrées, on voit Beránek en train de peindre La Reine des eaux ; par ailleurs, le catalogue d’une exposition de 2015 à Litoměřice présente une notice et une reproduction d’une toile de 1980 avec deux femmes au milieu de fleurs géantes : Art brut a naivní umění – Spontánní umění ze sbírky Poetické galerie [Art brut et Art naïf. Art spontané de la Collection du « Musée Poétique »], exp. du 9 octobre au 22 novembre 2015, Antonín Jiráček, Alena Beránková, etc., p. 32-33.
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Remerciements :
Grand merci à Pavel Konečný qui, outre le fait qu’il nous a fait découvrir Beránek, nous a confié les informations nécessaires pour partir sur ses traces et très généreusement donné accès à sa riche documentation. Merci beaucoup à Alena Beránková, du musée de Litoměřice pour ses précieuses informations et surtout merci à Martina Balážová pour son aide tendre et ses nécessaires traductions.
Emmanuel Boussuge
23:46 | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : václav beránek, emmanuel boussuge, pavel konečný, roussalka, sirènes, art naïf visionnaire, anatole jakovsky, jan zrzavý, femmes nues, insita 4, art insitic, mythologie tchèque | Imprimer
Commentaires
Épatant! Bravo.
Écrit par : Régis Gayraud | 10/12/2019
De même, épatant! De beaux projets de voyages cher Emmanuel!
Écrit par : Darnish | 10/12/2019
Il n'est bon bec que Beranek. C'est un bon mec. Et aussi, si sur son article j'en juge, ce Boussuge.
Écrit par : Isabelle Molitor | 11/12/2019
Je tombe par hasard sur ce blog. Très riche, bravo. Mais parfois on trouve des textes avec du vocabulaire d'une autre époque. C'est drôle que vous soyez si entichés d'adjectifs aussi vieillots qu'"épatant". Moi personnellement, je le trouve bien poussiéreux, un peu grand dadais. Pourquoi pas "bath" aussi, pendant que vous y êtes?
Écrit par : Stormy Weather | 11/12/2019
C'est vous qui êtes poussiéreux, mon pauvre ami! La langue est un carrousel, les mots qui passent devant nous aujourd'hui se retrouveront à l'arrière demain, et ceux que vous pensez défunts ressortent à la lumière. Ces mots que vous croyez grotesques le sont moins que tous les piteux anglicismes d'aujourd'hui, et tout ce pauvre vocabulaire de larbins qui s'affublent d'oripeaux (j'ai même envie d'écrire "d'horripeaux") volés à la science. Haro sur les "opportunités", les "impacté", etc., etc. Il y a un fossé entre nous, Monsieur Stormy, ou un "gap", si vous préférez, pour parler votre langue de saule pleureur.
Écrit par : Atarte | 13/12/2019
Pour quelqu'un qui tombe par hasard sur ce blog, vous me paraissez bien au courant des petits travers de ses habituels visiteurs...cher Stormy...
Écrit par : Darnish | 14/12/2019
Pourtant, le Poignard subtil est une icône totémique de l'e-culture.
Écrit par : Isabelle Molitor | 13/12/2019
Question à Emmanuel Boussuge : Où a paru le livre de Ksawery Piwocki "Dziwny świat współczesnych prymitywów"? En Pologne, je suppose? La ville n'est y pas indiquée et on pourrait croire, à cause de la mention du livre suivant, que c'est à Prague. Mais il ne vous aura pas échappé que c'est un livre en polonais, et non en tchèque comme les autres.
Écrit par : Régis Gayraud | 13/12/2019
Après recherche de dernière minute, c'est à Varsovie, cher Régis, comme on pouvait en effet s'y attendre.
Écrit par : Emmanuel Boussuge | 13/12/2019
Děkuji, drahý příteli.
Écrit par : Régis Gayraud | 14/12/2019
Ce qui veut dire en tchèque - monsieur le slaviste campant orgueilleusement sur son savoir, et dédaignant de traduire pour les non tchécophones - : Merci, cher ami.
Écrit par : Le sciapode | 14/12/2019
Au fait, dans le nom de Nebojša Bato Tomašević, qui figure dans la légende du tableau "Femmes dans un paysage", si vous voulez vraiment mettre un trait d'union quelque part, de grâce, glissez-le entre Bato et Tomašević, et non entre Nebojša (qui est le prénom) et Bato. Et j'en profite pour signaler que Nebojša Bato Tomašević, né en 1929, est mort récemment, en 2017. Un personnage très intéressant, qui a écrit sur le grand naïf croate Ivan Generalić, mais aussi sur le monde des Tziganes et sur l'art populaire au Monténégro, ainsi qu'un roman-culte en pays bosno-croato-montenegro-serbe, "Orlov krš" ("La Montagne des Aigles", du nom d'un sommet monténégrin). J'en profite pour noter que, contrairement aux petits gauchistes français, pour la plupart pro-serbes pendant les guerres yougoslaves, il a vite compris la nature du fascisme de Milošević et a émigré en Grande-Bretagne dès 1991. Il est souvent éclipsé par la figure de son compère Otto Bihalji-Mérin, c'est pourquoi il me semblait utile de saisir l'occasion par les cheveux pour lui rendre hommage.
Écrit par : Régis Gayraud | 14/12/2019
Le trait d'union, cher monsieur Gayraud, je le mets là où il est mis, partout dans "l'Encyclopédie mondiale de l'art naïf", comme si Bato faisait partie du prénom de cet auteur, dont je ne savais rien jusqu'à votre commentaire. Je me figurais vaguement une femme d'ailleurs, imaginant qu'Otto et Nebojša étaient un couple masculin-féminin...
J'en profite au passage pour dire que je ne tiens pas Ivan Generalić pour un "grand" peintre. Je le trouve un peu trop léché, personnellement, pas aussi primesautier et fragile qu'un Beránek par exemple.
S'il a été éclipsé par Otto Bihalji-Mérin, qui est déjà lui-même, en France tout au moins, pas mal oublié, c'est probablement dû au fait que son nom et son prénom sont très peu familiers aux yeux et aux oreilles francophones. C'est malheureux, mais c'est ainsi. C'est le même genre de problème qui fait qu'un artiste aussi merveilleux que le Danois Asger Jorn n'ait pas pénétré davantage le grand public des amateurs d'art en France.
Écrit par : Le sciapode | 14/12/2019
C'est sûr que Bihalji-Mérin sonne tellement plus facile …
Écrit par : Atarte | 14/12/2019
Passionnant article, M. Boussuge. Félicitations pour cette découverte épatante !
Écrit par : L'aigre de mots | 15/12/2019