Le jardin d'Emile Taugourdeau danse encore dans les ronces (03/12/2009)
Qu'est-ce que ça devient chez Emile Taugourdeau, le maçon disparu en 1989, qui avait laissé derrière lui dans son jardin des dizaines et des dizaines de statues naïves, brutes, immédiates, ce qui constituait un des environnements de statues naïves ou brutes parmi les plus importants de France? Vingt ans qu'il est décédé, et pas de commémoration pour lui (il n'aura pas eu la chance d'un Chomo par exemple, plus artiste sans doute et reconnu comme tel par ses pairs).
Il était en concurrence, au point de vue strictement quantitatif bien entendu, avec le jardin de Gabriel Albert à Nantillé en Charente-Maritime (on y a dénombré environ 400 statues, chez Taugourdeau, cela devait être approchant), lui aussi désormais en grand péril. On a parlé de lui autrefois (et abondamment, ce qui me justifie de venir en reparler aujourd'hui: Francis David le tout premier dans Les Bricoleurs de l'imaginaire, Jean-Louis Lanoux dans Plein Chant n°45, Taugourdeau étant alors encore de ce monde, puis après sa mort, dans ce fatras qu'était le Guide de la France Insolite de Claude Arz, etc.).
Un article dans un journal spécialisé dans la brocante, longtemps aprés la mort de l'auteur, eut paraît-il une influence néfaste, car à la suite de cette publication qui aurait fait trop de bruit, on vola certaines statues qui étaient sans surveillance (les statues que M. Taugourdeau exposait de l'autre côté de la route, en face de sa maison, les laissant avec confiance pour la récréation de tout un chacun qui passait sur ces petites routes charmantes de la Sarthe).
Le silence retomba. Certains familiers du site, continuant de lui rendre visite secrètement (à noter un article du modeste Zon'Art, vers 2003, si je me rappelle bien), familiers qui récupéraient au passage certaines pièces qui étaient à vendre (et ils faisaient bien, faute de mieux)... Personnellement, j'y étais passé en 1991, en compagnie de la photographe et artiste Marie-José Drogou, afin de fixer sur pellicule le plus possible d'oeuvres. J'y suis revenu longtemps après, en 2003, puis récemment donc en juillet 2009.
Chez Taugourdeau, il y a (il y avait) beaucoup d'animaux, des cervidés, mais aussi des crocodiles, des dinosaures, des serpents, des chiens, des chevaux, et énormément de volatiles. Et aussi des footballeurs lilliputiens (les équipes, les buts, rien n'était oublié, ça grouillait, il fallait faire attention de ne pas buter sur eux). Un Bernard Hinault (il est tombé par terre, c'est pas la faute à Voltaire, mais plutôt la tempête dernière). Une voiture ancienne avec passager et chauffeur (plus de poussière soulevée par ses roues, mais du lierre à la place qui grimpe vaillamment à l'assaut).
Des carrioles conduites par des hommes paraissant porter sombreros (la forêt, les ronces les ont-elles mangés? Je ne les ai pas revues à mon dernier passage en juillet dernier).
Taugourdeau paraissait aimer les personnages, principalement couverts de chapeaux. Les sombreros revenaient souvent, semblant indiquer une fascination du créateur pour les Mexicains (il avait représenté deux Mariachis, les guitares absentes de leurs mains à mon passage en 1991). Il y avait aussi, récurrents, des petits couples gentils, des couples de danseurs certes immobiles mais paraissant tourner sur eux-mêmes simultanément, des grenouilles cachées comme des larves dans des jardinières carrées montées sur pieds.
Des arbres de ciment - toujours le ciment - aux branches couvertes d'oiseaux. Des pêcheurs à la ligne, oui aussi en ciment, qui cherchaient à prendre des poissons eux-mêmes en ciment (c'était les premiers sujets que commença Taugourdeau après s'être essayé à un canard). Des mariés qui dansaient galamment sous les arbres. Des cigognes aux longs cous. Un phacochère. Une déesse Kali (du moins l'ai-je identifiée ainsi, on l'a appelée aussi "la magicienne") plutôt du genre souriante, des serpents sur les bras (elle est toujours là, à mon passage en juillet dernier, je lui ai remis sur les bras les serpents qu'un antiquaire indélicat avait jetés par terre, à ce que me confia Mme Taugourdeau). Un moulin avec son petit meunier (il avait le bras fendu, on l'a acheté, puis emmené à l'abri ailleurs, loin de cette jungle). Il y avait (oui, toujours l'imparfait) deux cavaliers sur deux chevaux qui avaient l'air de fendre les airs pour aller où? On en a vu filer un récemment encore, du côté de L'Isle-sur-la-Sorgue sur une brocante, à l'évidence échappé du jardin de M. Taugourdeau (voir ci-dessous le cavalier encore en place en 2003). Il est resté le second, une variante, avec de subtiles différences, de l'ordre de quelques centimètres de plus ou de moins (j'ai vérifié, il a les jambes plus longues, des étriers plus dégagés de la masse de ciment...)
Il y avait, surtout, plus oubliés encore que les statues, d'étonnants tableaux de ciment teint dans la masse, d'une très belle facture naïve. Dans le jardin, exposés à la merci des intempéries, leurs couleurs ravivées à chaque pluie.
Qu'ils étaient beaux, ces tableaux... Et que le coeur me fend de les imaginer perdus, brisés, cassés? Ici ou là, tassés parfois à plusieurs contre un mur de parpaings, petit à petit couverts de terres, de mousses, enserrés par des racines accrocheuses, on en redécouvre, en les feuilletant d'un bras qui les retient de tomber pendant que l'autre prend la photo.
D'autres disparaissent sous la couleur uniformément verdâtre qui glace l'ensemble de l'oeuvre encore en place (les statues ne sont pas fendues, résistant encore bien malgré vingt ans sans entretien à l'air libre depuis la mort de leur créateur).
Peut-être que certains ont été tout simplement vendus? Car c'est ce qui arrive, la famille laisse partir par petits bouts les oeuvres du jardin, tantôt chez des amateurs désireux de sauvegarder ces chefs-d'oeuvre naïfs, tantôt à des brocanteurs peu scrupuleux qui acquièrent à bon compte des jardinières en mosaïque, en renversant au passage les statues qui ne les intéressent pas, et qu'ils ne songent pas une minute à relever, l'affaire étant faite. C'est ainsi, il ne semble pas qu'aucune autre possibilité de sauver ce qui resterait encore à sauver puisse se mettre en place désormais. Il reste des écrits, des photos, peut-être des films, et quelques statues échappées chez les uns et les autres pour garder la mémoire de cette magnifique création.
Le jardin, encore visible un peu il y a cinq ans, un jour que nous le visitions après un nettoyage saisonnier, se couvre à d'autres moments d'une végétation qui semble partie pour le dévorer complètement. Le redécouvrira-t-on un jour comme on a découvert les temples mayas dans la jungle du Yucatan?
00:01 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : emile taugourdeau, environnements spontanés, habitants-paysagistes, inspirés du bord des jungles, bernard hinault, francis david | Imprimer
Commentaires
Je comprends votre passion pour ces charmants petits jardins et environnements. Mais est-ce volontaire (ligne éditoriale?) que vous omettiez de signaler des infos d'importance comme par exemple la naissance d'un musée d'art brut à Londres, un département du MoMa qui s'ouvre à l'outsider art grâce à la donation d'un grand collectionneur américain. Que la collection Prinzhorn inaugure une nouvelle exposition "Surrealismus und Wahnsinn", qu'une rétrospective consacrée à Martin Ramirez se prépare à la Reina Sofia. Qu'un musée majeur de Tokyo s'ouvre à l'art brut et organise régulièrement des expositions dédiées au sujet etc... la liste est longue... Même la Corée s'y met. Bref, on s'agite au-delà de l'hexagone, aux bords des routes du monde, le savez-vous?
RG
Écrit par : RG | 05/12/2009
Cela fait déjà un petit moment que j'ai établi que je parlerai avant tout sur ce blog de ce qui me touche de prés, sans m'interdire pour autant de temps à autre de faire un peu d'information sur des sujets connexes moins passionnants à première vue pour moi. Ceci est le blog d'un créateur subjectif avant tout. Je ne peux prétendre à l'exhaustivité à moi tout seul en outre, et ne le désire pas. Les commentaires peuvent ajouter les infos qui paraissent devoir être citées ici, comme vous l'avez fait.
De plus, si certaines de vos infos ont été bien un peu perçues par moi, je n'ai pas la possibilité de me rendre aisément et fréquemment à Londres, à Madrid, et encore moins à Tokyo (car j'aime être plutôt renseigné de visu). Bien sûr, je pourrai me contenter de faire une autre série d'Infos-miettes en citant comme vous des brèves ultra-brèves. Mais pour les raisons évoquées dans mon premier paragraphe, cela ne vient pas toujours.
Le musée londonien que vous citez, j'ai dû l'apercevoir sur la Toile... Je ne sais plus pourquoi je n'en ai pas encore parlé. Attente d'un complément d'information...? Aller à Londres...
Figurez-vous aussi que l'équipe de rédaction du blog est assez restreinte aussi. L'information est de plus en plus vaste à réunir sur les questions d'art spontané. Je serai de plus en plus débordé. Autant donc se limiter à ce qui me touche de près. J'ai tendance pour cela à me limiter en effet à une information hexagonale comme vous l'avez perçu. Nul chauvinisme en cela. C'est histoire de circonscrire le champ d'intervention pour ne pas trop avoir à me disperser. Et puis j'aime le très proche-très lointain. Si je parle d'art de l'immédiat, c'est pas pour rien.
Mais si vous voulez oeuvrer à la création d'une tribune des arts spontanés (art brut, art naïf, arts singuliers, art populaire...), qui ratisserait à l'échelle de la planète entière, on peut toujours en parler.
Entre parenthèses, rien que les deux années d'infos de mon blog auront cependant servi, je l'espère, à prouver la pauvreté des informations diffusées quant à l'actualité des arts spontanés en France telle qu'elle est présentée dans les pages consacrées à la France par une revue comme Raw Vision.
Écrit par : Le sciapode | 06/12/2009