Postérité des environnements (6): Un rêve part en fumée, dispersion du jardin extraordinaire d'André Hardy (15/03/2011)
Vue générale du jardin de sculptures créé par André Hardy des années 70 à ces dernières années, ph. Bruno Montpied, juillet 2010
Le personnage à la cravate rouge est peut-être un autoportrait de l'auteur du jardin? ph BM, 2010
Le "Jardin Extraordinaire", comme l'avait appelé lui-même André Hardy, peut-être par référence à la chanson de Charles Trénet, n'est plus du tout extraordinaire, hélas. Un nouveau propriétaire bien moins inspiré que le créateur originel du site a décidé de faire table rase des sculptures qui étaient semées un peu partout en dessous de la maison située au faîte d'une colline, comme juchée à l'horizon, curieusement mise en valeur par la présence des dizaines de sculptures naïves en plein air qui la cernaient, ainsi que par son découpage sur le fond du ciel. Ces sculptures descendaient, soigneusement distribuées sur les pelouses, jusqu'à la route, en contrebas, qui longeait ce territoire onirique en une courbe grâcieuse propice aux lents travellings.
Le personnage à l'ombrelle avait été repeint en bleu entre 2008 et 2009 ; la baleine bleue, "une bête comme on en fait peu", était-elle une allusion, ou une réminiscence?, du poème de Jacques Prévert, La chasse à la baleine? Ph. BM, 2010
Le caméraman du film de Remy Ricordeau, Bricoleurs de Paradis, ne s'en était pas privé du reste, de ces travellings, c'est le jardin sur lequel se clôt le documentaire, couvert depuis la fenêtre de notre voiture. Dans les bonus du DVD que nous avons tiré du film (à paraître incessamment, la date "officielle" de la sortie des Bricoleurs et du livre Eloge des jardins anarchiques est pour la fin du mois), on entend également les élus de St-Quentin-les-Chardonnets (c'est la commune où se trouvait le jardin, dans l'Orne), qui dialoguent l'été dernier sur l'hypothèse de la sauvegarde ou non de ce site, qui avait déjà été abandonné par le couple à ce moment (Les Hardy, trop fatigués pour rester sur place, venaient de partir dans une institution médicalisée, après avoir vendu la propriété avec toutes les statues). Ces deux élus se révèlaient assez désarmés devant la question de la propriété privée, disant ne rien pouvoir faire face au nouvel occupant, et ce malgré l'aspect officieusement "patrimonial" du site, qui avait été un temps fléché sur les guides de randonnée édités par la commune.
André Hardy, son Andalouse et le cerf toutes ramures déployées (première oeuvre d'André Hardy dans les années 70), ph BM, 2010
Le nouveau propriétaire avait paraît-il l'intention de louer la maison, et déjà s'esquissaient de menus aménagements que j'avais photographiés, signes que j'avais alors interprétés comme de mauvais augure. Pourtant la location du lieu, avec ses statues et son paysage créés par Hardy, destiné à une sorte de tourisme "brut" (qui s'esquisse ça et là), aurait pu tenter nombre de loueurs, potentiels amateurs de sites d'art populaire insolite. Ce tourisme "brut" d'un nouveau genre (analogue à celui qui se pratique avec les cabanes louées dans les arbres ou les sites troglodytiques) pourrait se présenter comme une solution alternative pour la sauvegarde provisoire des environnements insolites, assurée par des passionnés non institutionnels, ce qui serait plus cohérent avec l'esprit de ces lieux..
Les démolisseurs avaient commencé de passer à l'attaque dès juillet 2010, ph.BM
Les élus interrogés, qui avaient l'air bien embarrassés, se doutaient-ils en juillet 2010 des intentions complètes du nouveau propriétaire? Ce qui est sûr, c'est que la médiatisation du lieu était loin d'être réalisée, et ceci en dépit de la longévité du site (une quarantaine d'années à peu prés : on voit une photo du site dans Les Inspirés du bord des routes, le fameux livre de Jacques Verroust et Jacques Lacarrière en 1978 -il n'y a à cette époque qu'une vingtaine de sculptures, chiffre qui fut bien vite dépassé par la suite ; c'est Olivier Thiébaut, presque vingt ans plus tard, qui lui consacrera une notice importante dans son ouvrage sur les environnements de l'ouest, Bonjour aux promeneurs, édité chez Alternatives en 1996). Le site aurait été ainsi plus connu, il aurait été reconnu comme un site patrimonial, les dégâts actuels auraient peut-être pu être évités. Le début de reconnaissance du phénomène "Art brut" a contribué, au minimum, à faire que les statues n'ont pas été semble-t-il toutes détruites mais vendues pièce par pièce, notamment à une boutique de décoration située dans la bourgade voisine de Tinchebray, "Le grenier de Marco", qui actuellement encore propose dans son catalogue (rubrique "Art brut au jardin"!) diverses statues à vendre, dont par exemple la fameuse Baleine bleue: avis aux amateurs et aux conservateurs!
Ph. BM, 2010
A signaler que l'on peut trouver l'information de cette mise en vente sur plusieurs blogs ou sites qui s'intéressent aux inspirés du bord des routes, notamment celui d'Henk Van Es (rédigé en anglais), Outsider environments Europe. On retrouvera également André Hardy dans mon Eloge des jardins anarchiques, où je lui ai consacré une notice (parution: incessamment sous peu...).
02:18 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : andré hardy, environnements spontanés, sculpture naïve, décors populaires insolites, inspirés du bord des routes, vandalisme de l'art populaire, habitants-paysagistes | Imprimer
Commentaires
Il faudrait que les musées tel celui de Villeneuve d'Ascq aient un droit de préemption du même genre que celui que peuvent exercer musées et bibliothèques publiques sur les objets qui passent dans les ventes à Drouot, Artcurial ou ailleurs. Quoi qu'il en soit, il existait, je pense, un moyen qui eût permis aux élus de la commune de ne pas être torturés par les questionnements qu'ils expriment dans le bout de film montré dans le bonus du film de R. Ricordeau et de sauver de la casse ce superbe lieu. La municipalité aurait pu faire valoir son droit de préemption au moment de la vente de la ferme et du terrain, et elle serait aujourd'hui propriétaire du site. Bien sûr, les communes rurales hésitent toujours. Elles ne sont pas bien riches et il aurait quand même fallu payer le vendeur. Toutefois, puisque - si j'ai bien compris - le vendeur n'était autre que le concepteur du site, contre l'assurance que celui-ci serait préservé, il aurait peut-être baissé son prix. Et puis... et puis, et puis... ensuite, il faut que M. le Maire affronte les électeurs, et M. le Maire se dit qu'un nouveau terrain de sport, ça, ça fait une bonne réelection, mais que l'achat du jardin du père Hardy, là... ça risque de la lui coûter... Mais M. le Maire, vous savez bien le prix d'un vulgaire rond-point!? Au prix d'un seul rond-point (cette spécialité française), on peut s'acheter au moins dix jardins extraordinaires. Alors, on supprime le projet de rond-point et on achète le jardin (en se débrouillant bien, on peut même avoir une subvention de la DRAC ou de la Délégation au Tourisme) qui contribuera à rendre célèbre votre commune et vous même encore de longues et longues décennies. Mais pour ça, il faut du - comment dit-on, déjà, ce vieux sentiment, assez oublié par chez nous? Ah! oui, voilà : du courage... Enfin! Cela ne nous rendra pas ce énième site qui s'en va. Les philistins ont encore gagné, et je serais prêt à parier qu'ils ont leur petit pourcentage sur les oeuvres débités dans le grenier du fameux Marco. Double peine pour M. Hardy. Berk, berk et berk!
Écrit par : Régis Gayraud | 15/03/2011
Connaissant un petit peu le sujet du démantèlement de cet environnement, et c’est plus facile pour en parler… (suis allé sur place), j’aimerais apporter deux précisions :
1) Dès que j’ai eu connaissance de ce démantèlement (il y a trois semaines environ), j’ai contacté le Musée d’Art Naïf de Laval ainsi que La Fabuloserie. Je peux dire également que l’association L’ARACINE est informée, ainsi que le Musée de Villeneuve d’Ascq.
2) « Le Grenier de Marco » n’a pas acheté les sculptures d’André Hardy. Il fait le lien entre le nouveau propriétaire du lieu et les éventuels acheteurs (Musées, amateurs). Il faut noter également qu’au début de cette mise en vente le nouveau propriétaire avait été contacté par des marchands professionnels, et ces derniers projetaient de faire partir l’œuvre d’André Hardy à l’étranger. On peut se réjouir que le nouveau propriétaire ait refusé ! Espérons que les institutions citées plus haut sauront saisir cette opportunité.
Michel Leroux
Plus connu sur ce blog sous le nom de « Michel L’égaré »
Écrit par : leroux | 16/03/2011
Merci de ces précisions qui, effectivement, nuance largement mon propos. Cela ne m'empêchera pas de préférer l'attitude de la nouvelle propriétaire de la maison château-fort entrevue dans le film de Rémy Ricordeau - une femme brune habitée par sa demeure blanche - qui a acheté sa maison justement pour pouvoir vivre dans un tel environnement. Il y a tellement de maisons à vendre, les campagnes en sont pleines, pourquoi des gens achètent justement les maisons qui ont une telle personnalité pour en détruire l'âme. Bien sûr, ce sont sûrement de braves gens, mais on m'enlèvera pas de l'esprit qu'il y a quand même quelque chose d'étrangement nihiliste dans cette démarche d'acharnement. Ce qui n'est pas contradictoire : le néo-nihilisme est une norme de notre temps, et les braves gens épousent par nature la norme de leur temps. Quand on achète un lieu qui n'est pas une boîte de béton aseptisé mais un lieu qui respire, je pense qu'il faut d'abord longuement le regarder, le peser, y vivre dans son jus, dans sa crasse, dans l'odeur de ses anciens habitants, et progressivement, en tâtonnant, on y prend doucement sa place, on modifie ceci ou cela, on cherche à en préserver l'âme et on en rajoute sa propre couche petit à petit. Les ripolineurs me consternent, les Attila décorateurs m'effraient, les obsessionnels du design m'angoissent.
Écrit par : Régis Gayraud | 17/03/2011
Si j'approuve dans son principe le point de vue de Régis Gayraud, force est de reconnaître que dans certains cas habiter une maison en préservant l'âme qui lui a été léguée par son dernier occupant peut quelquefois relever d'une sorte de sacerdoce. Pour ne prendre qu'un exemple, la maison de feu Bodan Litnanski (également présente dans le film) est toujours à vendre et risque, je le crains, de l'être encore un bon moment à moins que quelque institution se décide à l'acquérir pour la préserver en l'état.
Écrit par : RR | 18/03/2011
A Régis Gayraud,
En vous lisant, je me disais : Tiens ! Ce Monsieur Gayraud a certainement acheté la maison de Bodan Lintnanski pour y vivre !
Mais une note suivante indique que cet environnement est toujours à vendre ….
Michel l’égaré
Écrit par : Leroux Michel | 18/03/2011
A RR et à M. Leroux,
Vous ne remarquez pas assez la phrase de Régis où il dit à juste titre que les campagnes sont pleines de maisons à vendre. Si les lieux où emménager manquaient près de Tinchebray, on comprendrait qu'on ait voulu se loger à toute force sur ce terrain, mais je ne pense pas qu'on soit dans ce cas de figure, si?
Le nouvel occupant a fait place nette comme font tant de nouveaux habitants, histoire de marquer leur territoire. Comme dit Mme Darcel dans notre film, on fait ce qu'on veut dans son jardin, y compris raser ce qu'y avaient mis les précédents habitants. Patrimoine, mon cul, dirait Philippe Katerine. Mais pourquoi là précisément? Je me demande s'il n'y avait pas un compte à régler quelque part...
Écrit par : Le sciapode | 19/03/2011
Je suis bien d'accord et je ne justifiais pas ce déménagement du jardin de Mr Hardy. Je voulais simplement dire que certains sites, comme celui de Bohdan Litnanski, par exemple, impliquait vraiment, si l'on veut y habiter, de se "fondre" dans son univers qui est tout de même assez particulier, reconnaissons le. Dans ce cas, y prendre doucement sa place en modifiant ceci ou cela et ajouter sa propre couche petit à petit pour se l'approprier comme dit Régis, me semble assez téméraire tant Bohdan y a laissé son empreinte personnelle singulière. C'est en ce sens que je parlais de sacerdoce, mais le mot n'est peut-être pas approprié.
Écrit par : RR | 19/03/2011