La montagne de la tête (16/02/2013)
Ce soir, j'ai envie de m'épancher, de me répandre à propos d'un de mes dessins produit durant ces deux derniers jours. Vite arrivé... Et pourtant, pour une fois, j'en suis fort satisfait. C'est un bébé qui n'a pas l'air comme les autres. Dans le flot (façon de parler!) de ma production, il y a en effet pas mal de clones, de répétitions, de visages et de compositions déjà-vus. Des leitmotivs, des séries, des obsessions, des façons de composer ou de tracer qui reviennent régulièrement, parfois après de longues éclipses, mais tout de même persévérantes, refaisant surface fidèlement de loin en loin. Et puis, il y a les cas à part, les enfants uniques, les solitaires, et c'est généralement à ceux-ci que je m'attache, que je n'aime pas vendre et laisser partir. Le dernier venu est du lot.
Bruno Montpied, La Montagne de la tête, 29,7x21 cm, 2013
De taches d'encre semées au début, distribuées aléatoirement sur la feuille de papier, avec des frottages de mine de plomb, de crayons noirs dont les traits, les gribouillis furent étalés au doigt - technique souvent utilisée ces temps derniers - peu à peu, en rajoutant ici et là des traits apposés comme souvent, au jugé, a fini par émerger tout d'un coup une tête, une énorme tête, aux dimensions d'un paysage. Fichée, tel un chef coupé sur une pique de Sans-Culotte, mais cette fois au sommet d'un pic, d'une montagne à l'horizon. Cette dernière se reconnaît du reste grâce à ses verts pâturages où paissent de drôles de ruminants, où se pavane un volatile faisant l'important. Des têtes monumentales de ce calibre, je n'en ose pas si souvent que cela. Je l'ai laissée venir par hasard, elle s'est imposée à mon regard, plusieurs heures après avoir été dessinée, ou du moins après que les traits, les frottis et les taches qui la constituent eurent été posés, chargés de représenter autre chose, en l'occurrence des surfaces abstraites, et des corps en équilibre improbable (le personnage ocre) ou comme virevoltant...
Tout à coup, je vis une tête aux yeux complètement assymétriques, une mèche lui tombant tout du long de sa joue droite, manquant de couvrir la bouche ocre (qui est simultanément le corps du personnage en équilibre), vaguement boudeuse, mais aussi à l'expression résolue, têtue. Ce personnage ocre tend le bras gauche vers l'œil droit de la tête géante comme cherchant à recueillir ce globe oculaire prêt à se détacher de son orbite telle une larme en formation. De son bras droit, il tient en équilibre sur une barre, où reposent également ses deux jambes (une "cinquième jambe" qui a tout l'air d'une espèce de phallus considérable se fait sentir ou embrasser par les lèvres lippues d'une ombre de bestiole, hésitant entre ombre et nuage...). La barre paraît tenue assez fermement dans un manchon, ou un immense gant de boxe d'un ocre presque brun, placé sous le menton d'un personnage barbichu assis sur un curieux fauteuil rouge (un fauteuil dont le dossier rampe en épousant le bas du dos du barbichu). Ce dernier porte des sortes de minuscules nattes rigidifiées, hérissées et terminées par des perles. De la tête gigantesque poussent des excroissances ténébreuses qui ressemblent à des cornes assez semblables à celles d'un bouc. Est-ce le Diable ?
Souvenir, réminiscence d'une randonnée ancienne en montagne dans le Mercantour avec Christine, lorsque au bout de trois ou quatre jours d'ascension continue depuis la mer Méditerranée, voyant à l'horizon le col vers lequel nos pas nous portaient et nous emportaient, nous rêvions sur le nom de cette barre rocheuse plus haute que tous les reliefs avoisinants, le Pas du Diable, immense chaos rocheux que nous escaladâmes dans un silence sauvage, des filaments nuageux glissant par-dessus nous qui montions, épuisés et oppressés? Au sommet, après un petit défilé, nous trouvâmes un petit lac comme un miroir de bijoutier, et en dessous une étroite vallée très minérale qui par un sentier artificiellement tapissé d'un semis de gravier écru et bordé de fleurs fragiles et minuscules nous permit de descendre, en extase, vers la Vallée des Merveilles où d'autres randonneurs nous attendaient, ayant transformé par l'affluence de leurs tentes de camping le site en un nouveau Woodstock transféré par magie (si l'on peut dire...) dans les Alpes.
23:29 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : bruno montpied, têtes, montagnes, art singulier, pas du diable, mercantour, diable, vallée des merveilles, woodstock | Imprimer
Commentaires
J'ai beaucoup aimé ce dessin -- et le commentaire aussi.
Sasha
Écrit par : Sasha | 17/02/2013
Il y a quelque chose de dalinien dans cette oeuvre. La béquille du personnage, où la transparence des couleurs? L'amorce de la 3D? La bougie dans la fente du volcan?
Écrit par : Régis Gayraud | 18/02/2013
Une lumineuse éruption de blanc bleu !!
Écrit par : alain garret | 18/02/2013
J'apprécie votre envie de "décortiquer", la lecture que vous nous faites est essentielle mais j'aime aussi découvrir, voire "inventer" moi-même la découverte des oeuvres (je prête ici volontiers mon flanc à votre critique).
Pour ajouter mon "grain de sel" : j'aime la tête d'enfant apaisé qui naît de la tête-montagne en désordre, et me risquer à une "pseudo-psycho-analyse" : auriez-vous ces jours-là conçu ou généré quelque chose ou était-ce seulement un effet des "neuroleptic-soirées" de cette époque ?
LOL comme disent les djeunes.
Merci en tout cas pour vos échanges.
Écrit par : Jacques LHOUMEAU | 21/02/2013
A M. Lhoumeau,
Rien ne vous empêche de proposer vos interprétations. Les images que l'on crée, dès qu'elles sont livrées au public (et même dès qu'elles sortent des mains de ceux qui les créent, grosses qu'elles sont de regards possibles à venir), ne peuvent qu'être interprétées.
Moi de mon côté je n'ai pas proposé de la "décortiquer" ou de l'analyser, je préfère l'accompagner, la prolonger par une interprétation justement, celle que porte l'auteur sur l'image produite obscurément (comme dans 99% des cas), interprétation qui ne se refuse pas aux chemins eux aussi obscurs, suivant en cela l'image (à la fois simple et complexe, ce que je cherche et ne parviens que rarement à réussir). En tendant le miroir des mots pour y refléter le miroir de l'image, et que de cet ébat naissent d'autres reflets en myriades d'étincelles (si possible).
J'ai écouté votre interprétation, ai regardé à nouveau mon image, n'ai pas vu a priori un enfant qui nait, puis me suis dit dans un second temps que cela pouvait s'imaginer, car il y a des petites têtes tout autour de la grande de la montagne, dont une sous cette grosse tête, qui paraît naître un peu comme une larme sous une joue...
Il n'y a pas eu dans ma vie ces jours de naissance réelle, je veux dire de chair. Mais travaillant à animer des enfants la plupart du temps, je passe aussi mon temps peu ou prou à aider un peu à faire grandir leurs potentialités. Dans mes dessins, il y a beaucoup d'enfants cachés. Au fond, la plupart parlent sans doute de naissances, de débuts de mondes...
Quant aux "neuroleptic-soirées de cette époque", je ne vois pas ce que vous voulez dire.
Écrit par : Le sciapode | 22/02/2013