De l'art naïf anonyme en remontant le temps (18/03/2015)
C'est beau les Puces de Vanves, on y rencontre toutes sortes d'épaves, d'objets venus y faire un petit tour au gré des marées perpétuelles du souvenir et des occasions, sous le prétexte d'être objets de commerce. L'autre jour, mêlées à des peintures du genre plutôt moderne (XXe siècle), je suis tombé sur deux peintures sur papier, un peu abîmées certes (de l'humidité y avait laissé des taches, des crevasses serpentaient dans les coins, peut-être certaines taches de couleur étaient plus la résultante de frottages intempestifs essuyés au fil des âges, au gré des déplacements, plutôt que de la volonté du peintre), mais encore pimpantes, joliment colorées, et dessinées avec une certaine naïveté. Par exemple, pour preuve de ce que j'appelle "naïveté" et qui est plutôt signe d'une grâce qui ne s'encombre pas d'une volonté de réalisme autre qu'intellectuel (comme aurait dit peut-être Georges-Henri Luquet), voyez dans le dessin ci-dessous la position des joueurs de trompettes aux chapeaux munis de plumets. Leurs pieds reposent sur une colline située à l'évidence bien plus loin que celle sur laquelle reposent les cinq autres personnages qui pourtant sont de même taille à côté d'eux, groupés autour d'une femme et de son enfant, personnages accompagnés d'une sorte de biche (aux oreilles de lièvre?), peut-être un symbole de cette famille aristocratique, qui fait un peu penser aux représentations d'animaux sur les tapisseries de l'époque. Un cheval aussi est de même taille que les personnages...
Anonyme ; on notera la chaise à porteurs à droite, en train d'arriver peut-être pour charger la dame à la robe rose et l'emmener ensuite au château que l'on aperçoit au lointain ; ce pourrait être un facteur de datation, de même que le style des vêtements (XVIe siècle? Ou XVIIIe siècle, époque où aurait peint l'auteur, se référant à un événement historique ancien?) ; il est possible que la scène se passe ailleurs qu'en France (?) ; ph. Bruno Montpied
Le collectionneur qui les acquit me laissa avec bienveillance les prendre en photo, grâces lui soient rendues (il préfère rester discret quant à son identité).
Voici le deuxième dessin, lui aussi une gouache sur papier, et lui aussi de la même main visiblement, même si on ne trouve aucune signature, aucune date, aucune inscription de quelque sorte que ce soit apposées dessus. Cette fois, le sujet est plus rude. Il s'agit à l'évidence d'une scène d'écartèlement. Le condamné est livide, en contraste avec les visages colorés de ses bourreaux. Les bœufs chargés de le démembrer sont gros afin que le spectateur du tableau ne puisse douter de leur efficacité. L'espèce de belvédère qui est placé en arrière-plan est curieux. Est-ce un poste d'observation pour cette zone de torture? Est-il seulement là pour remplir la composition qui serait sans cela un peu trop vide? Le dessin fait en tout cas un curieux pendant au précédent, même si rien ne permet de penser qu'ils étaient ensemble pour être exposés en vis-à-vis. Comme si le supplice du gueux était l'autre face d'une pièce dont le recto représenterait le faste des seigneurs. Ces derniers ne pouvant briller sans l'exécution de quelques révoltés ici ou là...
Anonyme, XVIIIe siècle ?, 31x40 cm, scène d'écartèlement, ph. BM
00:26 | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : anonymes de l'art naïf, art naïf du xviiie siècle, écartèlement, supplice, chaise à porteurs, g-h luquet, réalisme intellectuel, peinture naïve à thématique historique | Imprimer
Commentaires
Puisque qu'il s'agit de 18e siècle, ce n'est peut-être pas une grande surprise pour toi cher Bruno si je pointe le bout de mon nez...
Mais j'ai une hypothèse assez sérieuse pour la deuxième image. S'il s'agit bien d'une pièce du XVIIIe (ce qui paraît fort probable) et si elle est bien inspirée par des événements français (ce qu'il est peut-être plus difficile d'assurer) alors elle ne peut guère représenter autre chose que le supplice du régicide Damiens en 1757. Ce personnage apparemment inspiré par la propagande jansénisante avait tenté d'assassiner Louis XV. Pour cet attentat extraordinaire, on avait réanimé la peine d'écartelement inemployée depuis de nombreuses décennies. Le supplice avait certes été administré sur la place de Grève et mené par des chevaux mais ce genre de détails pouvait n'être pas parvenu au peintre qui nous intéresse, que l'on peut imaginer pour cette raison provincial ou même étranger au royaume. Dans ce type d'image, la stricte vraisemblance n'avait de toute façon pas d'importance particulière. L'écho de l'événement fut en revanche extrêmement fort et explique sans problème qu'on cherche à le représenter loin de Paris.
Hors de France, un certain Pierre Péquignat meneur d'une révolte de paysans à Bâle en 1740 fait aussi un bon candidat. Il est vrai qu'avant d'être écartelé il avait été décapité mais pour les mêmes raisons que déjà indiqué, ce n'est pas un fort argument contre l'identification proposée. Dans ce cas, l'événement n'avait pas eu une formidable résonnance mais les boeufs, ça a un petit côté suisse, non?
Bien à toi,
Écrit par : Emmanuel Boussuge | 18/03/2015
Bonjour Bruno,
La fraise portée par les personnages au XVIIIème? et la chaise à porteurs ? Je trouve cela très très douteux.
LM
Écrit par : lucm.reze | 18/03/2015
De même les culottes bouffantes à la Henri IV et les chapeaux à plumets ne font pas très 18ème...
Écrit par : Zébulon | 18/03/2015
C'est sympathique, Emmanuel, de nous faire un cours sur le supplice de Damiens qu'on connait tous depuis les passages de Voltaire qu'on laissait dans le Lagarde et Michard. Mais je crois me souvenir qu'on décrivait Damiens comme un grand flandrin du Nord. Il y avait une image où il apparaissait sec, le visage dur, un nez d'aigle. Ce gars-là, petit rondouillard (même si, petit pour notre époque, il était de taille moyenne au XVIIIe siècle, n'y ressemble guère.
Et si c'était une représentation de l'écartèlement qui ne correspondait à aucune affaire en particulier?
Écrit par : Régis Gayraud | 18/03/2015
Mais Régis, vous feignez d'ignorer qu'Emmanuel s'est prémuni à l'avance contre vos remarques à propos d'exactitude par sa phrase: "Dans ce type d'image, la stricte vraisemblance n'avait de toute façon pas d'importance particulière".
Plus pertinente est la remarque laconique et courtoise de Luc M cela dit...
Écrit par : Le sciapode | 18/03/2015
Oui, Luc M, cela méritait plus précise analyse, ou tout au moins affirmation moins péremptoire, je le concède. Je me suis plongé suite à votre commentaire dans l'histoire des costumes, et si les chaises à porteurs ont bien existé jusqu'au XVIIIe siècle, il paraît vrai que la fraise, ou collerette, a surtout été portée tout au long du XVIe siècle. Du coup ces dessins vieillissent davantage... Et prennent à mes yeux encore plus de valeur.
Il va falloir que j'amende ma note du coup... (en rouge).
Le personnage écartelé ne serait dans cette hypothèse, Emmanuel, pas un supplicié du XVIIIe siècle. Mais je t'accorde que les bœufs auraient pu (pourraient) être suisses, comme dans les "poyas" que Nicolas Bouvier (entre autres) a si magnifiquement photographiés dans son livre sur l'art populaire en Suisse.
Écrit par : Le sciapode | 18/03/2015
En tout cas, j'observe une superbe perspective inversée dans le traitement du trône situé en haut de la montagne, dans la scène de l'écartèlement. De là à trouver une influence byzantine, voilà un délire d'interprétation que je ne commettrai pas.
Écrit par : Régis Gayraud | 18/03/2015
Luc M. puis Zébulon ont parfaitement raison pour ce qui concerne le costume. Le modèle de la première peinture est bien du XVIe siècle. A vrai dire, j'avais surtout regardé la deuxième...
Si on voulait sauver une datation au XVIIIe, il faudrait supposer que la peinture s'inspire deux siècles plus tard d'un modèle ancien ; ça n'a rien d'impossible mais pourquoi chercher compliqué quand on peut trouver plus simple...
Écrit par : Emmanuel Boussuge | 18/03/2015
Il me paraît fort improbable que les couleurs de ces œuvres soient restées encore si vives plus de deux siècles, voire plus de quatre si l'on remonte au XVIe, après leur application sur du papier. Il s'agit très certainement de compositions bien plus récentes, dues, comme semble le prouver le traitement du ciel et des nuages, à un même artiste tirant son inspiration naïve des enluminures et des tableaux des maîtres anciens.
Écrit par : L'aigre de mots | 18/03/2015
La question des couleurs ayant gardé un certain éclat, je me la suis effectivement moi aussi posé en mon for intérieur. Ces peintures sur papier, qui portent en maints endroits des traces d'usure et de frottage, plus des plis liés à des froissements, plus des parties déchirées (en bas à droite de l'écartèlement), ou des taches d'humidité, paraissent toutes deux exécutées par la même main. Elles provenaient apparemment selon la vendeuse qui les écoulait d'une même collection (une succession je crois). Il est possible qu'elles aient été conservées serrées dans un carton, à l'abri de la lumière en tout cas. Des peintures peuvent se conserver fort longtemps si on ne les expose pas beaucoup à la lumière.
Mais c'est vrai que des peintures sur papier (des gouaches m'a-t-on dit) existant depuis quatre siècles, on peut douter... Cela fait partie de leur mystère et de leur charme. Le dessin des figures, par le style de ses tracés qui font presque penser à des figures de l'art roman telles qu'on peut en voir dans certaines églises mais aussi au dessin des figures saintes représentées dans les icônes des cultes chrétiens orthodoxes, ce dessin me donne l'impression d'être très ancien.
Sur le moment quand je les vis ensemble pour la première fois, j'ai cru tomber sur des gravures qui auraient été rehaussées à l'aquarelle. La vendeuse infirma le fait.
Une autre hypothèse pourrait se présenter. Une remise en couleur très ultérieure à la date du dessin original pourrait être envisagée. Ce qui expliquerait l'éclat des couleurs encore en bonne forme.
Qui pourrait nous renseigner sur la longévité, et l'histoire de la longévité, des couleurs ? Je me dis parfois que les pigments de jadis tenaient bien mieux dans la durée que les pigments modernes. Mais ce n'est peut-être qu'un avatar de la fameuse croyance comme quoi "tout était mieux avant"...
En tout cas, je conserve l'hypothèse d'un peintre naïf suisse dans un recoin favorisé de ma mémoire.
Écrit par : Le sciapode | 18/03/2015
"Qui pourrait nous renseigner sur la longévité des couleurs ?" Un élément de réponse parmi d'autres, sans doute: sans être exposés à la lumière, les pigments utilisés dans la grotte Chauvet tiennent déjà depuis 30 000 ans.
Écrit par : Zébulon | 19/03/2015
Cela me fait penser à tel panneau de charrette sicilienne que j'ai chez moi, qui n'est pas si ancien que ça, et sur lequel figure une scène naïve et moyenâgeuse de chevalerie. Si l'on se fiait à la scène, on pourrait croire que ce décor date de l'an 1500.
Écrit par : Régis | 19/03/2015
C'est vrai, Régis, que les œuvres d'art populaire paraissent bien plus anciennes que leur véritable date de production le laisserait croire. A cause de leur côté sobre, et stylisé qui les font cousiner avec des œuvres bien plus archaïques et anciennes.
Dans le cas des charrettes siciliennes, qui sont une tradition de décoration très particulière et fort originale (sur laquelle en France on manque d'un livre qui ferait le tour de la question, on se demande ce qu'attend Roberta Trapani...), aux sujets inspirés de l'histoire et je crois de l'art religieux, on est dans la référence à des thèmes historiques fantasmés, de l'histoire revécue à travers de la légende collective. C'est une tradition collective propre au peuple sicilien.
Là, avec ces deux dessins, c'est infiniment plus dur à dire. Un peintre populaire qui serait entiché d'histoire et peindrait des sujets relatifs à des événements vieux de deux ou trois siècles? Ce serait intéressant à imaginer (et là encore s'il existait, mon intuition me le représenterait plutôt en Suisse au XIXe siècle, parmi les peintres paysans devenus prospères et fort cultivés tout en gardant leur naïveté de touche), mais en même temps ce serait aussi un oiseau bien rare...
Non, je préfère penser, et Zébulon en nous rappelant que des preuves de longévité des pigments existent avec encore plus d'ancienneté me conforterait dans ce sens, je préfère penser que ces dessins sont fort anciens, et pourquoi pas datent bien du XVIe siècle, n'en déplaise à l'Aigre.
Écrit par : Le sciapode | 19/03/2015
Chers Sciapode et autres, il y a, excusez, un petit côté Bouvard et Pécuchet en vous avec vos suppositions de plus en plus exaltées. Il y a des moyens scientifiques éprouvés pour savoir la date de réalisation des oeuvres. Un expert qui regarderait de près les couleurs et surtout le support vous donnerait un ordre de grandeur en quelques minutes, et avec quelques examens plus poussés, il pourrait vous en dire encore plus encore.
Écrit par : Louis de Gonzague de Travers de Por | 21/03/2015
Les pigments peuvent effectivement tenir très longtemps sans ternir. Il suffit de voir des peintures à l'huile de Rogier Van Der Weyden, au Louvre par exemple, pour être immédiatement stupéfait de l'éclat de ses couleurs, presque psychédéliques. On a l'impression qu'elles ont été appliquées dans les années 70.
La gouache ( ou tempera) peut tout aussi bien tenir, elle est plus fragile mais conservée dans un lieu à l'abri de l'humidité, elle tient. Les icônes chrétiennes d'avant la renaissance sont souvent des tempera sur bois et elles peuvent être toujours très éclatantes.
Ce qui me fait dire que ces peintures ne sont pas du 16eme siècle ne vient pas de là. Il y a quelque chose qui ne va pas, selon moi. Ce peintre naïf supposé serait presque à la pointe des représentations de l'époque, si ce n'est quelques problèmes de perspectives.
L'ensemble me parait plus récent, la chemise du supplicié par exemple ne fait pas renaissance mais plutôt 18eme. Il a plutôt l'allure d'un Robespierre en partance pour l'échafaud.
Cela ressemble à une sorte de collage d'éléments de différentes époques. Les arbres font tapisserie de l’apocalypse d'Angers, qui datent du 14eme.
Bon je ne fais pas avancer grand chose avec mes remarques mais pour moi cela ne date pas du 15eme...
Et à savoir de quelle région vient le peintre? Italien, j'en doute; Flamand? Anglais? Français? Pour moi, à l'intuition, je dirais Français mais je ne parierais pas un gros sac de Kopecks là dessus. Bref ces peintures restent un mystère.
Écrit par : Darnish | 19/03/2015
Mais si Darnish, ça fait avancer, au moins ça me jette en plein brouillard, là où m'avaient déjà placé les hypothèses des uns et des autres, chacun y allant de son interprétation à tout va.
Du coup, me voici en train de revenir vers mon XVIIIe de départ... Après tout, c'est cette date qu'indiquait la vendeuse des dessins au départ, comme je crois avoir oublié de le dire...
Et c'est vrai qu'un peintre de cette facture au XVIe siècle, il ne doit pas y en avoir beaucoup d'exemples, à ma connaissance, et des œuvres populaires de cette époque, on n'a pas dû en conserver des masses.... Cela aurait été quelqu'un de très avancé pour son époque, même si les naïfs populaires ont parfois de ces attitudes novatrices involontaires.
Les premiers Naïfs que l'on répertorie dans les études spécialisées remontent généralement au XVIIIe siècle, comme dans le cas d'Oluf Van Braren (en Prusse je crois...). Hogarth également parla le premier de "naïf" en organisant une exposition d'enseignes en Angleterre à ces dates...
A lire toutes ces interprétations, je finis par me dire, Darnish, que l'hypothèse Boussuge du supplice de Damiens pourrait être valable. Les peintres naïfs aiment beaucoup traiter des sujets spectaculaires de leur temps. L'autre dessin, avec ses aristocrates et serviteurs en costumes du XVIe siècle, peut en revanche se référer à un événement historique connu dans la région du peintre, ou bien à l'histoire d'une famille de nobles liée au château que l'on aperçoit à l'arrière-plan et qui aurait été bien connu dans la région où vivait le peintre. Il faudrait identifier le dit château...
Ce genre de démarche n'est pas rare. J'ai connu un sculpteur, ancien maçon, dans la région de Royan, qui représentait, taillées dans la pierre de Saintes, des sujets historiques liés à des événements et des personnages qui avaient défrayé la chronique régionale. Il avait fait des portraits de Marie de Médicis, de Napoléon...
Donc je vais encore amender ma note et changer une fois de plus son titre...
Écrit par : Le sciapode | 19/03/2015