Jeanne Giraud, brodeuse d'îles de songe (09/03/2017)
Jean-Luc Giraud et Laurent Danchin ont créé l'année dernière une petite collection de titres jusque là consacrée à certains de leurs écrits ou à Chomo, artiste singulier auquel Danchin aura été fidèle toute sa vie (on sait qu'il vient de disparaître en janvier dernier). Cela s'appelle "les bonbons de Mycélium", du nom du site web de l'association basée à Nantes. Jusqu'ici je n'ai pas été très sensible aux sujets traités dans cette collection, mais j'attendais avec une certaine impatience la parution du quatrième titre consacré aux broderies de Jeanne Giraud, la mère de Jean-Luc Giraud.
Doigts de fée, les broderies de Jeanne Giraud, collection Les bonbons de Mycélium, éditions Lelivredart, novembre 2016 ; le livre est disponible en particulier à la librairie de la Halle Saint-Pierre à Paris.
"Ce qui est sûr, c'est que ma mère ne se prenait pas du tout pour une artiste. Il ne pouvait y avoir qu'un artiste dans la famille et c'était évidemment son fils, dont elle était si fière.
Ses broderies n'étaient d'ailleurs pas de l'art, mais un support à la méditation."
(Jean-Luc Giraud ; on sait que ce dernier est peintre, entre autres, car je crois qu'il fait aussi du cinéma d'animation).
Jeanne Giraud, œuvre reproduite dans le livre Doigts de fée.
J'aime infiniment ce genre de travail dit "méditatif" (faute de terme plus adéquat peut-être?). On avait déjà remarqué avec la publication d'un article de Jean-Luc Giraud dans le fascicule n°20 de l'Art Brut¹ (1997) cette œuvre si fortement empreinte d'intimisme, réalisée avec les matériaux les plus simples et les moins coûteux (dans le texte liminaire de ce petit livre, repris du texte déjà édité dans le fascicule n°20 de 97 – l'autre texte du livre étant constitué de ses réponses à un questionnaire de Laurent Danchin – Giraud rappelle que sa mère "n'avait jamais acheté une bobine de fil ailleurs qu'au marché aux puces (la modicité du prix guidant le choix de la couleur), ni brodé sur un autre support que des chiffons provenant des chemises usagées de mon père"). M'avait frappé dans ce fascicule l'aspect insulaire des mondes représentés, carrés d'herbes folles d'où surgissait un arbre, un étang, avec un être humain campant à côté, exerçant une activité bénigne, peu importait, ce qui comptait étant de restituer avant tout le caractère de merveilleux de l'évocation (cette insularité, nous la rencontrons aussi dans les dessins tirés de l'observation visionnaire de pommes de terre par Serge Paillard). Parfois, la composition aux modestes fils de couleur se concentrait toute entière à magnifier un mot cousu : "confiance"... Il y entrait donc un peu de magie blanche dans cette occupation. Décidément, oui, Jean-Luc Giraud a raison, sa mère n'était pas une "artiste", au sens où elle exerçait ses talents dans un rapport fusionnel avec ses productions brodées. C'est comme si elle avait fait une œuvre avec la sève même de sa mémoire.
Jeanne Giraud, œuvre brodée reproduite dans Doigts de fée.
Car la broderie apparaît parfaitement adaptée à cette mission de remémoration enchantée, qui s'accompagne semble-t-il inévitablement d'un aspect vaporeux et flou, comme le cinéma Super 8 également peut nous le procurer. Les traits sont comme tremblants, et rendent les images assez analogues à des mirages objectifs qui surnagent, comme des îles séparées de toute continuité, tels que nous apparaissent nos souvenirs au fond, proches de morceaux de banquise brisée, dérivant sans souci d'une quelconque chronologie...
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¹ Les œuvres de Jeanne Giraud sont entrées dans la Collection de l'Art Brut de Lausanne en 1986, grâce à Laurent Danchin qui les avait présentées à Michel Thévoz. Avec Germain Tessier, Marcel Storr, Petit-Pierre, ou encore Youen Durand, elle fait partie des quelques créateurs naïfs ou bruts dont Laurent Danchin aura su se faire le passeur émérite (j'en excepte Chomo qui n'est pas à mes yeux un créateur brut ou naïf, mais plutôt un artiste de la mouvance "singulière").
00:57 | Lien permanent | Commentaires (25) | Tags : jeanne giraud, broderies brutes, art brut, mycélium, les bonbons de mycélium, jean-luc giraud, laurent danchin, germain tessier, chomo, marcel storr, petit pierre, fascicule n°20 de l'art brut | Imprimer
Commentaires
Beau.
Écrit par : Louise | 10/03/2017
Joliment naïf.
Écrit par : Annie | 10/03/2017
Mignon.
Écrit par : Marie | 10/03/2017
C'est quoi cette série de commentaires laconiques? Une anthologie du commentaire qui va évoluer jusqu'à l'adjectif : "cucul"?
Le dernier, de la nommée Marie, fait en effet craindre le pire...
"Mignon"... Je vous demande un peu... Comme le filet du même nom?
Écrit par : Le sciapode | 10/03/2017
votre réflexion ne manque pas d’intérêt, mais je persiste, Joliment naïf., et rien de cucul là-dedans !
Écrit par : annie | 12/03/2017
Ma réponse sur le "cucul" ne s'adressait pas à vous, mais au commentaire avec "mignon". D'un commentaire à l'autre, je trouve que le jugement risquait d'aller graduellement vers le niais...
Écrit par : Le sciapode | 12/03/2017
Ah, l'angoisse de la gradation (descendante ou ascendante), quand elle vous tient ! :-)
Écrit par : annie | 12/03/2017
Un peu cucul la praline, effectivement.
Écrit par : Atarte | 12/03/2017
Y a des atartes qui se perdent.
Écrit par : Le sciapode | 12/03/2017
Tous ces commentaires d'une indigence crasse qui se commentent les uns les autres ne font pas avancer le schmilblick. Celui-ci non plus d'ailleurs. Il a juste l'avantage d'être le dixième et de clore par un chiffre rond comme un étron cette série affligeante.
Écrit par : Félicie Corvisart | 13/03/2017
Ces délicats travaux de broderie n'ont rien à voir avec les abominables canevas qui donnent le coup de grâce au décor des salles à manger de la petite bourgeoisie pavillonnaire. Chez Jeanne Giraud, nul tracé préétabli, l'inspiration file au fil de l'aiguille, et dans le tremblé de l'image, la douceur vibratile des couleurs judicieusement choisies et harmonisées, s'exalte le charme d'un impressionnisme involontaire.
Écrit par : L'aigre de mots | 13/03/2017
Cher monsieur L'Aigre, les canevas dont vous parlez n'ornent plus les murs des salles à manger de la petite bourgeoisie depuis belle lurette...On y trouve plutôt maintenant des toiles industrielles aux images insipides (fussent-elles belles, ça ne changerait pas grand chose) achetées en masse dans les grandes surfaces de la déco...Celles ci cohabitent avec l'écran plat et le carrelage blanc...Les canevas de votre enfance, certes déprimants à l'époque, m’apparaîtraient presque sympathiques en comparaison.
Je suis par contre tout à fait d'accord avec vous en ce qui concerne les broderies de Jeanne Giraud.
Écrit par : Darnish | 13/03/2017
Tout cela est fort bien dit, l'Aigre, mais je réitère ce qui fait pour moi l'essentiel dans cette production de broderies : l'immédiateté poétique saisie par un regard candide. Jeanne avait le cœur pur, et ce n'est pas donné à tout le monde, ou tout au moins peut-être que tout le monde l'a encore, mais bien enfoui sous des croûtes de dureté acquise par peur de la société.
A propos des canevas, je fais chorus avec Darnish. Ils semblent faire partie du passé en effet, au point que certains les regardent à présent avec affection, de manière décalée. Ils ont même été, en 2009, dans l'exposition "Sur le Fil", montée par Pascal Saumade en périphérie de Lille, à Wasemmes, intronisés Art modeste... Une réévaluation en somme. Et je connais un peintre, Alain Garret, qui, à une période de son travail (hélas semble-t-il aujourd'hui close), repeignait par-dessus les canevas qu'il chinait en brocante. Ce devrait vous rappeler Asger Jorn et ses modifications sur croûtes dénichées aux Puces, je sais que vous connaissez...
Écrit par : Le sciapode | 14/03/2017
L'art sur canevas, comme Frédérique Morrel ?
Écrit par : Jean-Pierre Parpaing | 14/03/2017
Je me suis un peu renseigné sur votre Frédérique Morrel qui effectivement utilise aussi les canevas pour en recouvrir en une sorte de patchwork différents trophées de chasse, et autres pièces de taxidermie ou moulages (de bras par exemple). C'est très différent du travail d'Alain Garret qui ne gardait que peu d'éléments du canevas original par-dessus lequel il repeignait. D'autre part, ce dernier ne découpait pas les canevas pour en faire des collages enrobant des objets en trois dimensions comme Frédérique Morrel. Il gardait le canevas dans son format originel, et même allait jusqu'à peindre sur le cadre dont il était ceint.
Écrit par : Le sciapode | 21/03/2017
En effet, cher Sciapode, en tant que forme désuète, le canevas, enfin certains d'entre eux, car il en est d'irrémédiablement insipides, peuvent être vus aujourd'hui d'un autre œil. C'est un peu comme ces peintures sur écorce dont un de mes amis fait collection. Quant à la candeur du regard de Jeanne Giraud, je n'en doute pas un instant.
Écrit par : L'aigre de mots | 15/03/2017
J’ai rencontré un jour, en Picardie profonde, quelqu’un qui avait fait un canevas représentant la tête de Johnny Halliday. Vous voyez déjà la tronche épouvantable de Johnny vieux? Eh bien, fait en gros fil de laine, à gros points, et avec des couleurs approximatives, ça donnait un résultat tellement bizarre que ça en devenait presque beau. On ne reconnaissait plus grand chose, un peu comme dans le tableau du Christ revu par Cecilia Gimenez. La chose trônait au-dessus d’une hideuse cheminée en brique (je hais définitivement la petite briquette jaune flammée façon Bricorama) et irradiait des ondes malfaisantes dans tout cet intérieur d’une propreté flamande.
Écrit par : Isabelle Molitor | 17/03/2017
Intérieur d'une propreté flamande sur lequel, bien sûr, régnait, faut-il le préciser, une gouge rougeaude juchée sur les tours de guet de ses jambes, l'accent aussi lourd que ses poings campés sur ses hanches de saindoux.
Écrit par : Isabelle Molitor | 23/03/2017
Ce n'est pas très clair, Mame Molitor, votre histoire de gouge et de hanches de saindoux. Parlez-vous de Johnny Halliday ou de quelqu'un d'autre de non évoqué dans votre premier commentaire? Car je ne vois pas encore le Johnny à ce point engraissé...
Une gouge, jusqu'à présent dans mon vocabulaire, certes sûrement pas aussi développé que le vôtre, c'est avant tout un outil à tailler le bois. Non?
Écrit par : Le sciapode | 23/03/2017
Ah, ça y est, après moult recherches, j'ai fini par comprendre votre gouge. Mot vieilli (déjà au XIXe siècle), nous dit Littré, qui servait à désigner dans le Languedoc une servante, et en France une femme de façon familière, avec une idée de dénigrement. Le mot paraît venir du Béarn et du Languedoc, d'où, à ce qu'il nous faut comprendre, provient probablement votre famille Mme Molitor (en dépit de votre nom, paraît-il, d'origine alsacienne)...
C'est tout de même - et d'autres lecteurs pourront peut-être le confirmer - un mot bien rare qui explique ma perplexité initiale. Mais en effet, pourquoi ne pas le maintenir dans la langue, pourvu qu'il soit flanqué, peut-être, de quelque synonyme qui l'éclairerait aux yeux des pauvres béotiens dans mon genre?
Écrit par : Le sciapode | 23/03/2017
Vous devriez, cher Sciapode, connaître la "Vieille Gouge" de Félicien Rops, reproduite par exemple ici :
http://www.pba-auctions.com/html/fiche.jsp?id=4431870&np=1&lng=fr&npp=10000&ordre=&aff=1&r=
et à qui ressemblait un peu la Folcoche dont je parle.
Écrit par : Isabelle Molitor | 24/03/2017
Oui, pour vous répondre. Molitor est bien un nom alsacien, et j'ai une lointaine parenté avec le traducteur de Marx Jean Molitor. Mais j'habite depuis longtemps en Auvergne, et ma mère était languedocienne, aveyronnaise exactement. Elle etait femme de service à l'hôpital psychiatrique de Rodez où elle passait la serpillère et masturbait les malades. C'est une sainte femme qui aimait donner un réconfort bihebdomadaire à ces pauvres gens.
Écrit par : Isabelle Molitor | 25/03/2017
Ah? Le même hôpital de Rodez où Artaud fut abrité et soigné (plutôt que "torturé")...? D'ici à ce que vous nous révéliez que votre mère usait de ces mêmes services (j'ai failli écrire "sévices") auprès du médecin-chef, voire d'Antonin Artaud, il n'y a qu'un pas...
Écrit par : Le sciapode | 25/03/2017
Vous réamorcez la pompe, si je puis dire, on dirait?
Oui, bien sûr, elle soulageait aussi M. Ferdière sous son bureau, dans sa blouse blanche. Dans les mémoires de M. Ferdière, ce passage où il écrit « Je me sens bien et masturbé de frais » est une allusion directe à ma mère. Quant à Artaud, il paraît qu’il en était fou!
Écrit par : Isabelle Molitor | 26/03/2017
Renseignement pris, le canevas se porte toujours très bien dans la France profonde. Je ne suis même pas sûr qu'il soit concurrencé par les toiles industrielles ou les photos sur film rétro-éclairé. Ces produits esthético-marchands avancés, et bientôt supplantés par de nouvelles billevesées technologiques, se surajoutent au bon vieux canevas, pour rendre le décor encore plus consternant.
Écrit par : L'aigre de mots | 17/03/2017