4 L'auteur des "Barbus Müller" démasqué ! (4e chapitre) ; une enquête de Bruno Montpied, avec l'aide de Régis Gayraud (09/04/2018)

Le mystère se dissipe enfin, l'auteur se dévoile, et les Barbus retrouvent leur père...

 

       Rien n'est encore fait dans cette enquête à la poursuite de celui que l'on croyait insaisissable, l'auteur des "Barbus Müller"...

      Mais, je vais enchaîner les découvertes, toujours avec la méthode des mots-clés, souvent efficace désormais grâce à la vaste indexation de ces derniers, via les moteurs de recherche sur internet (si efficace que cela en devient magique et, parfois aussi, un peu désespérant, tant cela peut apparaître un peu mécanique...).

L'étrange pratique du martelage, page 2.JPG     Je tombe tout à coup, à travers l'écran de mon ordinateur (voir ci-contre le deuxième article de février), sur deux textes, parus dans deux numéros de l'Auvergnat de Paris du 13 janvier et du 3 février 1934 ¹, et mis en ligne sur le site web de la Bibliothèque Clermont-Université. Il s'agit d'une correspondance et d'un débat entre Camille Gandilhon-Gens d'Armes (dont Régis me signalera qu'il fut un ami d'Alfred Jarry, simple référence entre parenthèses...) et Henri Pourrat – connu comme romancier régionaliste, conteur et connaisseur des traditions populaires en Auvergne –, à propos d'un chapiteau de la chapelle sépulcrale du cimetière de Chambon, où certains croyaient voir une illustration d'une pratique magique rare, "le martelage de ventre" (il s'agissait de menacer d'un coup formidable de marteau le ventre d'un patient souffrant du ventre), mais qui est en fait une représentation de la circoncision d'Abraham...

Chapiteaux 3 (le martelage de ventre ptet).JPG

Chapiteau de la chapelle sépucrale du cimetière de Chambon-sur-Lac, très probablement la scène de la circoncision dont débattirent Henri Pourrat et ses collègues dans l'Auvergnat de Paris ; ph. Bruno Montpied, 11 mars 2018.

 

       Dans sa réponse à Gandilhon, Pourrat lui rappelle ce que d'autres érudits lui ont dit de ce même chapiteau qui représente selon eux une scène de circoncision. Notamment, Pourrat cite Maurice Busset qui effectua de nombreux dessins à Chambon. Dans le témoignage de Maurice Busset, qui relève le peu de souci de réalisme des sculpteurs romans de la chapelle, un passage me saute littéralement aux yeux ! Car c'est le premier témoignage publié que je trouve sur le sculpteur de Chambon :

Maurice Busset cité par H.Pourrat en réponse à Gandilhon Gens d'Armes , l'auv de Paris 1934.JPG

Extrait de la réponse de Maurice Busset à Henri Pourrat au  sujet du chapiteau à "la circoncision" (ou au "martelage de ventre") de la chapelle sépulcrale de Chambon-sur-Lac.

 

      "Il y existait encore avant la guerre un cultivateur que j'ai connu (Rabany, le zouave) et qui fabriquait pour les touristes des bonshommes en lave absolument semblables à ceux du baptistère et de l'église. C'était à s'y méprendre, et les antiquaires en ont vendu beaucoup comme pièces romanes authentiques"... Ce passage est pour moi, à l'évidence, la (première) confirmation que notre Antoine Rabany, dit "le zouave", né en 1844 et mort en 1919, un an après la Grande Guerre donc, est bien l'auteur des sculptures exposées dans le jardin, telles que les clichés-verre nous les montrent, situées en dessous du cimetière. La mention "avant la guerre" dans le témoignage de Maurice Busset correspond en outre aux dates pendant lesquelles Rabany posséda, seul, le dit jardin. Ce souvenir permet aussi d'avancer un créneau de dates encore plus anciennes pour les clichés-verre, soit avant ou pendant la Grande Guerre.

 

4 Barbu, coll Müller 4 (2).jpg

"Barbu Müller", coll. Joseph Müller, tel que reproduit dans le fascicule de 1947, réédité en 1979 ; comment  peut-on y voir une copie "absolument semblable" aux sculptures romanes du Chambon, autrement que d'une manière très peu rigoureuse ?

eglise-romane-bas-relief-representant-le-martyr-de-saint-etienne-église-de-Chambon.jpg

Bas-relief représentant, paraît-il, le martyre de Saint-Etienne, sur le portail de l'église de Chambon-sur-Lac ; très peu de rapport avec les "Barbus Müller", si ce n'est une commune stylisation, due aux ciseaux de tailleurs de pierre pareillement peu exercés?

 

      Je trouve  particulièrement discutable l'opinion de Maurice Busset quant à la copie ("absolument semblable"...) qu'aurait faite notre zouave des sculptures du baptistère (c'est-à-dire la chapelle sépulcrale ; voir ci-dessus le chapiteau à la "circoncision"). Lorsque l'on compare ces dernières aux "bonshommes en lave", on peut mesurer aisément, en effet, l'écart de style. Il y a en réalité dans le jugement de ce Busset un nivellement par le bas : il ravale les deux types de sculpture à une forme d'art embryonnaire, "extrêmement primitif", une "tentative maladroite" (ce sont ses mots dans un autre passage de sa réponse à Pourrat). On notera par ailleurs la mention de l'utilisation par les antiquaires de ces sculptures comme "pièces romanes". On va retrouver cette interprétation plus loin.

    Ceci dit, il faut peut-être garder à l'esprit l'idée que Rabany le zouave ait pu tout de même vouloir se mesurer avec les sculpteurs du Xe siècle, d'autant qu'il voyait les touristes venir de loin les admirer. Après tout, l'idée de se faire un peu d'argent de ce côté-là a pu germer dans sa tête (on va en trouver un indice plus probant dans notre cinquième chapitre). Cela a pu être un motif initial, avant que le sculpteur autodidacte ne se prenne au jeu et cherche toutes les combinaisons possibles dans la structure de ses personnages ultra simplifiés. Car, dans la quête de cet art du peu poussé à l'extrême, tout en cherchant la beauté et le hiératisme, la force expressive stylisée, "le zouave" Rabany²  est allé bien plus loin que les sculpteurs romans de la chapelle voisine, ce qui justifie qu'en 1939 Charles Ratton s'y attache, et qu'en 1947 Dubuffet s'en soit entiché, décelant une originalité individuelle derrière ces pierres frustes et pourtant puissantes, ce qui pouvait justifier sa conception naissante d'un art véritablement "brut".

      Sans être totalement coupées d'une culture traditionnelle cependant (ce qui contredit une fois de plus la vue de l'esprit de Dubuffet concernant la possibilité d'un art qui aurait été orphelin et vierge de toute culture artistique...), ces pierres du Zouave Rabany manifestent une personnalité individuelle qui s'exprime originalement par des formes stylisées, s'éloignant d'un langage collectif.

     Nous avons donc répondu à la première question que je posais à la fin de mon troisième chapitre, mais reste la seconde question sur l'identification complète des sculptures aux Barbus Müller, ainsi baptisés vers 1947 par Dubuffet . Il faut reprendre le fil de l'enquête, car d'autres révélations vont venir étayer la première confirmation et, surtout, répondre à cette deuxième question...

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¹ On se souviendra peut-être que c'est cette année 1934 qui est avancée comme la plus ancienne pour la découverte de Barbus Müller chez un antiquaire, comme il est dit dans l'article d'Olivier Bathelier dans Les Cahiers du Musée des Confluences, volume 8 : L'Authenticité, 2011 (voir la note 2 dans le premier chapitre de cette enquête). On voit cependant que, rien qu'en se fondant sur  le témoignage de Maurice Busset, cette date peut être désormais reculée en ce qui concerne les antiquaires...

² C'est ainsi qu'il faudra désormais l'appeler, comme on a appelé Henri Rousseau "le Douanier" Rousseau...

 

(Fin du 4e chapitre : à suivre...)

10:18 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : art brut, antoine rabany dit le zouave, le zouave rabany, henri pourrat, barbus müller, gandilhon gens-d'armes, maurice busset, stylisation, art roman, première guerre mondiale |  Imprimer