Bohdan Litnianski, le jardin en péril de Viry-Noureuil (04/05/2008)
Francis David nous a fait découvrir en 1984 Bohdan Litnianski dans son ouvrage Le Guide de l'Art Insolite Nord/Pas-de-Calais, Picardie (Editions Herscher, Paris), puis longtemps après, Agnès Varda, a fait figurer son étrange jardin dans son poétique documentaire Les glaneurs et la glaneuse, ce qui assurera sans doute à la mémoire de Litnianski de ne pas être trop oubliée lorsque son oeuvre aura disparu de la surface de la terre.
Car cette disparition est en bonne voie, hélas... Me rendant récemment à Amiens pour sa Réderie (brocante), j'ai fait un petit détour par le site de Bodhan à Viry-Noureuil dans l'Aisne. La végétation s'y est développée de façon galopante, si l'on se réfère aux photos du livre de Denys Riout et Benjamin Teissèdre, paru chez l'éditeur Vivement Dimanche (basé à Amiens) en 2004, un an avant la mort de Bohdan Litnianski (ce dernier est né en 1913, il avait donc aux environs de 91 ans), ouvrage qui comportait du reste une préface d'Agnès Varda.
Au point de donner l'impression qu'elle a avalé, telle une jungle vorace et vampire, de l'intérieur, les piliers faits d'objets de rebut agglomérés, les passerelles les reliant entre eux avec leurs nombreuses figurines de baby-foot en plastique, forêt de piliers qui suggérait un Alhambra fantasmagorique recomposé à partir des décharges où allait fouiner perpétuellement ce génial récupérateur de matériaux divers qu'était Litnianski ( son principal métier avait été maçon depuis qu'il était arrivé d'Ukraine en 1930; mais je crois me rappeler que lorsque je l'avais visité en 1989, en compagnie de José Guirao et de Serge Ancelet, il m'avait dit faire alors le chiffonnier). Deux forêts donc, en quelque sorte affrontées...
L'épouse de Bohdan vient à son tour de décéder, à ce que nous a confié un des voisins de la propriété, désormais bien abandonnée. Seuls les piliers du pourtour du jardin apparaissent aujourd'hui, à se demander si Bohdan, ou quelqu'un d'autre n'avait pas déjà fait table rase des piliers de l'intérieur. L'ensemble ressemblant assez aux pyramides maya du Yucatan enfouies sous la jungle d'Amérique Centrale...
J'ai consciencieusement fait le tour, photographiant en détail ce qui se laissait encore voir. Des piliers, nouveaux par rapport à ma visite de 1989, avaient été ajoutés derrière la maison d'habitation, comme réminiscents de fragments du Palais Idéal du facteur Cheval (mais ce n'est qu'un parallélisme de hasard, rendu possible par l'idée, commune aux deux autodidactes, d'ériger des colonnades fantomatiques). Bohdan Litnianski disait qu'il pouvait réaliser une colonne en une journée seulement, empilant ce qu'il trouvait sous la main parmi les matériaux ou objets (beaucoup de poupées) qu'il avait préalablement triés (c'était ce collectage et ce tri qui lui causaient le plus de travail). Mais les rencontres, les voisinages des objets et des formes agglomérés au hasard possèdent à les regarder de prés (et la photographie est un précieux auxiliaire révélateur de ce point de vue) une grande force poétique, comme s'ils avaient été réanimés d'avoir été ainsi incrustés, absorbés dans le grand magma de ce torrent figé charrié par le puissant égoût de la société de consommation-consumation...
Réanimés parce qu'abîmés aussi, regardons ces têtes aux boîtes crâniennes ouvertes, ces têtes échevelées penchées mélancoliquement, cet homme-lion gesticulant, ces poupées aux peaux brûlées couvertes de cloques et semblables à des poupées d'exorcisme...
Quelle étrange unité à travers le disparate et l'apparente incohérence des assemblages... Tout cela ne mériterait-il pas qu'on essaye de le sauver et de le préserver? Les couleurs déjà s'évaporent (les arborescences coralliennes sur les tuyaux par exemple), la grisaille s'installe, le grand mur pignon à droite de la propriété, entièrement fait d'objets et de matériaux hétéroclites maçonnés rigoureusement et solidement devient plus que jamais un Mur des Lamentations érigé au départ face à la société de consommation avec peut-être un peu de malice inconsciente mais prenant un autre sens maintenant que ce jardin est entré dans l'agonie...
20:09 | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : bohdan litnianski, francis david, benjamin teissèdre, environnements spontanés, habitants-paysagistes, inspirés du bord des routes | Imprimer
Commentaires
"En péril, oubliée, hélas, décéder, fantomatiques, égoût de la société, grisaille, lamentations, agonie"... On peut dire que tu as le chic pour présenter une version déficitaire des problèmes liés à la conservation des sites d'art brut.
A te lire, il ne reste qu'à se tirer une balle.
On dirait que, dans le fond, tu ne crois guère au destin des créateurs que tu défends, que tu les tiens pour des loosers, que tu les considères seulement comme des victimes sur lesquelles il n'y a qu'à s'apitoyer.
La déprime est-elle le bon moyen pour encourager les éventuelles initiatives de sauvegarde (il arrive qu'il s'en manifeste des vraies)?
Peut-être que la jungle qui noie l'oeuvre de Litnianski l'accomplit. Que la force de ce créateur c'était aussi de ne pas chercher à s'inscrire dans la pérennité.
Si son témoignage est de l'art et du + authentique qui soit, c'est justement qu'il met en crise nos pratiques sociales liées à ce domaine capital de l'activité humaine.
C'est paradoxalement pourquoi, plutôt que d'autres couillonnades pseudo-patrimoniales, il mérite d'être conservé. Mais il n'y a pas de quoi chialer s'il révèle nos contradictions d'ordre esthétique et existentiel, au contraire.
L'art brut est un chiendent. Confiance en la repousse!
Bonjour chez toi
Écrit par : Jean-Louis Lanoux | 05/05/2008
Je pense moi aussi que la force de ces créateurs réside dans le fait d'inscrire leur oeuvre dans l'immédiat. Ne l'ai-je pas suffisamment répété pour que tu affectes de croire autre chose, et notamment de croire que je puisse prendre ces hommes et ces femmes pour des "loosers", vocabulaire de CAC 40 qu'il est un peu honteux de me prêter?
Je n'ai fait que décrire ce que je ressentais, ce que je constatais.
J'ai autrefois fait des photos de la ruine des statues de Fernand Châtelain qui recélaient une grandeur que jamais aucune récente restauration "ripolinesque" ne pourra restituer.
Mais la mélancolie et, oui, pourquoi pas les larmes (que je n'ai pas le sentiment d'avoir employé cela dit, ton interprétation est gauchie par je ne sais quelle surdétermination)... Pourquoi n'auraient-elles plus droit de cité en telle occasion? Donnerais-tu sans y prendre garde des leçons de virilité un peu trop martiale?
Et pourquoi n'aurait-on plus le droit de "désespérer Billancourt"?
Écrit par : Le sciapode | 06/05/2008
Primum non nocere (d'abord ne pas nuire) comme disent les médecins.
Si l'on veut que nos concitoyens admettent la nécessité de sauvegarder le "patrimoine brut", il vaut mieux ne pas leur présenter les choses sous l'angle déficitaire.
Surtout dans le cas de ces créateurs touchés par l'aile noire de la folie.
L'alternative n'est pas entre disneyrisation et annihilation. Une troisième voie est à explorer.
Elle suppose que l'on se donne le mal de montrer ce que les Don Quichotte de l'art brut, par un phénomène de compensation naturel, gagnent en expressivité, lucidité, prémonition ce qu'ils perdent sur le plan social.
Il est, bien sûr, beaucoup plus facile de se cantonner dans le registre plaintif mais on ne fait alors que redoubler l'incompréhension, voire l'ostracisme dont les Bodan Litnianski peuvent encore être victimes.
Les choses ont évolué cependant depuis 20 ans, même si de ce fait on observe une accélération du processus qui conduit à faire tomber l'art brut dans l'espace culturel traditionnel.
La difficulté est de révéler la spécificité de l'art brut en révélant le travail qu'il opère sur nos catégories mentales, sur nos parti-pris idéologiques, sur notre organisation collective aussi.
Difficile mais pas impossible. Beaucoup savent que, plus que d'autres, tu en es capable, en raison de l'investissement ancien et tenace que tu as montré et montre pour ce domaine.
Alors, au diable la résignation, à la corbeille les analyses passéistes. De ce point de vue, dans le cas précis de cette note, je trouve que tes photos parlent plus juste que tes discours.
Écrit par : J2L | 06/05/2008
Le lieu est pathétique, je le maintiens. Le mur pignon en particulier m'en a toujours paru le révélateur. Ceux qui ont parlé du site ne me paraissent pas du reste l'avoir beaucoup remarqué. C'est lui qui a le mieux résisté jusqu'ici. Dès 1989, alors que le site était encore en expansion, le terme de "mur des lamentations" m'était spontanément venu à l'esprit en le regardant. Des lamentations en foule surgissant du ciment, celles des refoulés de l'histoire, des bannis, des étouffés, lamentations, cris de révolte aussi bien, qui paradoxalement suintaient de ces débris agglomérés extraits des décharges de la société de consommation, de cette casse générale des désirs de créativité débridée venue du plus profond de l'humain, et refoulée.
Où vois-tu que je prescrive quoique ce soit à "nos concitoyens"? Je n'ai en tout cas jamais souhaité l'annihilation de ces sites, tous plus singuliers les uns que les autres, appelant à chaque fois une postérité particulière qui ne dépend pas de moi, individu isolé qui ne peut que témoigner, informer, voire poétiser dans la mesure de ses moyens. Qu'ils se déploient en plein dans l'immédiateté, sans souci affiché de pérennité, correspond au fait que ces créateurs ne pensent pas leurs travaux face à l'histoire comme dans le cas des artistes professionnels.
C'est un fait, pour l'instant, dans l'immédiat, le site de Bodan Litnianski est en voie d'absorption sous l'invasion du végétal.
Je ne vois pas pourquoi on verrait du "déficitaire" (encore ce jargon de CAC 40) dans le fait de dresser un tel constat.
Tes interprétations tombent à côté en ce qui me concerne.
Écrit par : Le sciapode | 06/05/2008
Si je voulais de l'optimisme, j'irais chez Disneyland, au pays de Mickey-qui-sourit-toujours, avec ses grosses oreilles rondes et ses gants blancs. Mais le pessimisme, la mélancolie, la nostalgie peut-être, en fait l'attrait du passé, puisque c'est le futur, la seule chose qui reste étant les souvenirs, c'est quand même bien plus proche de l'esprit de tout cela. On peut apprécier la poétique des ruines (et là je suis d'accord avec JLL, et probablement aussi avec le sciapode) tout en regrettant la destruction progressive des endroits qu'on aime. mais d'autre part, si nous aimons ces sites, c'est aussi parce qu'ils contiennent en eux cette fragilité, cette aptitude au décrépit. Où il y a maldonne, c'est de ne pas remarquer que seule notre vision nous est vraiment importante. Si tel site nous apparaît plus poétique sous la végétation luxuriante qui l'envahit, pourquoi pas? C'est toute l'affaire des monuments historiques. Regardez Notre-Dame aujourd'hui. On la croirait fabriquée d'hier, en une seule fois, sortie directement de chez Bouygues, plus blanche qu'elle n'a jamais été, puisqu'entre le moment où on l'a commencée et où on l'a "finie", les pierres du début avait déjà eu le temps de vieillir. Et quoi? Tout ce qu'elle a gagné en éclat pour les touristes, elle l'a perdu en charme et en mystère. La touristisation du pont du Gard, autre exemple de dévastation culturelle, etc, etc. Mais entre voir un site "brut" passer au bulldozer (le probable sort du jardin de Bodan) et le voir rénové, le moyen terme de l'usure du temps peut aller un moment, mais si on aime vraiment cet endroit, c'est quand même la préservation intelligente d'une réparation non aggressive qu'on préférera.
Comme vous le voyez, c'est bien de NOTRE regard, de NOTRE sensibilité qu'il s'agit.
Pour ce qui est des buts de leurs auteurs, je ne suis absolument pas sûr que ces créateurs ne "pensent pas leurs travaux face à l'histoire". D'abord parce que celui qui dit ne pas penser à l'histoire, à son immortalité, etc. (qu'on appelle cela comme on veut) me paraît immédiatement un tartuffe, surtout si c'est un créateur, (et justement, ce genre de créateur a la franchise de ne pas la jouer modeste). En fait ils sont tout sauf modestes. Et j'ai l'impression qu'il y en a beaucoup qui ont voulu marquer le monde avec leur oeuvre!
Bien! Cette polémique est bien vaine. Pourquoi tant d'agressivité de la part de JLL (même tempérée à la fin) dans son premier message? C'est vrai que ce terme de "looser" et celui de "déficitaire" sont assez déplaisants. Ca sent le bien nourri, le content de soi, on n'aime pas trop ça, par ici.
Régis Gayraud
Écrit par : Régis Gayraud | 07/05/2008
Je ne répondrai ici que sur la question de la confrontation à l'histoire. Je pensais surtout à l'histoire de l'art dans laquelle s'insère tout de même plus facilement un artiste professionnel qu'un créateur autodidacte mû par des désirs mégalomanes comme tout créateur qui se respecte certes (ne faut-il pas l'être un peu pour avoir l'outrecuidance de montrer à tout un chacun sur le bord des routes quelque chose qui ressemble à un talent particulier, mais pour qui il se prend celui-là?).
Par rapport à sa propre histoire, et à celle de ses frères humains, il y a souvent en effet volonté de marquer le territoire de son empreinte chez ces habitants-paysagistes inspirés. Certains affirment avoir voulu faire en dur, en matière durable, leur oeuvre (Gaston Mouly pensait ainsi, Gabriel Albert aussi, mais dans ce dernier cas, hélas, malgré les efforts des uns et des autres -Michel Valière par exemple-, là aussi le temps paraît gagner la partie, les lézardes s'agrandissent chaque jour qui passe). D'autres s'en remettent au hasard (Maugri me disait que ses oeuvres se défendraient ou non sans lui, qu'il fallait leur faire confiance, il n'avait semble-t-il rien prévu comme dispositions pour leur pérennité). La majorité ne paraît pas s'être occupée de la postérité de leurs oeuvres. Bodan Litnianski a-t-il laissé quelque testament? Il semble qu'ils s'en remettent passablement au destin, à leur famille, pas toujours favorable (même si les situations sont variables d'un créateur à l'autre, l'art brut étant désormais plus reconnu et médiatisé, le voisinage change de regard, on voit de nombreux cas où les familles gardent l'oeuvre après le décés, et la font visiter, Robert Vasseur à Louviers, Lucien Favreau ou Franck Barret, durant un temps seulement). Charles Billy est parti brutalement sans l'assurance de la conservation de ses maquettes autour de sa maison.
Tout se passe comme si ces créateurs avaient simultanément une volonté de puissance, ou plutôt la volonté bien naturelle d'être reconnu (amour-propre commun avec celui des artistes professionnels, j'abonde dans le sens de Régis) ET en même temps exerçaient leur volonté de créer dans une sorte de présent saturé d'immédiateté. Il n'y a là aucune contradiction à mes yeux. Cela m'apparaît au contraire comme une caractéristique des individus d'origine sociale populaire. Le monde ouvrier, artisanal, paysan, subit de plein fouet le regard condescendant des élites culturelles de ce pays depuis des lustres. Les ongles sales, les cals aux mains, l'odeur de la sueur ne plaisent pas aux cocottes qui pètent dans la soie c'est connu. Le dénuement, le manque de moyens matériels, ont conditionné leurs oeuvres. Faire du grandiose avec peu est une caractéristique des bricoleurs architectureurs, il y a de l'exploit sportif là-dedans. On utilise ce qu'on a sous la main et qui est gratuit. De la matière immédiatement disponible. On vit dans l'immédiat, on a l'habitude de ne pas faire de projets à trop longue échéance, on ne sait pas si on aura les moyens de les réaliser, on ajoute des pierres petit à petit.
Si on leur demande s'ils veulent bien qu'on les appelle des artistes, ils ne veulent pas du terme la plupart du temps. C'est parfois de la modestie, quand même, mais c'est plutôt le signe qu'ils considèrent intuitivement que le mot ne s'applique pas de façon tout à fait adéquate en ce qui les concerne. Et c'est vrai qu'ils ne se posent pas le problème de renouveler quelque chose qui serait du ressort du champ de l'art. Il y a une différence entre Schwitters créant son Merzbau dans le contexte de Dada en Allemagne et le facteur Cheval créant son palais idéal en compulsant le Magazine Pittoresque étalant les monuments célèbres de l'empire colonial français entre ses pages (le temple d'Angkor). On n'est pas dans les mêmes continuités culturelles.
C'est ce que je défends personnellement comme idée à travers ce blog, l'art brut et autres formes d'art populaire contemporain ne sont pas sans rapports avec la culture artistique de leur temps, mais c'est davantage du côté de la culture populaire et de ses traditions variées qu'il faut aller rechercher ces rapports (c'est pourquoi l'art "modeste" de Di Rosa et Bernard Belluc peut se révéler intéressant de ce point de vue ; et il ne faut pas prendre le terme de "modeste" au pied de la lettre dans ce dernier cas).
Écrit par : Le sciapode | 07/05/2008
Peut-être aussi pour ce genre de créateurs, le mot "artiste" ne fait pas vraiment sérieux, "artiste", en français, ça veut dire aussi "dilettante", "amateur", etc. Toute chose que ces inventeurs de systèmes considèrent souvent comme un peu en dessous de leur propre travail, non? Je dis "souvent", mais pas toujours. Tu as raison, Maugri est un bel exemple de confiance dans le destin et finalement, quand même, d'une certaine immodestie qui sonne légèrement comme une oxymore quand on sait combien c'était un être assez fragile. Il se voyait un peu comme une feuille voletant au gré du vent et sa fragilité transparaît d'ailleurs dans ses travaux.
Je reviens quand même au commentaire de JLL. je ne comprends pas très bien pourquoi le fait de manifester son regret, sa tristesse devant les outrages du temps sur un lieu ou un être qu'on aime serait démobilisant (je prends exprès ce parti militant qui n'est pas le mien, je tiens tout de suite à le dire) alors qu'au contraire, c'est à partir d'un état des lieux sans fard qu'on pourrait faire avancer les choses. Ensuite, JLL soupçonne en quelque sorte le sciapode d'avoir une attitude un peu hautaine : "On dirait que, dans le fond, tu ne crois guère au destin des créateurs que tu défends, que tu les tiens pour des loosers, que tu les considères seulement comme des victimes sur lesquelles il n'y a qu'à s'apitoyer". Là encore, je ne comprends pas bien cette logique. Parce qu'on exprimerait sa tristesse devant la décrépitude qui est quand même hélas, qu'on le veuille ou non, le destin le plus commun de ce genre de site, cela signifierait imédiatement que l'on ne "croirait pas" à leur destin? Tous les temples grecs sont ruinés, la Vénus de Milo n'a plus de bras (ce qui fait tout son prix), et on peut tout à fait regretter les vieux dieux. Toute cette décrépitude signifie-t-elle que les Grecs sont des "loosers"! Diable! Diable! Quel langage! Et puis tout cela me rappelle ce vieil adage cynique qui rend le combat politique si détestable mais qui est tellement à l'aise dans les pantoufles dédaigneuses de notre époque sans compassion : "Celui qui a perdu a tort". Or, les "perdants", on sait bien que c'est eux qui "gagnent" poétiquement (cf. Tsvétaeva prenant spontanément le parti des Blancs car elle avait compris qu'ils perdraient).
Si l'on n'a plus le loisir d'exprimer notre sensibilité, que nous reste-t-il?
Pour ce qui est de l'oeuvre de B. Litnanski. Déjà en 1988 ou 89, la première fois que j'y suis allé, ça avait l'air assez fragile tout ça. Plutôt les assemblages, d'ailleurs, Parce qu'au fond, beaucoup de ces objets empilés, paradoxalemnt, sont des objets à toute épreuve. Pas très biodégradable. Les bidons de plastique, les vieilles cuillers, les appareils ménagers... Ce sont les couleurs qui passent au soleil, les plastiques qui se fendent, les liens entre les objets qui vont se défaire. Par contre, s'il faut un jour restaurer tout cela, à moins d'imaginer de vitrifier l'ensemble sous une résine qui n'existe d'ailleurs sûrement pas, ce sera très compliqué. Plus difficile que de la pierre, du ciment, du béton ou de la céramique. Ces multitudes d'objets standardisés sont paradoxalement devenus uniques. Cela donne le vertige.
Régis Gayraud
Écrit par : Régis Gayraud | 07/05/2008
"Ces multitudes d'objets standardisés sont paradoxalement devenus uniques".
Mais précisément, c'est un des axes principaux du travail de Litnianski. Du standardisé, passer à l'unique. C'est ce qu'il rêvait pour lui-même, ouvrier maçon perdu dans l'aliénation de son métier, citoyen lambda d'une société dépersonnalisante, de l'état de matricule, devenir unique.
Et par suite, il l'a rêvé aussi pour nous.
Écrit par : Le sciapode | 07/05/2008
Et puis, je voulais te dire aussi ceci, Régis:
méfie-toi de ne pas trop aimer les paradoxes!
Écrit par : Le sciapode | 07/05/2008
Intéressante discussion que celle-ci, qui porte sur une double question liée l'une à l'autre: la conservation de ces lieux-œuvres, et la manière dont leurs auteurs en imaginaient, peut-être, la pérennité.
L'œuvre d'art brut, souvent, et ici c'est évident, est avant tout un détournement, une subversion de l'utile à des fins d'émotions personnelles, de poésie.
L'artiste, comme le dit le sciapode, s'inscrit clairement dans l'histoire. Ou dans le social, ou les deux. Dans le premier cas, il se voit comme héritier de ses prédécesseurs, et veut avancer plus loin sur la voie, dans l'autre son œuvre cherche une reconnaissance sociale immédiate par laquelle il est reconnu comme "artiste".
Mais les deux -si on excepte ceux qui ne voient dans l'art qu'un "moyen" pour accéder à la reconnaissance- n'ont entre eux qu'une différence d'accent portant sur les deux moments successifs de la création artistique.
Premier moment: le détournement, d'abord: la réutilisation de l'acquis, et que cet acquis soit des objets usuels ou des œuvres antérieures n'y change rien de fondamental, afin de se créer un univers personnel. Deuxième moment: réinsérer cet univers personnel dans le champ social et historique.
Pour les artistes, conscients d'eux-mêmes, le second moment est déjà anticipé dans le premier, qui n'apparaît pas dans son autonomie. Pour les créateurs d'art brut, ce "déni" du second moment peut aussi bien être le fait d'un choix conscient: ils veulent ne faire de l'art que pour eux, c'est avant tout un refuge; que le manque de confiance en soi par la sensation de ne pas connaître les "codes" de la réinsertion sociale. Et c'est là que l'origine "populaire" - et plus que "l'origine", le maintien dans un milieu populaire, non "cultivé" peut jouer un rôle. (A noter aussi que l'artiste tend à créer "un" œuvre, là où souvent (mais pas toujours) le créateur d'art brut ne crée qu'"une" œuvre).
Le deuxième problème, la conservation, découle de cela: conserver, c'est considérer que ces œuvres, très personnelles, se réinsèrent dans la culture, à travers la sensibilité que nous en avons, et quel que soient les intentions d'origine, qui comme cela a été dit sont vraisemblablement ambiguës.
Il va de soi pour moi que de telles œuvres méritent que le corps social les prenne en charge, bien plus que ces œuvres sans personnalité, et réduites à n'être qu'un moyen pour la réussite sociale de l'auteur, qui monopolisent aujourd'hui, des musées aux galeries ou autres espaces publics, les ressources sociales.
Écrit par : charp | 11/05/2008
Me permettra-t-on une petite suggestion. Dans le cas de Bodan Litnianski et sa compilation de déchets contemporains et plutôt urbains, n 'y aurait-il pas une confrontation intéressante avec une partie de l'œuvre d'un Daniel Spoerri, comme il l'a exposée au château de Oiron, ou encore à une Biennale à Lyon, il y a une dizaine d'années...
Le rapprochement des deux pourrait rendre évanescente la notion d'artiste... Que Daniel Spoerri ne prenne pas ombrage de cette suggestion, j'aime trop ses œuvres et notamment ses écussons bien remplis d'objets on ne peut plus hétéroclites mais pourtant qui font tellement sens au point de pouvoir s'offrir/souffrir une émotion stendhalienne en leur présence. Il n'était qu'a entendre le profond silence qui montait de sa cellule d'expo au cœur du brouhaha de ladite Biennale...
Écrit par : Le Pilote de Belvert | 15/05/2008
Oui, le rapprochement serait intéressant. Et plus généralement entre les Nouveaux Réalistes et certains créateurs de l'art brut comme Bodan Litnianski, ou Bispo de Rosario et ses étranges inventaires-panoplies qu'il accumulait dans les locaux dont il disposait dans son asile au Brésil, inventaires qui ont été exposés au jeu de Paume à Paris dans une scénographie trompeuse qui le faisait ressembler à un Duchamp brut, par une espèce de tour de passe passe des commissaires de l'exposition. Rapprocher ces créateurs de champs de l'art bien différents pourrait se faire certes, mais en évitant tout esprit de confusion. Ont-ils communiqué entre eux ces vases? Duchamp lui-même s'est intéressé à certains créateurs autodidactes, comme le dit ces temps-ci Marc Décimo. Tinguley a plus d'une fois rendu hommage à Heinrich Anton Müller. Ben et ses baraques accumulatives à Nice, César, doivent eux aussi certainement quelque chose à l'art brut qu'ils n'ignoraient pas (Ozenda était connu de Ben notamment). Les affiches déchirées de Villeglé ou Raymond Hains portent le souvenir des premières expériences dada d'un Johannes Baader par exemple, l'étrange "fou" de Dada en Allemagne.
Mais le contraire peut-il être prouvé? Bispo de Rosario, venu après Dada, a-t-il eu vent des oeuvres à la Duchamp? Litnianski a-t-il vu des Spoerri? ou des Ben (autres qu'à... ordures...(Je ne pouvais pas la rater celle-là!)...?).
Les vases communiquent-ils?
Au boulot, messieurs les commissaires...
Écrit par : Le sciapode | 16/05/2008