"L'autre de l'art": bref, l'art de l'immédiat (24/11/2014)
Se tient actuellement au LaM une exposition, "L'autre de l'art" (sous-titré "art involontaire, art intentionnel en Europe, 1850-1974", allusion transparente à un célèbre titre de recueil de Paul Eluard), qui, parallèlement à un des objectifs affichés dans le texte introductif du catalogue (dû à Savine Faupin, la commissaire principale de l'exposition), "brouiller les frontières entre art populaire et art savant", apporte du nouveau sur divers plans, du moins si l'on s'en rapporte au catalogue publié à cette occasion (mais l'expo qui s'y rapporte doit être bien belle et riche si l'on s'en rapporte à ce ramage). Apporte du nouveau et me confirme personnellement dans mes choix, tels que défendus sur ce blog entre autres. Que ce genre d'exposition, qui a retenu plusieurs découvertes accomplies au cours de l'histoire du mouvement surréaliste, puisse aujourd'hui se monter a de quoi nous rassurer.
On pourrait croire ainsi, lorsqu'on lit le catalogue dans l'ordre, "traumatisé" qu'on est par les expos d'art brut parisiennes de ces temps-ci (à la Maison Rouge, galerie Christian Berst, galerie Agnès B....) où un méli-mélo art brut/art contemporain s'esquisse, qu'on cherche aussi à Villeneuve-d'Ascq, de prime abord, à conduire l'amateur d'art brut et autres langages hors-normes dans des contrées singulièrement embrouillées, où art brut et art contemporain, c'est kif-kif —histoire au fond de régénérer le marché de l'art tout simplement (car quelle autre tactique en définitive se cache derrière de tels discours, le capitalisme cherchant perpétuellement de nouveaux profits?). Au LaM de Villeneuve-d'Ascq, dont je me demande toujours s'ils ne sont pas trop embarrassés d'avoir à gérer trois collections aussi différentes que celles d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut, l'on parle volontiers de transdisciplinarité, de passerelles, de transversalités. C'est un peu obligatoire, étant donné une collection à trois visages. Mais je me demande si ce ne sont pas que des mots, et si cela ne débouchera pas à la longue sur un grand magma, un grand foutoir où une chatte ne retrouvera plus ses petits. Je parle au futur, mais j'ai bien l'impression que c'est déjà en place ailleurs, on a atterri dans un nouveau paysage de l'art qui ressemble furieusement aux banquises actuellement en pleine débâcle, des pans entiers se mettant à dériver ici et là...
Mais passons les préfaces, les introductions et les intentions (peut-être exprimées de façon seulement stratégique) et regardons de plus prés certains chapitres, en s'intéressant moins aux tentatives d'annexion de "l'autre" par l'art qu'à cet art de "l'autre", un art qui ne se pare pas toujours du nom d'art, et qui se manifeste en dehors des systèmes artistiques conventionnels, au cœur de nos vies quotidiennes. En fait, à suivre petit à petit le catalogue, on s'aperçoit progressivement qu'on nous emmène du côté de ce que j'appelle depuis le début des années 90 l'art de l'immédiat. Et cela, ce n'est pas du tout la même tisane que celle qu'on tente de nous vendre à Paris!
Dessin d'Auguste Forestier exposé aux "Chemins de l'Art Brut VI" à St-Alban-sur-Limagnole en 2007
Savine Faupin nous parle de ses recherches sur des psychiatres d'avant-garde tels que Maxime Dubuisson à l'asile de Braqueville (le bien nommé...) à Toulouse (grand-père de Lucien Bonnafé, qui conserva les albums de dessins des pensionnaires des hôpitaux où son aïeul avait travaillé, dont les splendides dessins d'Auguste Forestier, avec leurs personnages aux chapeaux extravagants), ou le docteur Benjamin Pailhas dans son asile du Bon Sauveur d'Albi. On avait peu d'informations au sujet de ces deux-là jusqu'à présent.
Claire Margat publie dans ce même catalogue une savante étude sur la collection de Georges Courteline, son "musée des horreurs" rebaptisé à la fin de sa vie - par une sorte de repentir? - "musée du labeur ingénu", collection d'œuvres naïves (dont un tableau du Douanier Rousseau, ou ci-contre un anonyme, auteur, selon la légende rédigée stupidement par Courteline, d'une "Vierge à moitié cuite"...) construite par lui à la fin du XIXe siècle tout à la fois par fascination et dérision envers les réalisations de ces peintres autodidactes (j'y reviendrai dans une note ultérieure). Curieuse attitude de l'humoriste en question qui achetait trois fois rien, pour s'en moquer, secrètement intrigué par ailleurs, des tableaux aux perspectives étranges, aux objets rendus ambigus par des peintres amateurs qui s'attachaient peut-être plus au retentissement psychologique de ces objets sur leur esprit qu'à leur représentation photographique, ce que Georges-Henri Luquet appela intelligemment un "réalisme intellectuel", terminologie plus précise qui aurait dû supplanter le terme "d'art naïf", mais rebuta finalement car peut-être pas assez "vendeuse"... Claire Margat s'attache avant tout à ce paradoxe du collectionneur qui collectionne des œuvres pour marquer sa distance vis-à-vis d'elles. Elle trace dans son étude de savantes arabesques autour de cette ambivalence, qui se résume plutôt, en ce qui me concerne, à la position bien sotte d'un humoriste bourgeois ne comprenant rien à une tendance de la représentation qui commença au XIXe siècle à se faire remarquer, débordant les vieilles lunes de l'art académique. Comme l'art brut aujourd'hui peut-être se fait remarquer de même, dépassant un art contemporain à bout de souffle. A noter que l'étude en question réussit l'exploit de ne nous montrer que très peu de reproductions des peintures de la collection Courteline, alors qu'il en existe, certes cachées dans les bibliothèques et les archives , et au moins dans le catalogue de la vente finale de la collection à la galerie Bernheim en 1927, ainsi que dans un numéro plus ancien de la revue Cocorico (le n°39 du 15 août 1900, numéro entièrement consacré à la collection de l'humoriste), où Courteline avait déjà publié les mêmes commentaires goguenards et pince-sans-rire que ceux qu'il inséra dans le catalogue de la vente chez Bernheim (ce qui doit nous montrer qu'en dépit du nouveau terme dont il baptisa sa collection à la fin de sa vie, il n'avait pas changé d'un iota en ce qui concerne le jugement à son propos).
Peintre non identifié, sans titre (une baleine émergeant sous des anges et toutes sortes d'engins volants), 27 x 36 cm, ancienne collection de Georges Courteline, reproduction d'après une méchante photocopie en noir et blanc...
Le catalogue nous parle des graffiti, et aussi du griffonnage, des dessins dits de "téléphone", tous ces croquis spontanés que tout un chacun exécute machinalement en marge de réunions de travail, ou de cours d'étudiants. Roger Lenglet donne dans le catalogue un article fort stimulant sur ce domaine (où il ne se cantonne pas à vanter le griffonnage mais attire notre attention sur la valeur esthétique des mâchouillements, triturations nerveuses, chantonnements machinaux, tout un patrimoine qui s'efface à chaque instant...). On sait qu'il fut l'auteur d'un ouvrage sur Le Griffonnage, esthétique des gestes machinaux aux éditions François Bourin en 1992, où il donnait nombre d'exemples iconographiques de ces fameux griffonnages. Ce genre de regard empathique avec ces dessins compulsifs est aujourd'hui possible en grande partie grâce aux surréalistes qui dès les années 20, dans leurs revues, attiraient l'attention sur les griffonnages des buvards de conseils de ministres... On sait aussi que des collectionneurs engrangent parfois au milieu de leurs collections d'œuvres dûment estampillées œuvres d'art des figurations cahotiques sur cartons, voire des planches de pupitres zébrées de graffiti poignants, qui sont autant de palimpsestes de générations d'élèves griffonneurs, autant d'automatistes qui s'ignorent...
Trois sous-main en bois griffonnés par des élèves en marge de leurs cours, coll. privée, région parisienne, ph. Bruno Montpied
Pierre Dhainaut signe pour sa part dans le catalogue deux articles, l'un sur Tristan Tzara et sa défense de la poésie qui n'est pas seulement "expression écrite" mais aussi et avant tout "activité de l'esprit", ce qui permit au poète dadaïste d'accueillir à bras ouverts à la fois la poésie phonétique —notamment celle qu'il trouvait dans la poésie africaine— et l'art produit à l'occasion d'une rupture mentale comme ce fut le cas lorsqu'il écrivit un texte sur le peintre suédois Ernst Josephson. Ce dernier bouleversa de fond en comble son esthétique jusque là classique en renouveau visionnaire à la faveur d'une période de folie.
Monographie sur Josephson avec texte de Tzara (assez court), éd. Pierre-Jean Oswald, 1976
Le second article de Dhainaut —dont il faudra bien un jour songer à réunir tous les textes extrêmement éclairants qu'il a donné sur les créateurs d'environnements, l'art naïf, les écrits bruts, les arts spontanés en général (on en trouve dès les années 70 à ma connaissance ; il rappelle que c'est André Breton qui lui apprit à voir l'art naïf)— son second article a trait à l'Anthologie de la poésie naturelle, cet excellent livre de 1949 que Camille Bryen et Alain Gheerbrant consacrèrent à la poésie involontaire telle que l'avait cernée en 1942 Paul Eluard (qu'il mettait en parallèle avec la poésie dite intentionnelle des écrivains patentés). Il s'agissait de la poésie des graffitis, trous dans les vitres, lézardes des murs, inventions loufoques d'autodidactes visionnaires comme il s'en était déjà rencontré dans les années 30 dans le film de Jacques Brunius, Violons d'Ingres ou dans la revue Minotaure.
L'enfance et ses dessins sont également convoqués dans le catalogue, et notamment dans leur rapport avec le groupe Cobra qui n'hésitait pas à se laisser influencer, comme Gaston Chaissac isolé dans sa Vendée de bigots, par les tracés bruts de décoffrage des enfants tout entiers à ce qu'ils tentent de représenter et producteurs de tracés simples et sobres, aux raccourcis saisissants.
Œuvres éphémères en pâte à modeler créées par des enfants de 6 ans, ph. BM, 2008
Bien d'autres sujets (j'oublie par manque de place de citer plusieurs autres références, comme par exemple le chapitre dû à Béatrice Chemama-Steiner sur des pierres sculptées sauvées de justesse, vestiges d'un mur taillé par un pensionnaire de l'asile de Sotteville-lès-Rouen, Adrien Martias, entre 1932 et 1943 -date où il meurt parmi les 40 000 malades mentaux français morts de malnutrition pendant l'Occupation suite à un abandon programmé de leurs rations par les autorités vichystes), bien d'autres sujets sont évoqués dans cette expo qui s'avère décidément très excitante, et laisse à penser finalement qu'au LaM, on parvient avec maestria à gérer de front collections d'art moderne et collections d'art brut, puisqu'on le fait dans le respect de chaque corpus.
21:01 | Lien permanent | Commentaires (30) | Tags : l'autre de l'art, lam, savine faupin, art populaire et art savant, art naïf, art immédiat, musée du labeur ingénu, musée des horreurs, graffiti, poésie naturelle, pierre dhainaut, tristan tzara, poésie activité de l'esprit, auguste forestier, maxime dubuisson, benjamin pailhas, dessins d'enfants, roger lenglet, griffonnage, surréalisme | Imprimer
Commentaires
Quelle belle et dense note! C'est amusant, il y a par ailleurs une autre connexion qui se fait entre deux de vos thèmes : Tzara et les dessins automatiques. On sait que Tzara aimait griffonner, lors des réunions avec d'autres poètes ou artistes, les visages des participants sur des buvards, ou plus encore des sortes de grands cartons légers souvent de couleur rouge qui lui servaient de sous-mains. Il y en a plusieurs qui sont passés dans des ventes, et j'en connais personnellement un qui se trouve dans des archives privées. On peut en voir un exemple sur le site d'images TipsImages à l'adresse suivante :http://tipsimages.it/Search/Search_Editorial.asp?imid=1014584&or_h=h&or_v=v&or_s=s&or_p=p&tp_f=f&tp_i=i&tp_c=c&ps_1=1&ps_2=2&ps_3=3&ps_g=g&foid=44&cl_c=c&cl_bw=bw&ched=ed&LAID=2&SRCV=Tristan&IMTP=5&
Bien à vous,
RG
Écrit par : Régis Gyaraud | 24/11/2014
Adepte (comme tout le monde) du griffonnage, j'ignorais l'existence du livre de Roger Lenglet. Je vais me mettre en chasse, merci pour l'info (et le billet en général)
Écrit par : Laurent | 25/11/2014
Bonjour
merci pour votre approche de cette expo que j'ai vu assez rapidement en me disant que
j'y reviendrai plus tard et plus longuement En principe j'ai tjrs une défiance par rapport aux manifestations sur l'Art Brut mais je pense que çà peut jouer parfois l'inverse de ce que l'on désire voir .Merci
Roger Ernest JANKOW artiste
Écrit par : roger ernest jankow | 25/11/2014
Très beaux les trois sous-mains. Les petits modelages des enfants de six ans sont aussi très beaux et très bien photographiés sur le fond gris. L'ensemble est très harmonieux. De plus, j'y vois une tête marrante en bas à gauche. Les yeux sont formés par un biscuit et un œuf sur le plat, le nez avec une sorte de gâteau et la bouche en baguette de pain...
Écrit par : Darnish | 26/11/2014
Merci pour votre billet. J'ai vu l'expo au LaM, très intéressante et de belles découvertes: les œuvres réunies par le Docteur Pailhas en particulier. J'ai également vu celle à La Maison Rouge qui m'a ébloui. Je ne comprends pas votre commentaire n'ayant vu que du "pur art brut" de grande qualité et aucune présence d'art contemporain comme vous le sous-entendez. Il est vrai que l'expo chez Agnès B. était confuse, celle de la Halle saint Pierre médiocre en qualité. J.F
Écrit par : JF | 26/11/2014
En effet, il n'y a pas d'art contemporain stricto sensu dans l'expo de la collection ABCD à la Maison Rouge. Et qu'entend-on par "art contemporain" d'ailleurs?
C'est un domaine très hétéroclite. Qui contient à la fois Jeff Koons, des installations de vidéastes, du land art, de l'art conceptuel que des plasticiens d'aujourd'hui.
D'ailleurs, c'est plutôt d'art moderne qu'il aurait fallu parler.
Dans les collections d'art brut actuelles, qui prétendent comme celle d'ABCD représenter une sorte d'art brut relifté et mis à jour, nec plus ultra du concept actualisé d'art brut ("le pur art brut" que vous évoquez), mais peut-être surtout chez certain galeriste qui insiste sur sa position d'unique galeriste d'art brut de Paris, la galerie Christian Berst (qui met en avant depuis quelques temps beaucoup de "lettristes", ou de "signistes" autodidactes (Harald Stoffers par exemple) que personnellement je trouve assez ennuyeux), ou dans des expositions organisées par des musées ou des ateliers d'art pour handicapés, on voit cependant qu'on nous propose de façon insidieuse des créateurs qui sont bien savants, quoiqu'en rupture avec leur environnement, OU qui sont choisis en fonction de la ressemblance de leurs œuvres avec des œuvres déjà balisés dans l'art moderne.
D'où mon étiquetage "art contemporain" appliqué à ces oeuvres dites d'art brut qui ressemblent à des oeuvres d'artistes déjà connus. Je ne faisais que reprendre le terme confus "d'art contemporain" utilisé ces temps-ci par divers spécialistes de l'art brut (comme Céline Delavaux, voir une de mes notes précédentes sur ce blog).
Cette confusion des genres ne date pas d'aujourd'hui. Rappelons-nous par exemple l'exposition dans l'ancien Jeu de Paume, "la Clé des Champs", où au premier étage on nous avait présenté les réalisations du Brésilien Bispo de Rosario, tout à fait intrigantes et frappantes certes, mais accrochées par les commissaires d'exposition de façon à le faire prendre pour un nouveau réaliste inconnu et spontané (surtout dans les deux premières salles).
Beaucoup d'oeuvres produites dans les ateliers d'art pour handicapés mentaux que ce soit aux USA (le Creative Growth Center d'Oakland avec ses Dan Miller et autres Judith Scott), au Japon (qui possède des créateurs intéressants mais d'autres aussi particulièrement barbants, comme par exemple Matsumoto) ou en Belgique (Madmusée, Art et Marges, l'atelier de Vielsahm...) entretiennent des ressemblances avec des œuvres d'artistes modernes, analogies qui permettent après coup d'opérer des rencontres faciles avec des œuvres d'artistes contemporains eux-mêmes inspirés par leurs prédécesseurs dans l'art moderne. Comme si au bout du compte on nous disait l'art brut et l'art contemporain ont la même force, on peut les mélanger.
C'était vrai lorsque l'art contemporain, à une époque déjà lointaine, possédait des composantes d'avant-garde telles que le surréalisme. Ce dernier fut l'un des tout premiers mouvements, avec Dada, à susciter la rencontre des créateurs autodidactes venus de tous horizons avec les artistes automatistes se revendiquant ouvertement du surréalisme. Mais aujourd'hui, y a-t-il encore une avant-garde visible qui aurait la force du mouvement surréaliste de l'époque Breton, avec les mêmes valeurs politiques, philosophiques, morales, esthétiques? Non, me semble-t-il, les rencontres, les mélanges "art brut/art contemporain" qu'on veut nous vendre ne semblent pas avoir d'autres buts que spéculatifs. Les cotes en art contemporain étant incomparablement plus hautes que dans l'art brut...
Dans l'expo d'ABCD de la Maison Rouge, que j'ai trouvée curieusement assez austère, il y avait à côté de plusieurs ensembles remarquables (Bruno Decharme a un flair et une exigence de premier ordre), il y avait un sous-ensemble (les "hétérotopies scientifiques") qui m'a particulièrement ennuyé, avec des compositions où dominaient les plans, les schémas, les diagrammes, les numérotations. Je ne suis pas client de Lubos Plny. Pas davantage des griffonnages de Kosek sur des photos de femmes nues dans des magazines, et encore moins des grands diagrammes d'un certain Medvedev. Les travaux des schizophrènes atteints du syndrome d'Asperger (George Widener) m'enquiquinent aussi terriblement. Ces prodiges de mémoire n'ont pas grand-chose d'admirable du point de vue esthétique. D'ailleurs c'est souvent plus ce qu'on en raconte qui est intéressant plutôt que les réalisations graphiques qui s'y rapportent.
C'est comme les plans et les schémas de Jean Perdrizet, qui sont esthétiquement parlant peu remarquables, mais qui prennent une autre dimension par ce qu'ils nous racontent de ses visées de communiquer scientifiquement avec les fantômes. Ses plans ne sont pas des œuvres, je trouve, mais plutôt des documents à verser au dossier de sa poésie extra picturale.
Ces "hétérotopies", par la passion qu'elles suscitent chez ces collectionneurs d'ABCD (je me demande si ce n'est pas plus Barbara Saforova que Bruno Decharme qui s'en est emparée), ont beaucoup à voir avec des recherches d'art moderne, ou d'art contemporain, où l'on s'interroge sur les passerelles entre art et science. Ce n'est pas inintéressant, mais est-ce que cela a à voir avec la poésie naïve présente intrinsèquement dans l'art brut tel qu'il se concevait du temps de Dubuffet, il est permis de se le demander... (Même si dans les débuts de la collection de Dubuffet, il y avait déjà des créations fort savantes, au point d'être assez cérébrales là aussi, comme celle du pâtissier Palanc, là, avec ses coquilles d'œufs pilées).
Il y a au détour de l'expo une composition d'un créateur appelé Ike Morgan aussi, avec des portraits multiples de Joconde rongés qui font penser par ses répétitions de portraits juxtaposés à des tableaux de Pop Art d'Andy Warhol. Pas très bandant, je trouve... Et donnant précisément cette impression dont je parlais dans ma note ci-dessus d'une volonté de mélange art brut/art contemporain en présentant un créateur dont les œuvres s'apparentent fortement à des icônes de l'art moderne.
Qu'est-ce que j'aime alors plutôt dans cette collection ABCD? Le coup de poing que j'ai reçu au plexus durant ma visite ce fut dans la salle consacrée à ce créateur qui a fabriqué des avions humanoïdes en raboutage de morceaux de cartons et que l'on a installé, avec son accord paraît-il, dans une scénographie frappante dans une salle en contrebas du parcours de l'expo. Hans-Jörg Georgi est le nom de ce créateur particulièrement frappant.
Écrit par : Le sciapode | 27/11/2014
Votre réponse montre que l’amalgame que vous croyez voir dans cette exposition entre art brut et art contemporain est le fruit de votre ressenti: « j’aime/j’aime pas » « austère/joyeux ». Comment dans ces conditions proposer une critique étayée ? Si beaucoup des créateurs qui vous ennuient (Widener, Perdrizet, Kosek, Plny, des créateurs du Creative Growth, des Japonais etc.) occupent également une place importante dans les collections de l’Art Brut de Lausanne est-ce là aussi un signe que cette honorable institution est devenue un agent promoteur (comme le sont Decharme et de Galbert…) du capitalisme glouton ? Sérieusement, ces créateurs en question n’ont rien à faire avec l’art contemporain dont ils ignorent tout ou presque. Pour autant ils n’échappent pas à leur temps, il en ont une lecture particulière, de côté, de biais et nous renseignent peut-être mieux sur le monde et sur nous même que toute autre forme d’art, chacun avec son style et sa façon de l’exprimer. Les formes artistiques qui mettent en scène des systèmes, des logiques, des ordonnances, des listes, des répertoires, des formes abstraites, des classifications, des schémas, des plans ne sont pas nées d’aujourd’hui. Que dire de « l’Homme de Vitruve » ? Finalement tout n’est qu’affaire de regardeur, un Mondrian, un Rothko, un Klein, un Opalka, un Fontana, sera jugé austère pour l’un et chargé d’émotion pour l’autre. On voit bien que théoriser sur cette question n’est pas simple et que nous parlons le plus souvent du point de vue du ressenti. Dès lors, n’est-ce pas hasardeux d’affubler l’autre d’intentions pernicieuses, de voir partout des complots et des stratégies ?
JF2
Écrit par : un regardeur | 27/11/2014
Pour avoir collaboré au projet de La maison rouge, vos remarques sur l'exposition de la collection abcd/Bruno Decharme sont indignes et montrent à l'évidence que la notion de "critique" n'a aucun sens pour vous. Vous n'égrainez que des jugements purement subjectifs - vous aimez une œuvre, vous n'aimez pas une autre - teintés de suspicions, d'aigreur et de détestation de quelque chose que vous appelez l'"art contemporain" sans y comprendre à l'évidence grand-chose : ne retenir que quelques dizaines d'artistes "bankables" et ignorer les centaines d'autres qui travaillent dans l'ombre de leurs ateliers, souvent dans le plus grand dénuement - et avec l'unique projet d'apporter un regard sur le monde.
Il n'y a pas une définition gravée dans le marbre d'un art brut, avec un corpus bien délimité. Quand vous regardez les nombreuse collections d'art brut aujourd'hui, vous devriez vous en apercevoir, elles sont très différentes l'une de l'autre. Sans le regard des collectionneurs et des artistes en général (qui ont su sauver et préserver ces œuvres), il n'y aurait pas d'art brut.
Les personnes qui créent des œuvres que nous appelons l'art brut ne le font pas dans un vacuum - culturel, géographique et historique -; elles réflètent ce qui se passe autour d'eux d'une façon très particulière (cf. la dernière exposition des œuvres de la collection Prinzhorn sur la Première Guerre mondiale). Les supports et les techniques évoluent avec l'histoire et on commence à voir dans le corpus de l'art brut des créateurs qui travaillent avec la vidéo et les ordinateurs. Les œuvres qui vous ennuient font forcément écho à d'autres formes d'art du champ contemporain comme en son temps des œuvres de la collection Prinzhorn pouvaient évoquer quelques autres de l'Expressionnisme. La lecture de toutes ces questions suppose donc la mise en œuvre d'outils théoriques et critiques et pas seulement des questions d'humeur.
Vos suspicions concernant les visées d'abcd et son rôle supposé stratégique pour régénérer le capitalisme sont injustes, fatigantes et de mauvaise fois. Plutôt que vous nourrir d'aigreur et de ressentiment il serait plus honnête de tenter une analyse sérieuse du marché, de la position des collectionneurs, du rôle des musées, des galeries etc.
Barbara Safarova présidente d'abcd
Écrit par : Barbara Safarova | 22/12/2014
A vous lire, Barbara, décidément je me dis qu'avec vous la notion d'"art brut" est en train de se dissoudre...
"Il n'y a pas une définition gravée dans le marbre d'un art brut, avec un corpus bien délimité"..., dites-vous, puis plus loin, "les personnes qui créent des œuvres que nous appelons l'art brut ne le font pas dans un vacuum - culturel, géographique et historique -; elles reflètent ce qui se passe autour d'eux d'une façon très particulière (cf. la dernière exposition des œuvres de la collection Prinzhorn sur la Première Guerre mondiale). Les supports et les techniques évoluent avec l'histoire et on commence à voir dans le corpus de l'art brut des créateurs qui travaillent avec la vidéo et les ordinateurs"...
Effectivement, avec les différentes expositions qui se succèdent depuis quelques années, je ne m'y retrouve plus avec cet art brut, et je comprends chaque jour davantage la question récurrente dans les débats sur la question, mais enfin qu'est-ce que c'est que cet art brut? Cela devient flou, art brut et art contemporain (ce mot qui lui aussi ne veut pas dire grand chose de précis, il y a autant d'arts contemporains que de plantes dans une jungle) s'interpénètreraient... menant à terme à une dissolution des corpus, versant les uns dans les autres.
C'est curieux, j'ai l'impression que ces manœuvres aboutissent finalement à des positions analogues à celles des surréalistes qui dans les années 50-60 trouvaient à l'art brut un aspect bancal, que le concept au fond n'était pas très solide, qu'il n'y avait pas de création ex-nihilo, que les créateurs n'œuvraient pas, comme vous diriez, "dans un vacuum culturel, géographique, historique", mais bien au sein d'une culture simplement autre. Les surréalistes avaient exposé des créateurs autodidactes "naïfs" ou "bruts" bien avant Dubuffet, mais en les joignant aux artistes et aux poètes surréalistes pour attester qu'un même esprit soufflait entre eux. Seulement en animant leur mouvement, les surréalistes avaient un but, renverser les valeurs philosophico-esthétiques, défendre une politique révolutionnaire dans la vie (changer la vie, transformer le monde...), toutes choses que le parallèle fait actuellement entre l'art brut et "l'art contemporain" n'a absolument pas en ligne de mire. Et je note que vous vous référez surtout à l'expressionnisme et non pas au surréalisme lorsque vous faites un parallèle d'ordre historique. Expressionnisme qui personnellement (excusez-moi de livrer ici une opinion d'amateur) m'a toujours paru "léger", se contentant (c'est comme ça que je le vois) de déplorer, de crier la souffrance d'ordre existentiel, métaphysique de l'humaine condition, conviant les spectateurs à partager un sentiment dépressif de l'existence.
Il y a de la souffrance dans l'art brut mais pas seulement je pense. Il y a aussi de la poésie naïve, un appel au merveilleux. C'est cet aspect que j'ai retenu en lui. Avec la revendication, et la pratique, simultanées d'un droit à s'exprimer qui soit distinct des artistes formés et établis. Avec la dissolution de l'art brut dans l'art dit contemporain, il est permis de penser que disparaîtra aussi cet exemple de liberté de créer chez les gens ordinaires pas spécialement entraînés, pas spécialement éduqués. Et cela me paraît gravissime...
Cette poésie naïve et ce merveilleux, cette démocratie directe dans l'art font partie de ce que je défends sur ce blog et ailleurs (où je ne fais pas le critique, mais plutôt l'observateur passionné). Les créations que l'on voit adoubées ici et là tendent à occulter cette poésie-là, et c'est pourquoi je crie au loup.
Tant pis si je le fais parfois avec un peu d'amalgame et avec un trop gros canon...
Écrit par : Le sciapode | 25/12/2014
Franchement, si on relit le commentaire du Sciapode qui s'attire tant les foudres de la Présidente d'ABCD, on ne comprend pas pourquoi tant de véhémence de la part de celle-ci. Le sciapode décrit simplement ce qu'il ressent en regardant l'exposition, comme le ferait tout un chacun, et reconnaît d'ailleurs à Bruno Decharme un flair incomparable. Il dit ce qu'il "aime moins", c'est à dire sans doute ce qu'il trouve le moins imaginatif, le moins créatif, le moins original (utilisez le mot que vous préférez), et il a bien le droit... J'ai comme l'impression que derrière ce tir croisé du Regardeur JF3 et de B. Safarova, il faut voir une bonne petite provocation, une belle petite embuscade de ceux qui n'attendaient qu'un prétexte pour taper sur quelqu'un qui, justement, présente une structuration théorique et refuse le confusionnisme généralisé. S'il n'était pas chauve, je dirais qu'on cherche au Sciapode des poux dans la tête.
Écrit par : Jean Aymar | 28/12/2014
Pour ne pas avoir pu me rendre encore à cette exposition de la Maison rouge, je préfère m'abstenir de tout jugement concernant cette exposition. En revanche, je peux donner mon avis sur cette polémique ou demander des éclaircissements. On aimerait avoir quelques explications sur ce que sous-entend le terme "indigne" utilisé par Barbara Safarova. M. Montpied vous doit-il quelque chose, et alors, il faut le préciser, car ce style allusif est un peu déplaisant? On suppose, en effet, qu'il ne suffit pas, pour devenir indigne à vos yeux, de ne pas apprécier les oeuvres que vous jugez estimable par toute sorte de critères formels dont vous devriez nous fournir les clefs pour qu'ils deviennent compréhensibles (j'emploie à dessein des termes plus neutres qu'aimer, notion dont elle préfère à l'évidence se détourner). Par ailleurs, excusez, mais hormis "aimer" ou "ne pas aimer", après des années de fréquentation de toute sorte de critiques à en perdre le souffle, constructivistes, formalistes, structuralistes, néo-structuralistes, déconstructivistes, post-structurales, etc. etc., qui ne font que nous amener à un échec à peu près total du sensible (sans parler du "gender", dernière planche de salut à la mode pour les idéologues "degôche" et repoussoir rêvé pour renforcer les positions des idéologues inverses, dans un pas de deux bien déprimant) et qui sont à peu près abandonnées partout, même dans les plus provinciales Universités, je ne vois plus trop, moi non plus, quoi convoquer de mieux pour juger d'une oeuvre... Cette "mise en œuvre d'outils théoriques et critiques" qui sent un peu le thésard qui vient de découvrir le Graal, elle n'existe pas en elle-même, elle n'a jamais existé, elle n'existera jamais sans un tri subjectif préalable. Désolé, chère Barbara, mais vous aimez ou vous n'aimez pas, avant tout autre chose, ou plutôt, vous ressentez une émotion ou vous ne la ressentez pas. Et c'est à partir de ce sentiment que les outils agissent. Pardonnez-moi d'aller voir du côté des Russes. Chez les meilleurs d'entre eux, la méfiance vis-à-vis de la pensée assénée d'en haut les rend imperméables aux précipitations idéologiques qu'ils ont subi de façon tellement intense. Ni ceux qu'on nomme les formalistes (je pense à Jakobson, à Tynianov), ni même leurs premiers épigones (je pense à Bakhtine), n'auraient renié ce fait. Et les premiers mots théoriques d'un Kandinsky sont pour rappeler la nécessité de l'émotion esthétique. C'est chercher a posteriori la formule de cette émotion, et non la formuler ab anteriori qui importe à toute théorie. Toute théorie, en art, est une somme de pratiques et de goûts.
Écrit par : Régis Gayraud | 28/12/2014
Libre à vous, monsieur "le regardeur", de me juger prisonnier de mon ressenti comme vous dites, mais je ne peux pourtant guère penser autrement. Ce ne sont pas là des impressions vagues et strictement subjectives (quoique je ne repousse jamais ces dernières, je crois à la critique fondée sur des intuitions et ne prétends pas à la science ; c'est bien le j'aime/je n'aime pas qui me guide et n'en rougis point, et je ne vois donc pas contrairement à vous pourquoi une critique ne pourrait être étayée sur mon "ressenti").
Lisez par exemple le dernier opus de Mme Céline Delavaux, grande défenseuse de l'art brut selon Dubuffet, paru aux éditions Le Baron perché, "Comment parler d'art brut aux enfants", où l'auteur dresse un parallèle étonnant entre inventivité de l'art contemporain et inventivité de l'art brut. C'est un signe de plus des retournements qui me paraissent s'effectuer en ce moment de la part de plusieurs qui défendaient l'art brut jusqu'ici dans ce qu'il avait de particulier face aux autres corpus dans l'art (une de ces particularités est par exemple d'être produit dans le cadre d'une expression totalement libérée de la nécessité d'être médiatisée).
Il est vrai qu'à Lausanne on a aussi acquis des créateurs du type de ceux que vous citez et qui m'ennuient. Mais je pense qu'on a là-bas sacrifié à des échanges avec des acteurs de l'art brut qui sont devenus incontournables. Enfin, je me le demande... En tout cas, il y a eu aussi récemment à Lausanne d'autres créations sur lesquelles il a été davantage mis l'accent comme les monstres de Joseph Baqué, ou "l'art brut dans le monde", avec des œuvres aussi poétiques que celles de Ni Tanjung ou Kashinath Chawan, voir aussi l'expo récente (ou à venir, sur le moment je ne me souviens plus) d'André Robillard.
La présentation de l'art dit brut japonais a été selon moi une expérimentation. On s'aperçoit aujourd'hui que derrière cette étiquette on a glissé beaucoup de créateurs handicapés venus d'ateliers, donc nettement moins acteurs solitaires de leur propre création que les auteurs d'art brut classiques. Et la qualité de leurs œuvres laisse selon moi souvent à désirer (toujours subjectif je suis bien entendu, et qui est d'accord me suive...). Matsumoto, quelle barbe, nom d'un chien...
Écrit par : Le sciapode | 27/11/2014
Comme personne n'a relevé le lien entre deux des thèmes évoqués dans votre notice, Tzara et le griffonnage, que ma petite et modeste voix avait tenté de vous suggérer, mon commentaire passe désormais complètement inaperçu comme l'intervention d'un troisième rôle ridicule dans ce déluge de tirades magnifiques, et je me sens un peu aussi transparent et inutile qu'une Flipote perdue dans "le Tartufe". Je réitère, donc, et rajoute une toute petite louche. Le griffonnage m'a toujours paru passionnant aussi par cette passerelle qu'il forme entre l'hyper-activité et la mélancolie, ces deux états antagoniques. Le griffonnage comme action mélancolique s'il en est. En gros, l'hyper-actif détruit le monde, quand le mélancolique le répare, suture ce que l'hyper-actif détruit. L'hyper-actif, au bout du compte, n'a prise sur rien, et tout l'incontrôlé qu'il renferme est entièrement tendu vers son activité folle, utilisé par sa folie en actes. Le griffonnage, comme les autres activités semi-conscientes (chantonner, marcher seul dans une ville en laissant aller ses pensées, etc. ) est au contraire une activité essentielle chez le mélancolique dans sa mission de préservation et de sauvegarde, grâce à laquelle le monde continue malgré tous les outrages commis par les premiers à être encore un peu vivable. C'est quand nous griffonnons, peut-être, que notre esprit atteint toute son acuité, s'ouvre à tous les possibles et notamment aux idées géniales dont les hyper-actifs sont incapables. L'après-griffonnage donne un peu le même vertige que l'on peut ressentir lorsque, après avoir roulé trois heures à grande vitesse sur l'autoroute, on se rend compte avec un assez délicieux effroi rétrospectif que du chemin parcouru pendant ces trois heures, des embûches sur la route, on n'a rien retenu, que ces trois heures se sont passées dans un état de semi-conscience, notre esprit semblant entièrement occupé par tout autre chose que par la conduite, dans une sorte de rêve éveillé. On a pensé à mille choses, à une amie, à une conversation d'il y a trente ans, à un rayon de soleil un matin de printemps dans une chevelure, à rien, à tout. A-t-on pensé à la route? L'illusion est totale, car en réalité, notre concentration n'a jamais été prise en défaut, la conduite n'a jamais été aussi sûre. Notre conscience n'a jamais été aussi aiguë, mais c'est une conscience automatique, étrangère à la conscience.
Écrit par : Régis Gayraud | 28/11/2014
J'avais bien lu votre information effectivement instructive sur Tzara le griffonneur, mais en voyant les dessins insérés sur le lien que vous aviez donné, j'ai été moins surpris que ce à quoi je m'attendais. Ce n'est pas très différent des dessins automatiques de plusieurs autres écrivains. J'ai voulu retrouver un catalogue d'exposition sur ce thème des dessins d'écrivains pour vous le prouver, et ne retrouvant rien, j'ai laissé tomber et n'ai donc pas réagi. Mais bon, vous aviez raison d'attirer notre attention sur l'intérêt que porta (logiquement) Tzara à cette activité semi-consciente du "dessin de téléphone" comme l'appela José Pierre dans un article ancien, de la revue l'Archibras, je cite de mémoire).
Écrit par : Le sciapode | 29/11/2014
Votre remarque sur la conduite est très vraie. Il m'arrive parfois d'arriver à bon port et de ne plus rien savoir du chemin que j'ai pris pour y arriver... Exactement comme vous le racontez cher Regis gayraud. D'autre part, dans mon cas, si je suis absorbé par un bricolage artistique, je me retrouve aussi dans cet état de conscience étrange où le temps devient hors mesure. Mon cerveau est absorbé par, comme vous le dites, "une amie, une conversation d'il y a trente ans..." et c'est en général bon signe quant à la satisfaction que me procurera ce bricolage une fois le réveil arrivé. Ce genre d'état de "rêve éveillé" permet de s'extraire du regard d'autrui, de l'avenir de la pièce en train de se faire et de justement se retrouver à matérialiser une pensée dans une totale liberté.
L'art contemporain (qui pour moi est avant tout un genre plus que simplement l'art de maintenant) est d'une certaine manière tout le contraire car il se fait en pleine conscience. Il s'agit pour l'artiste dans ce cas de trouver des justifications claires nettes et précises (pour reprendre un vocabulaire de gendarme) à son oeuvre. Il doit aussi saisir la portée de son travail, sa future diffusion etc. C'est avoir une idée (qui bien souvent mériterait de rester à l'état d'idée d'idée ou à l'état de croquis) et mettre un chantier quasi industriel en place pour la réaliser en tenant compte des tendances, de l'air du temps, de l'impact sur le public etc. C'est très proche du monde de la pub, que la novlangue appelle monde de la communication.
Écrit par : Darnish | 28/11/2014
Je trouve très juste votre approche phénoménologique de la démarche de l'artiste contemporain. Et ce que vous dites de sa "pleine conscience" me semble tout aussi vrai pour le public qui achète (c'est à dire qui fait le marché). Dans les deux cas, là où l'expression et la perception de la sensibilité suppose un certain lâcher prise de la conscience, il n'y a comme vous le dites qu'une stratégie communicationnelle.
Écrit par : RR | 28/11/2014
Avec votre remarque, cher Darnish, vous venez de donner une description de ce qui me déplait le plus dans l'art contemporain. Je ne l'avais jamais formulée, je ne l'avais jamais sentie, même, mais elle est impitoyable et juste.
C'est exactement cela. Je me souviens toujours d'une interview de la pianiste Martha Argerich, dont les interprétations dégagent une puissance érotique incomparable - à la radio, même sur un poste de mauvaise qualité, avant même de savoir quel est le nom de l'interprète, si l'on prend l'émission en cours de route par exemple, si c'est elle, on la reconnaît immédiatement- (bref, vous avez compris que je l'aime beaucoup) - dans laquelle, alors qu'on lui demandait ce qu'elle ressentait pendant un concert, elle qui, d'une timidité légendaire, et effroyablement myope, répugne à jouer en soliste sur scène, répondait quelque chose comme : "Je ne sais pas, je n'ai aucun souvenir de ce qui se passe pendant mes concerts. Je joue un concerto, mais je ne suis pas là. J'entre dans la salle et j'en ressors, c'est tout ce dont je me souviens. J'essaie de ne pas penser au public en entrant sur scène, et pendant que je joue, je pense à tout autre chose qu'à la musique que je joue, à ma maison, à mes chiens, à mes amis" (interview sur France Musique, il y a une dizaine d'années). Cette réponse m'avait frappé. Comment, en effet, imaginer que l'interprète d'un concerto de Beethoven, de Chopin, de Rachmaninoff, puisse "penser à autre chose", qu'une interprète aussi parfaite reconnaisse jouer comme en demi sommeil, de façon automatique, pour ainsi dire! Dans mes essais de peinture, autant dire dans une époque quasi pré-historique, je me souviens d'après-midi entiers où je rêvais en maniant le pinceau. A la fin de l'après midi, j'avais peint quelque chose, le tableau en apportait la preuve, mais c'était comme si le temps n'était pas passé. Toutefois, le cerveau, serein, exigeait d'autres rêves. Exactement cela.
Écrit par : Régis Gayraud | 28/11/2014
Monsieur Sciapode, j’essaie simplement de vous dire que sous prétexte de ne pas aimer tel ou tel artiste du corpus de l’art brut vous jetez l’anathème sur des projets en avançant des analyses spécieuses. « …traumatisé qu'on est par les expos d'art brut parisiennes de ces temps-ci (à la Maison Rouge, galerie Christian Berst, galerie Agnès B....) où un méli-mélo art brut/art contemporain s'esquisse,… » Plutôt que de dire « j’aime/j’aime pas » tel ou tel artiste et vous en tenir à votre ressenti, vous affichez l’argument que ceux qui vous ennuient, c’est votre droit, le sont parce qu’ils seraient des alliés objectifs de l’art contemporain et du grand capital, son commanditaire.
Je passais par hasard sur votre blog… et continue mon chemin ; trop déprimant, trop d’échos à une façon de penser de sinistre mémoire.
JF3
Le déprimé (passager)
Écrit par : JF3 | 28/11/2014
Vous grandirez, comme tout le monde, Monsieur JF3. veillez seulement à ne pas tomber de l'arbre trop durement.
Écrit par : Atarte | 28/11/2014
Et voilà Régis Gayraud qui se compare à Martha Argerich. Ça va les chevilles?
Écrit par : Atarte | 28/11/2014
Et si au lieu de parler d'art contemporain pour désigner les Koons, Buren et autres Murakami, on parlait d'art communicationnel ? Voilà qui définirait bien tout ce que nous haïssons.
Écrit par : L'aigre de mots | 28/11/2014
Oui, le terme que vous proposez est recevable. Il désigne le contraire de ce que je défends sur ce blog et ailleurs, à savoir l'art immédiat, contre l'art communicationnel (ou spectaculaire-marchand?) donc.
Michel Thévoz dès 1975 dans son livre sur l'Art Brut chez Skira avançait de son côté que toute communication était médiocrité dans le cadre de l'expression créatrice mais en disant cela il restait imprécis. En rapprochant le mot communication de son sens moderne lié à la publicité (comme le rappelle Darnish très justement), on est plus explicite je trouve, quant à cerner ce que nous détestons.
Écrit par : Le sciapode | 29/11/2014
L'association des mots "art" et "contemporain" n'est pas ancienne. A son époque, personne n'aurait dit de Van Gogh qu'il faisait de l'art contemporain. On n' aurait pas plus dit cela d'un Tzara ou d'un Schwitters. C'est une notion inventée il y a peu pour donner un nouveau nom à l'art, encore plus moderne que moderne, au top de la nouveauté, absolument contre réactionnaire. Cela a permis d'ouvrir un véritable supermarché où le recherché est celui qui se présente plus contemporain que l'autre.
C'est l'affirmation de l'art conceptuel où il est possible de faire de la peinture sans peinture par exemple.
Cette forme d'art tient sa source à mon avis, dans le pop art et dans Warhol plus particulièrement. Celui ci s'y connaissait en terme de communication, c'était même un expert dans le genre.
Reproduire des images en série d'une icone pop, faire exécuter ses images par un atelier de petites mains et y voir là une extrême modernité, voilà une pratique nouvelle et en phase avec le monde capitaliste, autant dire le monde libre!
L'artiste devient en quelque sorte un entrepreneur. Le concept est premier, c'est à dire que l'oeuvre matérielle elle même fait office de second plan. Ce qui compte c'est ce que l'oeuvre contient comme idée, ce qu'elle inspire au regardeur, ce qu'elle est sensée lui faire comprendre.
C'est bien beau cela mais le concept doit il encore être pertinent et bien souvent, ce n'est pas le cas mais peu importe du moment que l'association "concept" et "oeuvre" fonctionne.
Pourvu qu'on ait la forme, peu importe le contenu!
C'est un peu comme la blague; on vous la raconte, vous la comprenez, vous riez et vous passez à autre chose. Devant une oeuvre d'art contemporain, vous la voyez, on vous l'explique, vous comprenez et vous passez à autre chose.
Il ne s'agit pas de la regarder encore et encore, d'y sonder ses mystères infinis, son humanité inhérente, sa beauté qui se révèle encore et encore, ce "lâcher prise" de la conscience évoqué par RR dans son commentaire.
Pour en revenir à Warhol, comme il faut bien valider cela en tant qu'art, qu'il faut se situer et faire avancer l'histoire de l'art pour être artiste, il s'est appuyé sur Marcel Duchamp en supprimant la poésie et la subversion de ce dernier.
Actuellement, la grande majorité des artistes contemporains se réfèrent directement à ce vieux Marcel, sans aucune honte et sans aucun état d’âme. Autant dire que depuis trente ans, ce pauvre Marcel ne cesse de se retourner dans sa tombe, en continu.
De nos jours, cher Sciapode les mots "art contemporain" sont finalement autant fourvoyés que les mots "art brut" ou "art singulier"...car, selon moi, il s'agit bel et bien d'un genre, d'une classe pour ainsi dire.
Est "art contemporain", ce qui se situe dans cette continuité et non pas tout l'art de maintenant.
Vous, cher Sciapode, n’êtes pas du tout "art contemporain" et il faudrait faire un exercice tout à fait périlleux pour vous faire passer comme tel. Un exercice du genre "il n'est tellement pas "art contemporain" qu'il est justement très "art contemporain"...
L'Aigre de Mots citait Koons qui est emblématique pour l'occasion. Celui ci cite volontiers Marcel Duchamp et même les grands ateliers de la renaissance. Il ne touche à aucun bout de ferraille, ni à aucun pinceau (il ne s'en cache pas, c'est ce qui fait de lui un véritable artiste contemporain mais je ne suis pas certain que les visiteurs pas assez branchés de son expo à Versailles en avaient conscience, ils s'en allaient en se disant que tout de même ce Koons est un sacré soudeur, un plombier capable de vous faire une tuyauterie en forme de homard) mais passe son temps à gérer son entreprise en supervisant ses ouvriers, en flattant ses acheteurs, en cherchant de nouvelles opportunités marchandes. Il est célèbre, il sait faire parler de lui en créant la polémique par ci par là, juste ce qu'il faut pour être un brin sulfureux. Voilà une figure de proue de l'art contemporain. Ne pas aimer Koons nous fait passer pour des réactionnaires aux yeux de ses admirateurs, c'est un comble n'est il pas?
Finalement, l'art contemporain a réussi un prodigieux retournement de sens, il arrive à produire l'art le plus recherché, le plus cher, sans art finalement.
Je considère l'art contemporain comme l'art officiel de notre époque avec ce que notre époque a de plus sinistre. Alors "art communicationnel" "art officiel" ou "art contemporain" c'est un peu la même chose tout compte fait, à mon avis.
Écrit par : Darnish | 29/11/2014
Oui, mais bon... "art contemporain", si on peut choisir de le penser comme vous le dites mon cher Darnish, il n'en reste pas moins que ça peut vouloir dire autre chose, même si cette autre chose est d'invention "récente" comme vous dites. Et cette autre chose c'est l'art de créateurs vivants, l'art d'aujourd'hui. En 95-96, pour la première expo de l'ére Lusardy à la Halle Saint-Pierre, "Art brut et Cie" (à laquelle je participais figurez-vous) était sous-titrée "l'autre face de l'art contemporain". Pourquoi pas ? Cela pouvait se justifier...
Reste que cet art contemporain-là, rassemblant toutes sortes d'expressions plus ou moins marginales, parfois rassemble aussi des créations qui sont nées dans une semi conscience, dans une vacance du bonhomme qui les produit et qui ne se souvient pas comment il es a produites (comme les conducteurs de voiture cher Régis), et donc peut-être se tiennent comme ailleurs, comme à côté, dans une marge, hors système, comme un art fait par des gens qui sont tellement semi-conscients qu'ils en deviennent des semi artistes. C'est un drôle d'art semi contemporain que celui-ci.
Écrit par : Le sciapode | 29/11/2014
"une notion inventée il y a peu pour donner un nouveau nom à l'art, encore plus moderne que moderne, au top de la nouveauté, absolument contre réactionnaire"
J'aime beaucoup cette façon de parler de très juste façon sans finasser. Bravo Darnish!
Écrit par : Emmanuel Boussuge | 01/12/2014
De retour de musée
l'art brut en rut
après duchamp, peintre même
réhabilité
en tant que peintre
l'autre de l'art
une autre histoire
de l'art
le musée comme vitrine
des H.P.
Picasso Miro Artaud Michaux
nez de travers
c'est de l'art fou
revu et corrigé
ainsi soit-il
Picasso Michaux Artaud Miro
alibis pour habilitation
des bruts de coffrage
Artaud Michaux Miro Picasso
Baj Bataille Tzara
parler tout seul
on solde
sans contrôle
Une même histoire pour tous
anonymes asiles vies muettes
de mouettes
rues graffiti slogans bannières
tous en ensemble tous ensemble
enfance zéro plus zéro égale
la tête à toto
c'est pas moi qui dis
c'est muse et compagnie
geste involontaire intentionnel
les araignées sont en éveil
en éventail
du pareil au même
Puis
l'origine préhistoire
pierres figures et popoésie
naturelle rejoint
les anono
nymes
et pour asseoir le tout
Micasso Piro Mitau Archaux
ça graphzine
sauvage
ça dubuffe un max
en garage kung-fu
C'est le dernier cri
en matière de musée
ça hôpitale brut
Ah les mains négatives
avanti populo
des musées pompiers
à la rescousse du social
en panne d'art courant
De l'air de l'air de l'air
Écrit par : dominique jazzon | 22/12/2014
Si je peux me permettre une remarque à propos du message de Barbara Safarova, présidente d'ABCD, c'est que son approche de l'art brut suppose, comme elle le dit elle-même, "la mise en œuvre d'outils théoriques et critiques" et ne saurait se contenter d'appréciations subjectives faites d'humeur et de goûts personnels. A mon avis le problème de la réception contemporaine de l'art en général et de l'art brut en particulier est tout entier compris dans cette formule car pour ce qui me concerne je trouve au contraire que la prolifération de ces "outils théoriques et critiques" est en train de tuer l'art brut en l'intellectualisant et en le conceptualisant à outrance (ce qui s'est d'ailleurs également passé pour une bonne partie de l'art contemporain dont on nous dit qu'il doit parler à notre tête plutôt qu'à notre sensibilité). Plus précisément rapportée à l'art brut, je dirais même qu'une telle approche me semble antinomique à l'égard de son sujet et relève d'un véritable contresens dans la compréhension de ce qui est en jeu dans ce type de création qui n'est pas exactement de même nature que pour ce qui relève d'un art plus "savant". Non décidément l'art brut ne parle pas à notre tête, il parle d'abord à l'irréductible humanité qui est en nous, et c'est en cela qu'il est éminemment moderne. C'est en tout cas cela qui m'a touché dans la plupart des œuvres présentées dans cette très belle exposition de la collection ABCD à la Maison Rouge.
Écrit par : RR | 27/12/2014
Beaucoup d'œuvres présentes dans la collection ABCD sont en effet remarquables et j'ai très souvent défendu cette collection (sans pour autant choisir les plus "bankables" comme l'avance, pour le coup bien plus "indigne" que moi, Barbara Saforova ; je ne crois pas en effet avoir beaucoup de rapports avec les milieux spéculatifs).
Mais depuis quelque temps, mon plaisir est souvent retenu par le cadre esthétisant et intellectuel (ces fameux "outils théoriques et critiques" qui tuent quelque peu l'amour) réclamé par la présidente de cette collection qui veut, à rebours de la célèbre déclaration d'André Breton, que l'on se taise quand on est en train de ressentir...
Alors certes, en dépit de ces intellectualisations, on arrive à continuer d'aimer les œuvres qui passent entre leurs mailles, on aime "la plupart" comme vous dites...
Écrit par : Le sciapode | 27/12/2014
Si pour vous défendre consiste en 2 coups de plumes à résumer une exposition et écrire: ..."traumatisé" qu'on est par les expos d'art brut parisiennes de ces temps-ci (à la Maison Rouge....) où un méli-mélo art brut/art contemporain s'esquisse... je me demande ce que pour vous serait "condamner" !
Écrit par : JF3 | 27/12/2014
Eh dites-donc, John-Fitzgerald number three, ne faites donc pas la bête. Si j'ai mis des guillemets à "traumatisé", c'était bien pour indiquer que j'étais ressorti un peu interloqué au spectacle, physique et virtuel (car il n'est pas question seulement d'ABCD dans ces quelques lignes, mais aussi des galeries Berst et Agnès B., auxquels je pensais peut-être plus du reste), des amalgames en cours peu clairs entre le dit "art contemporain" et l'art brut. J'utilisais le mot traumatisé avec exagération, ce que devaient vous suggérer les guillemets en question.
Et ma note ne consistait absolument pas à résumer l'exposition ABCD à la Maison Rouge, mais plutôt à attirer l'attention plutôt sur celle du LaM, qui m'intéressait bien davantage. Faites pas semblant de pas comprendre...
Écrit par : Le sciapode | 27/12/2014