Un catalogue d'expo "La Mayenne à l'oeuvre" au Centre Kondas d'Art Naïf en Estonie (22/07/2015)
On peut désormais trouver en vente à la librairie de la Halle St-Pierre (par exemple...) le catalogue de l'expo "La Mayenne à l'œuvre: Destins croisés" organisée à Viljandi au Centre Kondas d'art naïf. J'ai déjà évoqué cette manifestation montée par l'Association CSN 53 ("Création Naïve et singulière en Mayenne"), conçue et coordonnée par Jean-Louis Cerisier, avec l'aide entre autres de Serge Paillard et Michel Leroux.
L'Estonie, c'est un peu loin... Et donc ce catalogue permet d'en voir davantage. Sur les créateurs et artistes mayennais, et aussi pour partir à la découverte de ce mystérieux inconnu qu'est Paul Kondas qui, s'il a été recensé dans l'Encyclopédie mondiale de l'Art Naïf (en 1984...), reste largement inconnu par nos contrées. Ce qui est dommage étant donné les quelques quatre peintures que nous montre le catalogue... (On aimerait fortement en voir plus).
Paul Kondas, Fleur de fougère, 80,5 x 51 cm, huile sur toile, 1980, coll. Musée de Viljandi (j'aime beaucoup le procédé de cerne blanc créant un halo luisant autour des personnages et des ronds dans l'eau, halos créés par l'éclat de la lune dans l'esprit de l'artiste, lune qui nimbe toute la scène d'une lueur de merveilleux)
Paul Kondas, Chasseur aux lapins, 140,5 x 86 cm, huile sur toile, 1977, coll. Musée de Viljandi
Dans l'esprit du concepteur de l'expo, il s'agissait donc d'esquisser une sorte d'échange entre des artistes mayennais et ce peintre naïf dont 26 œuvres furent acquises par le musée de Viljandi qui lui voua aussi son nom apparemment. Je ne sais pas à l'heure où j'écris ces lignes s'il est arrivé à convaincre Laval d'exposer des œuvres de Paul Kondas.
Henri Rousseau, La fabrique de chaises à Alfortville, prêt temporaire du Musée de l'Orangerie à Paris dans le cadre des collections permanentes du Musée d'Art Naïf et d'Art Singulier de Laval en février 2015 (pour pallier les prêts que ce dernier musée avait consenti au Palais des Doges à Venise dans le cadre d'une rétrospective Rousseau)
Certains pourront peut-être se demander pourquoi avoir adopté une perspective aussi régionaliste, par un curieux désir de se construire un destin ancré dans une zone départementale... Ce serait oublier qu'il s'est passé depuis déjà un siècle un curieux ancrage artistique à Laval et sa périphérie. Tout étant parti sans doute d'Henri Rousseau dit "le Douanier", puis de la fondation du Musée d'Art Naïf du Vieux-Château dont les collections s'enrichirent au départ d'un important socle d'œuvres provenant des collections rassemblées par Jules Lefranc, autre peintre naïf fort important, à la lisière d'une figuration poétique savante, de laquelle pourrait aussi participer l'œuvre d'un Elie Lascaux, originaire d'une autre partie de la France, le Limousin.
Jules Lefranc, Le môle noir, gouache sur papier, vers 1930, Musée d'Art Naïf et d'Art Singulier de Laval
C'est peut-être cette ouverture de Lefranc vers une figuration réaliste poétique qui amena d'autres peintres du cru, comme Henri Trouillard, à voguer de dérivation en dérivation vers des horizons carrément visionnaires, des Robert Tatin (présent par des lithographies dans l'expo Cerisier), des Alain Lacoste (lui aussi exposé à Viljandi) arrivant dans les décennies suivantes avec dans leurs bagages une liberté de ton encore plus radicalement éloignée de la représentation du réel "rétinien" (on les range dans ce qu'il est convenu d'appeler "l'art singulier", catégorie d'artistes en marge, semi-professionnels, au dessin automatique et empirique, plus ou moins inspirés par les exemples du surréalisme, de COBRA, ou de l'art brut). Jacques Reumeau pour sa part synthétisa peut-être toutes ces tendances dans le "melting-pot" d'une œuvre qui débouchait parfois dans l'hétéroclite, dérapant même jusqu'à une forme de ratage pathétique dans quelques cas. Deux œuvres reproduites dans le catalogue, provenant des collections Cerisier et Leroux, sont au contraire bien abouties, illustrant bien ce que j'appelle le "melting-pot" stylistique que paraissait rechercher Reumeau (et qui fait sa marque de fabrique, semble-t-il).
Jacques Reumeau, L'oiseau et le poisson, la rencontre, 64,5 x 49,5 cm, pastel, 1975, coll. Art Obscur Michel Leroux
Après ces glorieux aînés, vinrent toutes sortes d'autres artistes mayennais ou d'adoption (comme Joël Lorand, venu s'installer un temps en Mayenne ; je le crois aujourd'hui plutôt posé à Alençon) dont nous parle à l'occasion Jean-Louis Cerisier. Dans son expo en Estonie, on remarque les œuvres de Brigitte Maurice (figurative poétique semble-t-il), de Serge Paillard ou de Marc Girard. A suivre les indications de Cerisier dans ce catalogue, on comprend donc qu'il y a bien un creuset particulier dans cette belle région mayennaise.
Brigitte Maurice, Sans titre, 31,2 x 29 cm, huile sur bois, 2014, coll. Jean-Louis Cerisier
Et même si Jean-Louis Cerisier paraît avant tout s'intéresser à l'art dans une perspective de plasticien contemporain féru d'histoire de l'art, il n'oublie pas d'inviter des créateurs que l'on pourrait ranger dans l'art brut, comme Gustave Cahoreau, Patrick Chapelière (découvert et défendu au départ par Joël Lorand) ou "l'Ami des Bêtes" Cénéré Hubert pour lequel j'ai une certaine prédilection, créateurs "bruts" en cela qu'ils paraissent vivre (ou paraissaient vivre dans le cas de Hubert, décédé en 2001) au plus près leur création dans une proximité fusionnelle.
Cénéré Hubert, devant le portail décoré de son atelier, St-Ouen-des-Toits (Mayenne), ph. Michel Leroux
20:39 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : mayenne à l'oeuvre, jean-louis cerisier, serge paillard, centre paul kondas, viljandi, art naïf, art singulier, musée du vieux-château à laval, douanier rousseau, alain lacoste, robert tatin, henri trouillard, jacques reumeau, patrick chapelière, céneré hubert, jules lefranc | Imprimer
Commentaires
Ça fait rêver. Ça me frustre un peu de pas pouvoir assister à toutes ces belles et merveilleuses expositions.
Écrit par : voilesdoiseaux | 23/07/2015
Mais rien d'étonnant à cette effervescence mayennaise puisque la Mayenne est placée depuis le 8 septembre 1873 à cinq heures du matin sous la puissance tutélaire d'Alfred Jarry, qui naquit alors en la bonne ville de Laval. Alfred Jarry, père de l'art brut, de l'art singulier, de Dada, du vélocipédisme, du surréalisme, de tout ce qui s'est fait d'hors les normes et d'hénaurme dans les arts et contre lézards, et qui fut même, murmure-t-on, le co-inventeur avec le docteur Faustroll de la 'pataphysique...
Écrit par : L'aigre de mots | 23/07/2015
Je connais très très peu Alfred Jarry, pas trop attiré par une écriture qui me paraît très ciselée... Mais il y a une chose que je ne lui pardonne pas, si on doit ajouter crédit à ce récit selon lequel il aurait tiré au pistolet sur son portrait fait par le Douanier Rousseau, au point que ce tableau finit par n'être plus bon à rien et qu'il fut probablement jeté ensuite...
Écrit par : Le sciapode | 24/07/2015
C'est pourtant Jarry qui a découvert, à vingt ans, Rousseau, qui en avait alors quarante-neuf, et qui a été le premier à publier une de ses gravures dans l'Ymagier. Profitez de l'été pour relire Faustroll, et vous y verrez que c'est Rousseau qui est chargé par le docteur de transformer, à la machine à peindre, en toiles abstraites du plus bel effet, les «quadrilatères» des peintres pompiers exposés au musée du Luxembourg (comme quoi Jarry, cinquante ans avant Pinot-Gallizio, est aussi l'inventeur de la peinture industrielle!). Mais surtout, c'est la caution de Jarry qui a été déterminante aux yeux de Breton à propos de Rousseau ainsi que de l'art brut et populaire en général. Pour plus de précisions, reportez-vous, cher Sciapode, aux pages fort bien documentées de José Pierre sur «Alfred Jarry initiateur et éclaireur» dans son ouvrage «André Breton et la peinture» (p. 23 à 28). Par ailleurs, Jarry n'a jamais criblé de balles son portrait exécuté par le douanier. Il en a découpé la silhouette, dans un geste de haute mélancolie anti-narcissique, dirigé contre lui-même bien plus que contre son ami dont il n'a cessé par la suite de promouvoir l'œuvre et d'exalter le génie.
Écrit par : L'aigre de mots | 24/07/2015
Jarry a publié le premier une gravure de Rousseau, dites-vous. Je me suis laissé dire que ce fut la seule fois que Rousseau a pu s'essayer à la gravure (une variante de son tableau "La Guerre", je crois...?), incité à cela par Jarry (et aussi de Gourmont, non?). Donc parler de gravures au pluriel est un peu excessif. Cela dit, ce n'était pas une mauvaise idée d'inciter Rousseau, dont Jarry avait repéré le "réalisme intellectuel", autrement appelé art naïf, à se porter vers la gravure à la manière des anciens imagiers populaires (je suppose sans l'avoir étudié de près que "l'Ymagier" devait vouloir ressusciter cet art ancien, un peu comme William Morris en Angleterre qui voulait maintenir l'artisanat d'art, ou dans un autre cas de figure, Gauguin lorsqu'il admirait l'art populaire breton, Gauguin, ami de Filiger, ce grand peintre de la poésie immédiate, que défendit aussi Jarry). Mais il semble que Rousseau n'ait pas voulu poursuivre bien longtemps l'expérience. Sa gravure de l'Ymagier n'est pas très réussie d'ailleurs. Il se peut que le Douanier avait avant tout besoin de la couleur et de la peinture pour donner la mesure de son génie... Et donc que la gravure n'était pas forcément faite pour lui.
D'autre part, au chapitre des auteurs qui furent capables de reconnaître les premiers Rousseau, il faut lever son chapeau au souvenir de Félix Vallotton, qui recommanda le Douanier dès 1891, soit quelques années avant Jarry.
Et en ce qui concerne la précision que vous donnez sur la façon dont fut détruit le portrait de Jarry par ce dernier, haute mélancolie narcissique ou pas, il reste que Jarry a bien détruit une œuvre qui nous manque aujourd'hui, et probablement une des œuvres les plus singulières qu'ait produite Rousseau, si on se reporte à ses portraits d'autres écrivains (Apollinaire ou Pierre Loti). Dommage...
Écrit par : Le sciapode | 29/07/2015