"Jean-Dubuffet-Alain Bourbonnais: Collectionner l'art brut", une correspondance ou un calque? (03/12/2016)
Vient de paraître chez Albin Michel un magnifique ouvrage, un pavé orange, consacré, par delà la correspondance entre Jean Dubuffet et Alain Bourbonnais qu'il met en scène (dans un appareil critique dû à Déborah Couette), à l'histoire de l'activité de la galerie nommée l'Atelier Jacob (de 1972 à 1982) et de la constitution de la collection "d'Art-Hors-les-Normes" de la Fabuloserie (ouverte à Dicy dans l'Yonne de 1983 jusqu'à aujourd'hui).
Photo Bruno Montpied
Disons d'emblée que ce gros livre est d'abord un très beau livre d'images. Son iconographie est riche et variée, couvrant à la fois les œuvres d'art brut d'auteurs qui furent exposées ou non à l'Atelier Jacob et les œuvres, plus nombreuses, d'artistes ou d'auteurs travaillant "sous le vent de l'art brut", pour reprendre la terminologie de Jean Dubuffet. Beaucoup de ces œuvres sont inconnues, en terme de publication. Grâce à la recherche qu'a menée Déborah Couette, on découvre les filiations et les échanges qui ont existé entre Alain Bourbonnais et son foyer d'art hors-les-normes (étiquette suggérée par Dubuffet) d'une part, et, d'autre part, la collection de l'art brut et sa documentation installée dans les années 1960-70 encore rue de Vaugirard (dans l'hôtel particulier qui est devenu aujourd'hui le siège de la Fondation Dubuffet), où Bourbonnais allait en compagnie de sa femme Caroline puiser des idées et des informations pour sa propre collection.
Un feuilletage du livre en moins de 15secondes (et non pas un effeuillage, Bousquetou, si vous traînez encore par ces pages...), film B.M.
Mais au fur et à mesure de la lecture se dégage une curieuse constatation. Dubuffet, on le sait depuis peu (grâce à un témoignage de Michel Thévoz paru dans le catalogue des 40 ans de la collection de Lausanne), donna sa collection d'art brut à la ville de Lausanne, après avoir refusé de la confier à une institution française (il craignit même un temps que sa donation soit bloquée à la frontière lors de son transfert en Suisse), ne voulant pas que son "Art Brut" (il préférait les majuscules) soit mélangé à l'art moderne du Centre Georges Pompidou (cela devrait nous faire réfléchir actuellement, alors qu'art brut et art contemporain ont entamé une drôle de valse ensemble...). Ce transfert prit place en 71 (la Collection au Château de Beaulieu ne s'ouvrant au public qu'en 1976). Alain Bourbonnais, c'est ce qui apparaît de manière éclatante dans l'ouvrage paru chez Albin Michel, était en admiration éperdue devant l'œuvre de Dubuffet elle-même. Il la suivait depuis pas mal de temps. Il admirait également, en parallèle, ses collections d'art brut. Et il tenta donc de renouveler l'expérience à Paris, puis en Bourgogne, en se calquant sur Dubuffet. Ce mot de "calque", ce n'est pas moi qui l'invente, il apparaît dans une lettre de Dubuffet à Michel Thévoz (premier conservateur de la Collection d'Art Brut), publiée dans cette correspondance (p.383 ; lettre du 13 octobre 1978): "Alain Bourbonnais paraît s'appliquer à calquer ce qui a été fait pour la Collection de l'Art Brut et faire à son tour en France à l'identique, ce qui me donne un peu de malaise." Dubuffet, pour conjurer ce malaise qui l'étreint par moments, aide pourtant Bourbonnais, surtout en l'orientant vers des créateurs qui appartiennent plutôt à ce que Dubuffet a classé dans sa "collection annexe", intitulée par la suite par Thévoz et Dubuffet "Neuve Invention". Mais Dubuffet n'en est pas moins méfiant, attentif de façon sourcilleuse à ce que Bourbonnais ne joue pas les usurpateurs. Une lettre publiée elle aussi dans cette correspondance montre un Dubuffet fort mécontent, après avoir vu une émission de télévision ayant présenté les œuvres de Bourbonnais, et ses collections comme de "l'art brut" (voir p. 348, lettre du 12 janvier 1980 ; et aussi, p. 148, la lettre parue bien auparavant le 6 décembre 1972). Pourtant, Bourbonnais – que je devine fort matois et malin, diplomate et rusé (mais Dubuffet en face lui rend des points! Au fond, au fil de cette correspondance, on suit une passionnante partie d'échecs...) – ne cesse de protester de son amitié, de son admiration et de son respect à l'égard du peintre-théoricien. Il pousse même l'imitation de Dubuffet jusque à copier son attitude sourcilleuse vis-à-vis de l'usurpation du mot "art brut", en lui signalant telle ou telle récupération du terme.
Alain Bourbonnais, quatre "Turbulents" parmi d'autres dans la salle qui leur est consacrée dans la Fabuloserie (au rez-de-chaussée), été 2016, ph. B.M.
Même l'œuvre de Bourbonnais est imprégnée de sa fascination pour celle de Dubuffet. Ses lithographies du début des années 1970 (voir p.49 et p.51) portent la marque de son admiration. Et plus tard, les "Turbulents" eux-mêmes, grosses poupées carnavalesques articulées dans lesquelles un homme peut parfois se glisser pour les animer, paraissent passablement cousines des gigantesques marionnettes que Dubuffet avait conçues pour son spectacle "Coucou Bazar", dans les mêmes années (le spectacle semble avoir été monté pour la première fois en 1973 aux USA).
Cette fascination de Bourbonnais, notamment pour les collections de Dubuffet, sa conviction qu'il existe un continent de créateurs méconnus – sur ces mots, "artiste", "créateur" , "productions", on trouve plusieurs lettres, entre autres de Dubuffet, qui rendent clairement compte des problèmes qui s'agitent derrière la terminologie, voir notamment p.347, la lettre de Dubuffet du 6 février 1978 –, on la retrouvera, quelques années plus tard (1982), chez les fondateurs de l'association l'Aracine, dont un des membres, Michel Nedjar – artiste autodidacte affilié approximativement selon moi à l'Art Brut – avait exposé dès 1975 à l'Atelier Jacob.
Mais, au final, Alain et Caroline Bourbonnais finiront par bâtir une collection qui s'éloignera de l'Art Brut, plus axée en effet sur des créateurs et artistes marginaux (l'Art-hors-les-normes, l'Art singulier, la Neuve invention, la Création franche, l'Outsider art anglo-saxon sont des labels plus ou moins synonymes servant à rassembler ces productions), restant sur un plan de communication avec l'extérieur, cherchant à exposer dans des structures alternatives. Ils rassembleront aussi des éléments venus d'environnements populaires spontanés (Petit-Pierre, Charles Pecqueur, François Portrat, etc.), environnements qui sont le fait d'individus recherchant la communication avec leur voisinage immédiat.
L'art brut est on le sait un terme qui s'applique davantage à de grands pratiquants de l'art au contraire autarciques, se souciant comme de l'an quarante de faire connaître leurs œuvres. C'est un corpus d'œuvres exprimées par de grands individualistes, la plupart du temps débranchés de toute relation avec le reste de la société, œuvres d'exclus, de rejetés par le système social, qui à la faveur de cette exclusion, inventent une écriture originale, construite sur les ruines de leurs relations aux autres.
Marcel Landreau, un couple, statues en silex collés sauvegardées à la Fabuloserie (contrairement à l'Aracine qui ne put en conserver faute à un conflit avec l'auteur) ; Marcel Landreau est l'auteur d'un incroyable environnement spontané à Mantes-la-Ville qui a été démantelé par le créateur lui-même au début des années 1990 ; ph. B.M., 2015.
Le départ (vu peut-être comme un exil) de la collection d'art brut de Dubuffet pour la Suisse fut un véritable traumatisme pour beaucoup d'amateurs dans ces années-là (fin des années 1970, début des années 1980). C'est visiblement un tournant dans l'histoire de l'art brut, et plus généralement dans l'histoire de la création hors circuit traditionnel des Beaux-Arts.
Collection de pièces d'Emile Ratier présentées à l'avant-dernier étage de la Fabuloserie à Dicy, ph. B.M., 2015.
L'ouvrage "Collectionner l'art brut" apparaît comme un document essentiel pour comprendre cette histoire.
Au chapitre des points criticables (points formels seulement) : si la maquette générale de l'ouvrage est dans l'ensemble fort belle et attractive, il reste que les notes de bas de page (que, personnellement, j'ai le vice d'aimer lire...) ont été éditées dans un corps véritablement microscopique qui les rend difficilement lisibles de tous ceux qui n'ont pas, ou plus, un œil de lynx. Ce genre de défaut typographique apparaît de plus en plus fréquent dans l'édition contemporaine, comme si un certain savoir traditionnel (justifié pourtant au départ par le respect dû aux lecteurs) s'était perdu du côté des maquettistes. Autre chose qui me chiffonne: en plusieurs endroits du livre, on confond, abusivement à mon sens, "Neuve Invention" (collection annexe, Singuliers...) et Art Brut, par exemple dans le libellé de légendes placées à côté des œuvres de la Collection de l'Art Brut. Comme si une volonté se dessinait chez les concepteurs du livre – ou plutôt des responsables de la collection de l'Art Brut ? Il semble bien que ce soit plutôt du côté de l'éditeur qu'il faudrait aller voir... Voir commentaires ci-dessous de Déborah Couette, puis celui, nettement plus éclairant, du documentaliste de la Collection de l'Art Brut, Vincent Monod... – de tout amalgamer, contrairement à ce que demande Dubuffet pourtant tout au long de cette correspondance avec Alain Bourbonnais...
A signaler que la sortie de cet ouvrage, Collectionner l'art brut, correspondance Jean Dubuffet-Alain Bourbonnais, fera l'objet d'une présentation au public le 12 décembre à la Fondation Dubuffet (de 18h à 21 h, 137 rue de Sèvres, dans le VIe ardt, à Paris), en même temps que sera présentée une autre publication récente, tout aussi intéressante, réalisée par la Collection de l'Art Brut, SIK ISEA et les éditions 5 Continents, l'Almanach de l'Art Brut.
Parallèlement, dans le nouvel espace de la Fabuloserie-Paris (retour des choses, cette nouvelle galerie, animée par Sophie Bourbonnais, fille d'Alain et Caroline Bourbonnais, est ouverte à côté de l'emplacement de l'ancien Atelier Jacob, au 52 rue Jacob Paris VIe ardt (ouvert du mercredi au samedi de 14h à 19h et sur rendez-vous au 01 42 60 84 23 ; voir aussi fabuloserie.paris@gmail.com), se tient une exposition consacrée à quatre artistes défendus par la Fabuloserie : Francis Marshall, To Bich Hai, Genowefa Jankowska et Genowefa Magiera (vernissage le 8 décembre de 18h à 21h).
Un nouveau venu à la Fabuloserie: Jean Branciard (que les lecteurs de ce blog reconnaîtront comme un artiste que nous avons défendu parmi les tout premiers ; je suis content que le Poignard Subtil puisse voir ainsi ses choix corroborés par ceux de la Fabuloserie), ph. B.M., 2016.
Film de Joanna Lasserre sur le vernissage de la sortie de "Collectionner l'art brut" les 22 et 23 octobre derniers, avec pour l'occasion, une exposition d'œuvres de la Fabuloserie dans un Atelier Jacob provisoirement réinstallé dans ses anciens locaux.
00:41 | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : jean dubuffet, alain bourbonnais, correspondances épistolaires, art brut, art-hors-les-normes, collectionner l'art brut, collectionneurs, fabuloserie, déborah couette, sophie bourbonnais, marcel landreau, émile ratier, atelier jacob, fabuloserie paris | Imprimer
Commentaires
Que voilà un bel article, de grande qualité, fort intéressant.
Écrit par : Atarte | 03/12/2016
Oui, c’est vrai, documenté, bien fait, crémeux à souhait.
Écrit par : Isabelle Molitor | 03/12/2016
Un grand merci pour cette note de lecture et ces remarques pertinentes. Une précision toutefois.
La mention "Collection de l'Art Brut" dans les légendes iconographiques se réfère à l'institution lausannoise, propriétaire des oeuvres et non à la répartition des fonds des collections "art brut" ou "neuve invention". Ces légendes transmises par la Collection de l'Art Brut auraient pu faire l'objet d'une précision. Par exemple, Emile Ratier, Collection de l'Art Brut, coll. de l'art brut ou encore, Louis Soutter, Collection de l'Art Brut, coll. Neuve Invention. Mais, personne dans le champ de l'art brut n'ignore les problèmes posés par cette entreprise taxinomique. Louis Soutter, Giovanni-Battista Podestà ont fait respectivement l'objet de déclassement et de reclassement. Alors à quels fonds se vouer? Et surtout, à quelle périodicité se référer? Le classement actuel ou celui de l'époque?
La mention "Collection de l'Art Brut" est à comprendre dans son acception la plus simple. Elle renvoie au musée qui conserve les oeuvres sans volonté d'amalgamer les différents champs.
Écrit par : Déborah Couette | 04/12/2016
J'entends bien ces précisions, Déborah, et j'interprétais bien sûr dans ces légendes la référence à l'institution dans laquelle sont conservées les œuvres légendées, et c'est vrai que la Collection lausannoise a tendance depuis belle lurette (depuis la conservation de Lucienne Peiry?) à ne plus mentionner nettement le distingo entre les deux "branches" de sa collection lorsqu'elle communique sur ses visuels. Ce n'est donc pas aux "concepteurs du livre" qu'il faudrait s'en prendre... mais plutôt à la Collection de l'Art Brut ?
"L'entreprise taxinomique", comme vous dites, n'est pas à mes yeux un simple caprice classificatoire, personnellement elle m'intéresse et m'intrigue (mais pas vous, semble-t-il tout de même...?). Elle entérine en réalité deux conceptions de l'art, qui étaient peut-être plus le fait de Dubuffet et Michel Thévoz, jusqu'en 2002 lorsque ce dernier a laissé la direction à Lucienne Peiry, à savoir réserver le terme d'art brut à des productions plastiques profondément autarciques, se passant de communication, un art se déployant impulsivement, un art immédiat et sans exercice, écrivait Jean Paulhan... Et classer tout ce qui ne ressemblerait pas assez à cela dans la collection "annexe", rebaptisée ensuite par Dubuffet et Thévoz d'un terme plus sexy: "Neuve Invention", marquant par là qu'ils accordaient tout de même de l'intérêt aux créateurs ou artistes qu'il rangeait dans ce "second rayon".
A ne plus faire le distingo, j'observe que les frontières de cette notion de l'art brut, à laquelle était parvenu sur la dernière partie de sa vie Dubuffet, prolongé par Thévoz, deviennent de plus en plus brumeuses. Or cette conception de l'art brut, à mon avis (si on accepte parallèlement de ne pas la considérer comme supérieure à la neuve Invention) a une identité et une définition qui interpellent tous ceux qui s'intéressent à l'expression artistique. Mais bien sûr elle ne peut être délimitée avec une précision absolue, tous "dans le champ de l'art brut" le savent pertinemment. Soutter était un artiste conscient au départ, comme Gabritschevsky (voir ses paysages urbains dessinés au fusain, récemment exposés), et il est devenu brut dans une autre partie de sa vie (les peintures aux poings). Ce travail est effectivement difficile à classer, il paraît plus relever d'un art du "jardin secret" propre à un homme cultivé (les exemples abondent, et pas seulement chez les artistes devenus psychotiques ou victimes d'angoisses), mais du fait du positionnement au sein d'une élite cultivée, Soutter a plus sa place dans la Neuve invention, où il a été rangé finalement.
A signaler un outil très utile pour tous ceux qui sont intéressés par cette question taxinomique : la "Base de données patrimoniales de Suisse romande" (https://musees.lausanne.ch/) qui donne assez nettement il me semble ce qui est classé Art brut (cab) et ce qui est classé Neuve invention (ni) selon les créateurs ou artistes inventoriés et numérisés.
Je ne sais à quelle date le classement s'est établi sur cette base de données, mais il me paraît relativement ancien. Gaston Chaissac par exemple y est toujours classé en Neuve Invention. Ce qui me paraît justifié. Son art simple (en apparence), et mystérieux, est celui d'un communiquant...
Écrit par : Le sciapode | 04/12/2016
C’est à partir de la publication du catalogue de la biennale « Architectures » à la Collection de l’Art Brut, récemment donc - l’ouvrage est paru en novembre 2015 - que nous avons décidé de systématiquement faire figurer les numéros d’inventaire dans les légendes des reproductions des publications de la Collection de l’Art Brut. A partir de cette date, novembre 2015, chaque légende d’image fournie à d’autres éditeurs contient le numéro d’inventaire de l’œuvre qu’elle décrit (cab-xxx ; ni-xxx). Nous avons décidé de procéder ainsi pour faire savoir, notamment, dans quelle collection, Art Brut ou Neuve Invention, est classée l’œuvre reproduite. C’est donc un choix de l'éditeur de ne pas avoir mentionné ces informations dans le superbe livre de Déborah Couette.
Écrit par : Vincent Monod | 06/12/2016
Très importante précision, là aussi, de votre part, Vincent. On doit donc comprendre que, sous la direction de la conservatrice qui a succédé à Lucienne Peiry, à la tête de l'institution lausannoise, Sarah Lombardi, la Collection a su trouver le moyen de restituer dans ses légendes de catalogues la distinction entre art brut au sens strict et œuvres classées en Neuve Invention.
Merci à vous de vous être fendu de ce commentaire.
Écrit par : Le sciapode | 06/12/2016