Une histoire de racines en l'air (Chaissac/Jesuys Christiano) (31/07/2022)
Gaston Chaissac, certains le savent, a écrit en 1946 dans la revue Centres pour René Rougerie qui, alors âgé de 20 ans, y collaborait, chargé de repérer de nouveaux talents, un merveilleux texte, intitulé Surréalisme!!!. Je recopie ci-après deux extraits qui m'ont toujours plu :
"Nous avons des littérateurs, des peintres surréalistes, et ils ont fait des trouvailles indéniablement intéressantes, utiles.
Demain ce sera des artisans, des ouvriers, des paysans surréalistes que nous aurons aussi ; d'eux nous avons un besoin urgent, et leurs trouvailles également intéressantes et utiles changeront la face du monde.
Le bon travail est devenu chose rarissime et pour le réapprendre il nous faut des novateurs.
Quand nous verrons des artisans construire de chariots avec des roues carrées et des paysans planter des choux les racines en l'air ce sera de bon augure ; car ces hommes, enfin plus esclaves des exigences d'autrui, feront à leur idée en hommes libres, en surréalistes, et retrouveront les secrets qui permettent de faire du bon travail honnête. Cela dans la joie, car le travail libre c'est la joie, celle qu'on ne saurait trouver à courir après la fortune ou simplement gagner beaucoup d'argent (en étant l'esclave d'autrui) pour satisfaire des vices. (...)
"Sœur Jeanne de là-haut ne vois-tu rien venir? - Je vois à l'horizon des surréalistes accourir avec des pelles, des rabots, des fourches ,des enclumes et bien d'autres outils". (...)"
Revue Centres n°3, 1946.
Cette histoire de planter des choux les racines en l'air m'a toujours marqué.... Quelle ne fut pas ma surprise en lisant l'autre extrait de texte ci-dessous, publié récemment dans le catalogue de l'excellente récente exposition (terminée le 17 juillet dernier) de cette extraordinaire découverte brute qu'est l'œuvre du Brésilien nommé – probablement un surnom – Jesuys Christiano (Jésus-Christ, en somme), à la galerie Christian Berst (passage des Gravilliers, à Paris, le catalogue doit y être toujours disponible, du moins à partir de la rentrée de septembre) :
"(...) Son objectif était d'ériger un nouveau monde, l'ancien devait donc être inversé – c'est ainsi qu'il arrachait des fleurs et des plantes pour les enterrer afin que les racines pointent vers le ciel. Pour que les voix qu'il entendait chaque jour se taisent, que les vers qui lui rongeaient le crâne se calment, que la peur de la persécution et du châtiment s'éloigne de lui. (...)"
Thilo Scheuermann (hôtelier allemand installé au Brésil ayant découvert en 2011 les dessins tracés par Jesuys Christiano sur les murs du quartier miséreux de Malhado à Ilhéus ; il s'occupa alors de lui jusqu'à la mort de ce dernier survenue en 2015).
Jesuys Christiano, sans titre, graphite sur papier, 42x59 cm, 2013. Extrait du catalogue d'exposition à la galerie Christian Berst "Jesuys Christiano, A contrario".
Etonnant parallèle, n'est-ce pas? Entre le cordonnier de Vendée et le pauvre hère brésilien qui bien entendu n'a jamais entendu parler du premier... A signaler que Jesuys Christiano est allé plus loin que Chaissac, en plantant réellement ses végétaux les racines en l'air... Mais bon, chez le cordonnier, il est plutôt question d'une métaphore, d'un appel au monde à l'envers, un thème cher à la culture populaire.
20:48 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : gaston chaissac, surréalisme, monde à l'envers, jesuys christiano, galerie christian berst, a contrario, catalogue d'exposition, revue centres, rené rougerie, art et vie quotidienne | Imprimer
Commentaires
Excellent!
Écrit par : Régis Gayraud | 31/07/2022
Etonnant en effet! Et plaisant de découvrir une forme de lien, inattendue, entre différentes personnes.
Écrit par : Darnish | 02/08/2022
A noter que l'arbre inversé aux racines aériennes et aux branches s'enfonçant dans le sol se retrouve chez les Lapons, les aborigènes d'Australie, dans la mythologie hindoue et dans la kabbale hébraïque, avec l'arbre des Séphiroth. Et pour Platon l'homme était une plante renversée dont les racines s'étendent vers le ciel et les branches vers la terre.
Écrit par : L'aigre de mots | 03/08/2022
Je ne peux m'empêcher de penser qu'à chaque fois le sens attaché aux diverses références que vous nous dispensez si généreusement était différent de l'une à l'autre, véhiculant une philosophie à chaque fois bien distincte.
Et je ne voudrais pas, d'autre part, que ce déluge de références ait l'air d'insinuer: "Peuh! Rien de nouveau sous le soleil. Vos bruts n'ont rien inventé..." Ce qui serait une énième façon de les renvoyer aux chères études qu'ils n'ont du reste pas faites.
Écrit par : Le sciapode | 03/08/2022
Evidemment, l'arbre inversé n'avait pas le même sens métaphysique, théologique ou philosophique dans l'une ou l'autre des traditions citées. Platon n'y voit pas les mêmes tenants et aboutissants que les kabbalistes, et ceux-ci que les Lapons ou les aborigènes d'Australie. Mais ce qui me frappe, c'est que cette image mythique si contraire au sens commun apparaît précisément dans des contextes culturels très différents, éloignés dans l'espace aussi bien que dans le temps. Et qu'elle revienne spontanément chez Chaissac sans qu'il ait eu connaissance de ces traditions, bien loin de contribuer à le renvoyer à ses chères non-études, ne fait que souligner la valeur et la pertinence de sa découverte faite avec légèreté, comme en passant, en toute naïveté. C'est justement cette pertinence qui vous a marqué, cher Sciapode. Tant ces plantes renversées sont profondément enracinées dans l'inconscient de tous.
Écrit par : L'aigre de mots | 05/08/2022