Stimulantes parenthèses au Musée National d'Art Moderne (24/02/2015)
La balade que je relaterai ici commence à dater un peu. Elle fut faite en mars 2014 dans les collections permanentes du Musée National d'Art Moderne suite à une indication que m'avait donnée une membre du CrAB (Collectif de recherche autour de l'Art Brut). On sait que la collection permanente de ce musée, malheureusement toujours prisonnière de l'affreuse raffinerie beaubourgeoise et pompidolienne de la rue Rambuteau à Paris (que ne l'exile-t-on pas, celle-ci et sans le MNAM, à Marseille pour qu'on nous rapatrie en échange les collections du MUCEM?) est de temps à autre remodelée, ré-accrochée, bouleversée, etc. C'était le cas au début de l'année dernière. Je ne sais si elle a encore changé depuis, ne passant guère mon temps dans ces parages. En mars 14, il y avait du nouveau. Si le groupe CoBrA paraissait glorieusement absent des cimaises, ou du moins passablement sous-représenté, quelques insolites œuvres avaient été tout à coup sorties des réserves, en majorité liées au fonds d'œuvres naïves que recèle le MNAM, grâce semble-t-il aux acquisitions de l'ancien directeur du musée Jean Cassou.
Tableau de Colette Beleys (1911-1998), La Maison Potagère (1950), intégré aux collections du MNAM du temps de Jean Cassou ; Colette Beleys était une artiste qui se disait "peintre instinctive", non pas participant d'une "naïveté" mais se revendiquant plutôt d'une "innocence poétique" ; ses compositions fort élaborées, pour moi essentiellement des années 1930 à 1950, sont d'une poésie délicate (merci à Jean-Louis Cerisier qui attira autrefois mon attention sur elle) qui me font songer à certains autres figuratifs cousins par le style et l'esprit de sa manière, comme Elie Lascaux par exemple ; une exposition consacrée à elle tourna en 95-96 entre diverses villes, comme Montauban, Aix-en-Provence, Besançon, etc. et un catalogue fut publié à cette occasion
Il s'agissait, semble-t-il, dans les espaces que les conservateurs leur avaient consentis (des couloirs aux murs vitrés comme autant d'espaces interstitiels entre les différentes salles, parenthèses, intervalles où on logeait ainsi des marginaux, des œuvres posant question?), il s'agissait de proposer des rapprochements entre figuratifs savants et figuratifs autodidactes dits ailleurs naïfs qu'un même sens de la stylisation "primitiviste", ou un refus du réalisme – attitudes que l'on pourrait résumer en un seul mot, "réalisme intellectuel" – unissaient. Du reste avant que le visiteur ne tombe sur ces couloirs-intervalles, une première salle du parcours des collections, consacrée à une évocation de l'exposition expressionniste du Blaue Reiter (de 1911-1912), proposait déjà, éparses parmi des œuvres des artistes contemporains de l'époque réunis autour de Kandinsky, quelques pièces liées à l'art populaire de l'époque et revendiquées par le groupe avant-gardiste du Blaue Reiter. Histoire de murmurer à l'œil et l'oreille des visiteurs que ces confrontations art populaire/art moderne ne dataient pas d'aujourd'hui (et avaient peut-être aussi une autre allure que les confusions actuelles entre art contemporain et art brut).
Un des murs de la salle consacrée au Blaue Reiter, MNAM Centre Georges Pompidou, mars 2014
Une sirène, art populaire (entre 1850 et 1890), legs Nina Kandinsky, MNAM Centre Georges Pompidou
André Bauchant, Louis XI faisant planter des mûriers près de Tours, 1943, don de l'artiste (1950), MNAM Centre Georges Pompidou
Des œuvres d'artistes consacrés depuis longtemps comme Naïfs, tels Aristide Caillaud, André Bauchant, Séraphine ou Germain Van Der Steen, se rencontraient au hasard des couloirs, non loin de pièces de Henri Gaudier-Brzeska, d'André Derain ou encore, exposée plus loin dans une salle, d'une œuvre de Feininger, digne d'être mêlée à du brut des plus contemporains.
Henri Gaudier-Brzeska (1891-1915), Samson et Dalila (1913), don Ezra Pound, MNAM Centre Georges Pompidou (là, cependant, il paraît difficile de rapprocher cette œuvre de celles de l'art naïf ou de l'art brut ; plutôt de l'art ethnique éventuellement, par exemple l'art inuit...)
Œuvre de l'expressionniste Feininger, d'une modernité étonnante, préfigurant l'essor du primitivisme contemporain d'un bon siècle et se référant visiblement, et respectueusement, à l'art des enfants, MNAM Centre Georges Pompidou
On trouvait aussi dans un recoin une peinture de la jeune Algérienne Baya qu'André Breton aida à se faire révéler, ainsi qu'une scène de bataille avec des cavaliers, fort naïve et attachante, d'une certaine Janice Biala (1903-2000), une encre sur toile de Géra, primitiviste éthiopien, dont l'œuvre fort colorée était prêtée par le Musée du Quai Branly (on est là en présence d'art africain singulier dérivé de l'art traditionnel éthiopien notamment à base iconographique chrétienne ; l'œuvre se voulant thérapeutique, soignant l'âme et le corps à la manière d'un talisman).
Janice Biala, scène de bataille équestre, 1934-1936, MNAM Centre Georges Pompidou
Géra, encre sur toile, provenance Musée du quai Branly, MNAM Centre Georges Pompidou
Plus loin, on trouvait diverses autres allusions à la créativité populaire ou singulière, hors champ de l'art "mainstream", comme cette photo de Gisèle Freund (voir ci-contre, photo de 1951) s'attardant sur le mur d'ex-voto fauchés par Diego Rivera dans les églises de son Mexique chéri (comme quoi André Breton, qui faisait la même chose, au grand dam de Trotsky paraît-il, si l'on suit l'auteur d'une récente biographie de Jacqueline Lamba, avait des exemples autour de lui au cours de son voyage des années 30 au Mexique). Ou bien encore les statues africaines d'Aniedi Okon Akpan telles qu'elles aussi avaient été empruntées au Musée du quai Branly, dans une salle qui évoquait les anciennes expos du Centre Beaubourg, Les Magiciens de la Terre ou Africa Remix.
Statues d'Aniedi Okon Akpan, MNAM Centre Georges Pompidou (cet Akpan est connu aussi pour de célèbres statues funéraires, à la fois réalistes et naïves, qu'il installait au Nigeria sur les tombes des personnes représentées)
Mais ce qui me scotcha véritablement fut la découverte, toujours dans un de ces couloirs interstitiels si pleins de surprises, de deux œuvres de grand format d'un "anonyme", dont les œuvres étaient entrées selon les cartels du musée en 1953 par don dans la collection permanente. Avait-on jamais vu ces œuvres-là au MNAM, très colorées, plus que naïves, presque brutes pour le coup étant donné leurs audaces s'émancipant grandement des références à la réalité visuelle, et faites à coup de collages et de juxtapositions, surlignés à la gouache? Je parie bien que non. Les cartels, concernant de telles œuvres de format et retentissement si importants, auraient pu nous donner des pistes plus conséquentes, mais on n'avait pas cru bon de le faire... Le visiteur n'avait qu'à se dépatouiller avec ces deux surprenantes compositions qu'on avait daigné leur sortir des réserves, faut pas exagérer non plus...
Anonyme, Le cheval de Troie, (1930-1945), gouache sur papiers découpés et collés, MNAM Centre Georges Pompidou ; on excusera le flou du cliché pris avec un portable pas terrible et placé qui plus est entre des mains tremblant de surprise...
Anonyme (le même que ci-dessus à l'évidence), Le Roi et la Reine, (1930-1945), gouache sur papiers découpés et posés sur une toile collée sur contreplaqué, don à l'état 1953, MNAM Centre Georges Pompidou ; à bien les contempler, on peut se demander s'il ne s'agit pas là de grands travaux d'un enfant ou plutôt d'un adolescent ; il reste que ces deux compositions énigmatiques sont fort étranges et que l'on aimerait en savoir plus...
Note Subsidiaire: Eh bien, voici qu'un commentateur me donne des précisions disant avoir vu un cartel précisant qu'il s'agit de dessins d'enfants. Je n'ai personnellement pas vu les mêmes cartels que lui, peut-être ont-ils été modifiés depuis ma visite qui date de l'année dernière. Mais je veux bien le croire même si cette précision n'apparaît pas sur la fiche de la RMN qu'il nous met en lien (ce serait signé Escolier, et cela signifierait écolier donc?). De toute façon, ces travaux paraissent bien des dessins d'enfant, mais qui les a assemblés, si ce n'est un adulte, un éducateur sans doute....? En cherchant mieux sur la base du MNAM on trouve enfin la référence complète: "Elèves de la Ville de Paris, sous la direction du peintre M. Jean Lombard et de Mme Vige Langevin". Donc il y a bien eu médiation d'enseignants, et la relation des uns avec les autres a donné au moins deux bien belles œuvres. Ce qui me confirme personnellement dans la qualité qui peut se rencontrer dans un travail accompli en commun entre enfant(s) et adulte(s), genre d'action artistique aujourd'hui pas très en vogue, et même plutôt combattu dans les ateliers pour enfants, voire dans les écoles, au nom de l'autonomisation de l'enfant.
On me dira que les écoles en ont beaucoup de ces travaux. Sans doute, je le sais bien, moi qui vois disparaître régulièrement des tombereaux de chefs-d'œuvre dans les poubelles des écoles. D'aussi fouillés, d'aussi bien composés (la guerre de Troie avec le cheval, les Troyens derrière leurs murailles, les Grecs sur le point d'envahir la cité), par contre, je pense que c'est plus rare. Peut-être travaillait-on avec plus d'application dans les années 40. Cela doit nous faire regretter qu'on n'ait pas eu plus envie jusqu'à présent de créer des musées d'art enfantin. Et qu'on ait commis tant de vandalisme aux dépens des œuvres des moutards. Le MNAM a tout de même recueilli ces deux chefs-d'œuvre, constituant par là même l'ébauche d'une section d'art enfantin dans ses réserves. Y en a-t-il d'autres?
12:01 | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : mnam centre georges pompidou, art brut, art naïf, blaue reiter, feininger, kandinsky, art populaire, diego rivera, ex-voto, gera, akpan, anonymes de l'art, colette beleys, janice biala, baya, andré breton | Imprimer
Commentaires
Allons allons. Sur les cartels de l'expo, il était écrit que ces dessins étaient réalisés par des enfants dans une école. D'où le nom d'Escolier inscrit au dos de l’œuvre.
http://www.photo.rmn.fr/archive/12-577131-2C6NU021FKM2.html
Bisou
Écrit par : Mescalito | 27/02/2015
Vu le dilettantisme de ce qui se fait fréquemment à Beaubourg depuis pas mal d'années, qu'un conservateur puisse attribuer à des écoliers ce qui appartiendrait d'un certain Escolier, à partir du moment où il ne le connaît pas, ne serait pas improbable. N'en connaissant pas davantage sur le tableau en question, je ne me prononcerai pas, toutefois.
Régis Gayraud
Écrit par : Régis Gayraud | 28/02/2015
Régis, vous n'avez pas dû remarquer que j'avais rajouté à ma note initiale, une "note subsidiaire" à la fin, suite au commentaire de Mescalito. On trouve sur la base du MNAM une référence plus claire que cet "Escolier" comme auteur de ces compositions. Il s'agit bien de dessins d'enfants probablement organisés en un tout de conception plus adulte par le peintre Jean Lombard, assisté de Mme Vige Langevin (une enseignante?). Ce Jean Lombard, si je dois me fier à Wikipédia, était un peintre renommé (pas désagréable à regarder du reste, surtout pour la dernière partie de son œuvre, débouchant sur une hésitation entre abstraction colorée et figuration), par ailleurs professeur de dessin à la ville de Paris (ce qu'on appelle aujourd'hui un PVP).
Écrit par : Le sciapode | 01/03/2015
Le nom du peintre évoque pour moi un autre Jean Lombard, rare écrivain d'origine prolétarienne, anarcho-syndicaliste, à s'être hissé (lui!) aux chatoyantes hauteurs stylistiques de la prose décadente de la fin du XIXe siècle. Ses romans sur Byzance à l'époque de Constantin Copronyme ou sur la Rome d'Héliogabale, fresques historiques et sociales hallucinées bien plus audacieuses, par le style comme par l'imagination, que les romans d'un Zola, mériteraient bien d'être rééditées. Sur la valeur de cet écrivain maudit, mort à 37 ans, Octave Mirabeau ne s'était pas trompé, qui écrivit une préface enthousiaste à « L'Agonie » dans la réédition de 1902 chez Ollendorf.
Écrit par : L'aigre de mots | 01/03/2015
Constantin Copronyme? Cela veut-il dire Constantin au nom merdeux?
Écrit par : James Song | 02/03/2015
Euh... Octave MirAbeau? Puisque vous nous étalez votre culture, que moque au passage semble-t-il un certain Bébert, étalez-la jusqu'au bout...
Écrit par : Le sciapode | 01/03/2015
Il me semble que votre Jean Lombard, monsieur l'aigre, Julien Gracq le cite comme un de ses souvenirs de lecture éblouis...
Écrit par : Patrice Dant | 01/03/2015
Cher Monsieur P. Dant, je ne suis guère étonné d'apprendre qu'un esprit aussi sûr que Gracq ait été ébloui par l'œuvre de Lombard. Pourriez-vous m'indiquer dans quel ouvrage figure ce souvenir de lecture ?
Écrit par : L'aigre de mots | 02/03/2015
Cher monsieur l'aigre, vous m'avez obligé à aller chercher dans les quelques livres de Julien Gracq que je possède. Mais internet m'a aussi aidé, je dois le confesser.
C'est dans "En lisant, en écrivant" (1980) que l'on trouve la référence à Jean Lombard (p.162 ; dans les Œuvres complètes, Tome 2, c'est p.669)). Mais ma mémoire m'a quelque peu trompé. Il n'est pas sûr que dans le passage où il le cite, et que je vous recopie ci-dessous, Gracq ait si bonne opinion de Lombard que cela. Il ne l'évoque que comme exemple des lectures boulimiques de l'adolescence ("le tout-venant habituel des lectures de jeunesse", écrit-il) que n'oublie pas l'écrivain formé, pas seulement nourri de "nouveauté pure". Il ne donne la lecture de Lombard que comme exemple de cette littérature du tout-venant que n'avait pas oubliée... André Breton (comme on se retrouve...).
Voici le passage, dernier paragraphe d'un long développement sur "le tuf dont s'est nourrie au jour le jour, pêle-mêle et au petit bonheur, une adolescence littéraire affamée"...:
"Cette réflexion me vint, je me le rappelle, lorsqu'André Breton, dont on sait assez le peu de goût qu'il avait en principe pour les romans, me prêta un jour en me les recommandant des romans de Jean Lombard [ prénom et nom en italiques dans le livre], dont le nom m'était, je l'avoue, inconnu: sortes de "Quo Vadis", mais byzantins de goût comme d'époque, qui me firent tout à coup mesurer quelle place avait pu tenir dans ses premières lectures toute une "queue" exsangue du symbolisme, dépassée par lui depuis longtemps, mais non tout à fait éliminée. Tout de même, ces romans, il les avait gardés."
Écrit par : Patrice Dant | 02/03/2015
Que fais-tu d'autre, Sciapode au pied plus large que ton cœur, que de divulguer auprès d'autrui, à longueur de colonnes sur ce blog, tout ce qui met en vibration l'élasticité de tes cordes mentales ? Je ne vais pas pour autant t'accuser d'étaler ta culture, et je te louerai plutôt d'ainsi dispenser ton savoir et le fruit de tes recherches à ton fidèle public de lecteurs réguliers. Quant à taper de la règle à la moindre coquille, c'est bien là un travers de pion de collège qui te colle à la peau et dont tu devrais sérieusement songer à te débarrasser.
Écrit par : L'aigre de mots | 02/03/2015
Pour répondre à M. Song, le futur Constantin V ayant chié dans les fonts baptismaux le jour de son baptême fut surnommé Copronyme, c'est-à-dire «au nom de merde». Il fut un farouche partisan de l'Iconoclasme, idéologie religieuse influencée par l'Islam et mise en œuvre par Léon III l'Isaurien. Jean Lombard présente les iconoclastes comme les tenants de l'ordre aristocratique, opposés au peuple resté fidèle au culte des images et, à travers lui, à l'Art et la sensualité païenne héritée de la Grèce antique.
Écrit par : L'aigre de mots | 05/03/2015
Ce pauvre Constantin V a été littéralement barbouillé de toutes sortes de calomnies par les iconodoules. On lui reprochait son goût pour l'hippodrome (ce qui nous ramène à votre film "Oeillères", cher Sciapode), on lui prêtait des amours pédérastiques, et ce quand bien même il eût trois femmes (successivement), et six enfants de la dernière, ce qu'on lui reprocha encore, d'ailleurs, puisque le troisième mariage était en principe interdit en vertu du précepte: "Tu verseras ta semence dans deux vases principaux, et t'abstiendras d'un tiers", "principal" signifiant ici sanctifié par le mariage, ce qui n'empêche pas d'aller chercher d'autres vases ailleurs.
Écrit par : Régis Gayraud | 15/03/2015
Il faut dire que quand un pouvoir devient iconoclaste, ça craint ! Et on ne peut que le honnir...
Écrit par : L'aigre de mots | 15/03/2015
Oui bien sûr! J'espère que vous aviez compris que mon "pauvre" associé au nom de Constantin V était ironique (mais à la relecture, ce n'était pas si clair, je le conçois). Et j'espère aussi que nous n'aurons, ni nous, ni nos successeurs, à connaître les autodafé, et tout l'obscurantisme que Daech, ses séides et toutes ses cellules plus ou moins apparentées ont décidé d'abattre sur notre monde débonnaire.
Écrit par : Régis Gayraud | 15/03/2015