Une visite chez Ni Tanjung, récit de Petra Simkova, notre correspondante à Bali (05/05/2016)
Une visite chez Ni Tanjung
par Petra Šimková
Bali, île de Dieu, son art et ses cérémoniaux traditionnels. J'y vivais déjà depuis quelques années quand Bruno Montpied me parla d'une personne très originale, dont la création se distinguait nettement des traditions enracinées depuis toujours.
Ce qui subsistait, au moment du passage de Petra, des pierres peintes de Ni Tanjung, photos Petra Šimková, août 2008
Dès lors, j'allais admirer ses œuvres étranges, des pierres arrondies et peintes situées sur un chemin à l'écart, bien loin des routes touristiques. Il y avait une sorte de « montagne » de pierres, où sur chacune était représenté un visage humain ; certains, déjà à moitié effacés par la pluie et le soleil, prenaient un air étrange, peut-être comme une présence un peu sombre. Mais à l'époque, je ne savais pas qu'un jour, je pourrais rencontrer leur auteur, la créatrice Ni Tanjung.
Puis un jour, par une fin de matinée de janvier, je me suis retrouvée sur mon scooter à suivre une étroite route en zigzags. M'accompagnait madame Arimbi, l'assistante de M. Georges Breguet, qui avait organisé la visite.
Nous passons l'endroit où, quelques années plus tôt, Ni Tanjung a été découverte en train de peindre ses pierres, et nous poursuivons jusqu'à celui où elle vit maintenant. Comme elle ne peut plus prendre soin d'elle-même toute seule, elle vit avec sa fille unique.
Ni Tanjung avec une couronne de sa fabrication sur la tête, ph. Petra Šimková, février 2016
Ni Tanjung réside au rez-de chaussée d'une maisonnette extrêmement modeste. Sa chambre est minuscule, avec une seule petite fenêtre. Le lit prend toute la place, et sur ce lit, Ni Tanjung, incroyablement maigre, trône comme une reine. Elle est entourée de toute sorte d'objets, bols de riz, boîtes de conserve, pièces de vaisselle et aussi d'une « couronne » de sa fabrication. Tout autour, il y a des objets en papier coloré qui ornent le seul mur de la pièce. Très intéressants, ils me font penser à des sortes d'éventails étranges, de différentes formes, tailles et motifs. Ils créent un grand contraste avec cet environnement austère et plutôt sombre. La base de ces assemblages est toujours une structure en fibres de feuille de palmier sur laquelle sont accrochées plusieurs représentations, humaines, animales ou surnaturelles. Tous ces objets sont très colorés et forment un ensemble important, certains sont même dessinés des deux côtés.
Ni Tanjung et ses "buissons de figures", les manipulant comme un théâtre d'ombres traditionnel balinais, photos Petra Šimkovà, février 2016
Nous sommes assis dans la cour qui donne sur la petite maison, pour boire un café balinais. Ni Tanjung, qui regarde discrètement à travers l'ouverture sans porte de sa demeure, commence à s'apprêter. Elle extrait de plusieurs boîtes des bijoux de sa fabrication qu'elle se glisse ensuite autour des poignets, des doigts, du cou. Sur une étagère se trouve encore la couronne multicolore qu'elle s'est fabriquée. Dans l'une des boîtes, il y en a une seconde, qui, à ma grande surprise, est constituée de ses cheveux.
Ni Tanjung, dessins au pastel montés sur assemblage de tiges végétales, ph. Georges Breguet, 2016
Ni Tanjung avec le miroir grâce auquel, selon Georges Breguet, elle regarde systématiquement ses œuvres après les avoir créées... Ph. Petra Šimková, janvier 2016
Son autre objet de prédilection est un miroir. Le tenant dans ses mains, elle joue avec son reflet et le nôtre. Son reflet crée un dialogue. Il m'est venu à l'esprit que c'est peut-être dans ce miroir qu'elle voit tous les personnages qu'ensuite, elle crée sur le papier, tel le reflet de la vision de son monde intérieur enfoui aux tréfonds de son âme.
Après un certain temps, elle finit par se coiffer de la «couronne» et me fait signe de la tête que je peux prendre une photo. J'ai le sentiment qu'elle est heureuse de cette photo, et bien qu'elle soit déjà d'un âge avancé et qu'elle ait eu une vie difficile, le visage que je fixe sur la photo a beaucoup de charme, et porte une étincelle dans ses yeux. Fait intéressant cependant, dès que je cesse les prises de vue, elle montre une expression très différente.
Ph. Petra Šimková, janvier 2016
Ni Tanjung se repose quelques minutes, et nous finissons lentement notre café, assises dans la pièce relativement sombre. Je remarque une guirlande de petites ampoules au plafond, qui sert à éclairer la pièce quand elle crée ses œuvres, car elle travaille essentiellement la nuit. C'est peut-être pourquoi son choix de couleurs est aussi contrasté. Son travail couvre presque tous les murs de la chambre, formant une sorte de théâtre coloré très particulier dont le centre est Ni Tanjung elle-même. Après un moment de repos, elle s'est de nouveau apprêtée sur le lit, et elle commence à danser et à chanter. L'expression de sa danse est très particulière, mais elle se déplace exactement comme les jeunes danseuses balinaises. Elle me regarde dans les yeux et j'ai l'impression que je comprends tout son chant, tous ses mouvements... Je me sens comme si le temps et le lieu de nos origines avaient disparu, et qu'il ne restait plus qu'une belle et authentique expérience, ainsi que son œuvre.
Ni Tanjung exécutant, assise, une danse balinaise traditionnelle ; on aperçoit derrière elle une partie de la fresque qu'elle avait alors tracée sur le mur de sa maisonnette ; photo extraite d'un petit film de Petra Šimková, février 2016
Nous nous faisons de longs adieux, nous nous serrons les mains avec des sourires, puis tous s'éloignent dans leurs pensées, leurs réflexions, ou encore pour certains d'entre nous, dans leurs réalités et leurs fantasmes insaisissables. Et moi, je suis heureuse d'avoir pu rencontrer personnellement cette artiste originale de Bali.
(Traduit du tchèque par Régis Gayraud (et très légèrement remanié par B.Montpied)
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Merci à Georges Breguet, protecteur et défenseur de Ni Tanjung sans qui ce petit reportage in situ n'aurait pu se faire de façon aussi facilitée.
Ni Tanjung en compagnie de Georges Breguet, ph. Petra Šimková, février 2016
08:31 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : ni tanjung, petra simkova, georges bréguet, art brut à bali, pierres peintes, régis gayraud, miroir | Imprimer
Commentaires
Curieux, à voir la luminosité de ces très belles photos, la pièce dans laquelle vit Ni Tanjung ne semble pas aussi sombre que ce que semble suggérer Petra Simkova lorsqu'elle parle "d'environnement austère et plutôt sombre". A moins que la lumière qui émane de cette femme illumine tout ce qui l'entoure.
Petra ne raconte pas les circonstances de sa première rencontre avec Ni Tanjung. L'a t-elle découverte par hasard ou en avait-elle entendu parler par ailleurs ?
Écrit par : RR | 05/05/2016
Petra ne pouvant vous répondre, je le fais à sa place, car j'y ai quelques raisons. Une d'entre elles étant, pour répondre à vos questions, et comme il est dit au début de son texte -vous ne lisez pas, Monsieur AirAir...- que c'est moi qui lui avais signalé l'existence de Ni Tanjung, en 2008, après l'avoir découverte dans un fascicule de la Collection de l'art brut de Lausanne. Petra habitant Bali, je trouvais qu'il allait de soi de la lui signaler, histoire de nourrir ses pérégrinations dans l'île, et histoire aussi de nourrir ce blog. Entre 2008 (première rencontre de l'œuvre par Petra, mais pas de Ni Tanjung, qui était alors devenue grabataire et avait abandonné son monument de pierres peintes agglomérées) et 2016, huit années s'écoulèrent avant que je puisse pousser une seconde fois cette amie vers Ni Tanjung. La révélation en 2014 (expo "L'art brut dans le monde") que Ni Tanjung produisait désormais des dessins en bouquet m'incita grandement à relancer Petra. Et puis nous fûmes aidés par le compréhensif appui de Georges Breguet (vous ne paraissez pas avoir noté non plus ce que précise Petra, à savoir que la seconde visite avait été "organisée par Mme Arimbi, assistante de Georges Breguet"....).
C'est pour cet ensemble de motifs que j'ai qualifiée Petra de "correspondante" du Poignard à Bali. C'est assez fondé, je trouve, et c'est peut-être le début d'un réseau en toile d'araignée du Poignard à travers le monde (avec moi en Vieux de la Montagne... des Martyrs)...
Dans une autre note à paraître dans la foulée de celle-ci, je reviendrai plus amplement sur mon intérêt pour Mme Tanjung ("Ni" veut dire "Madame").
Écrit par : Le sciapode | 05/05/2016
Autant les mannequins de Denise et Maurice paraissent costauds comme des contreforts de causses (notez l’allitération), autant les buissons de Madame Tanjung semblent fragiles, prêts à ce que le moindre souffle les déchire. Pourtant, la même architecture, les mêmes structures, au dos de la bête, portent les images. Pourtant, le même souci de s’exprimer dans un canon qui n’appartient qu’à soi-même se lit ici dans le contour des yeux et là dans les étranges sourires aux multiples rangs de dents, ici à Bali, là dans l’Aubrac.
Écrit par : Isabelle Molitor | 06/05/2016
Vous avez bien raison de chercher des parentés, des analogies entre ces deux œuvres séparées par tant de kilomètres l'une de l'autre, séparées également par l'ignorance dans laquelle on les tient jusqu'à présent, et séparées encore par cette croyance à l'étanchéité entre les cultures humaines.
Lucienne Peiry, l'ancienne directrice de la Collection de l'art brut, a eu l'immense mérite de chercher à combler ces fossés en allant pérégriner à travers le monde à la recherche de cet art brut qui, comme l'art populaire hier, est une étincelle du feu poétique universel qui court d'un continent à l'autre. Il serait triste que les nouveaux responsables de la Collection ne reprennent pas le flambeau.
J'ai visité le niveau -2 du MEG (Musée d'Ethnographie de Genève), récemment, où ce feu poétique éclate partout, sur plusieurs rangs classés par continents et peuples du monde, où sont placés quelques spécimens étourdissants de chefs-d'œuvre humains, sur un seul plan. Ce fut une visite faite un peu au hasard, comme une coïncidence, qui me rappela à cette universalité de la création poétique, dans le même temps où je venais voir les buissons de figures de Ni Tanjung cachées au cœur de la ville au jet d'eau... Et tout cela faisait écho...
Écrit par : Le sciapode | 06/05/2016