Eugen Gabritschevsky, dans le silence de l'été parisien (24/07/2016)
Importante nouvelle d'exposition à Paris, mais curieusement, selon moi, assez discrètement surgie, la Maison Rouge du boulevard de la Bastille dans le XIIe arrondissement parisien propose du 8 juillet au 18 septembre une rétrospective en 250 œuvres de cet extraordinaire visionnaire, et peintre autarcique, rangé dans l'art brut, nommé Eugen Gabritschevsky. Nom qui dérouta peut-être le public français et l'empêcha de se pencher plus avant sur cette œuvre, pourtant exceptionnelle (m'est avis que la même chose est arrivée au peintre danois de Cobra et du mouvement situationniste, Asger Jorn, au nom trop exotique pour être adoubé dans la mémoire du Français moyen). C'est une exposition prévue pour voyager ailleurs qu'à Paris, ce qui explique peut-être son installation initiale durant cet été dans la capitale (il doit être difficile de trouver des dates qui satisfassent chaque institution...). Elle devrait ensuite faire halte à Lausanne à la Collection de l'art brut, partenaire de l'exposition, du 11 novembre 2016 au 19 février 2017, pour enfin atterrir à l'American Folk Art Museum de New-York du 13 mars au 13 août 2017 (la conservatrice du département art brut du musée, Valérie Rousseau, signe du reste un texte dans le catalogue de l'expo).
Eugen Gabritschevsky, collection ABCD
E.G., extrait du blog Graffink
On trouve beaucoup d'information de type biographique sur Gabritschevsky, son métier de chercheur en génétique, son origine russe, une femme mystérieuse nommé "la muse" qui apparut et disparut au même moment où il commençait de sombrer dans la maladie mentale qui devait le conduire dans un hôpital allemand du côté de Munich en 1930 (il fut mis à l'abri dans un lieu privé de 39 à 45, ce qui lui évita de subir le même sort que tant d'aliénés allemands "euthanasiés"), son talent d'artiste depuis l'enfance (qui ne l'amena pas pour autant vers une activité professionnelle). Ce qui me séduit avant tout, c'est son œuvre, parfaitement visionnaire, surréaliste sans l'étiquette, quoiqu'elle ait pu attirer vers elle plusieurs personnalités de ce mouvement (Max Ernst acheta des œuvres de lui à la galerie d'Alphonse Chave, l'homme qui fit beaucoup pour classer, répertorier et montrer Gabritschevsky depuis 1960, date à laquelle elle lui avait été révélée par Jean Dubuffet; Georges Limbour écrivit à son sujet un texte en 1965, centré sur les techniques qu'il employait ; et depuis 1967 également, on trouve Annie Le Brun qui se passionne pour lui et sa recherche d'un "déferlement de la vie").
E.G., sans titre, 14x18 cm, (n°1268 de l'inventaire de la galerie Chave), coll. privée, Paris, ph. Bruno Montpied ; on remarque sur cette petite peinture les étranges arbres en train de contempler l'étrave d'un bateau flottant sur un fleuve ou un bras de mer, on les croirait comme chevelus (avec pour tous une frange bien taillée sur la nuque), et l'on repère aussi avec perplexité les rubans rouges noués autour de leurs cous-troncs...
E.G. sans titre, œuvre reproduite dans le catalogue de la galerie Alphonse Chave pour leur exposition de 1998 ; on retrouve là aussi des rubans noués autour des troncs de ces arbres qui ressemblent furieusement à des asperges géantes... ; ce paysage me fascine essentiellement en raison de ces fûts énigmatiques.
L'entrée dans la période de maladie (de celle-ci, malheureusement, une fois de plus, rien ne nous est dit qui permette de comprendre exactement ce qu'elle était ; on nous parle d'angoisses qui empêchèrent Gabritschevsky de continuer son métier de biologiste) coïncide avec une extension sans précédent de ses travaux graphiques (dans les années 1920, il pratiquait avec prédilection le fusain, plusieurs dessins de cette veine sont montrés dans l'exposition de la Maison Rouge). Une extension qui ressemble fortement à un lâchez-tout de l'imagination picturale et graphique, tant les champs explorés, les expérimentations pratiquées, l'amènent à produire des images variées et toutes plus surprenantes les unes que les autres. Un "lâchez-tout" qui fait personnellement de lui (que l'on me pardonne cet aparté) mon maître, tant son exemple correspond à ce vers quoi je me dirige en matière de peinture, me limitant comme lui aux petits formats (en majorité), parce que c'est dans ces espaces réduits qu'on a le plus de chances de capturer l'éventuelle poésie du hasard.
E. G., sans titre, gouache et aquarelle sur papier calque, 1942, coll. privée, New-York (exposé à la Maison Rouge)
L'œuvre de Gabritschevsky est protéiforme, parfois abstraite avec recherche de composition de motifs ornementaux proches de cellules vues au microscope et dansant une sarabande, parfois paysagère visionnaire, parfois aussi visant à un réalisme poétique comme lorsqu'il s'adonne à la peinture de bestiaire, avec des animaux aux étranges tatouages de petits points, des dinosaures aux corps se résolvant en flammèches. Des taches ressemblant à des tests de Rorschach (qu'on a pu lui proposer dans le cadre de son asile, comme dit Annie Le Brun) sont montrées à la Maison Rouge, visiblement précisées par le peintre dans un sens plus figuratif et moins informe, représentant des insectes pourvus d'une grande présence (celui que je reproduis ci-contre est emprunté au site web de la Collection de l'art brut de Lausanne).
E.G., sans titre, n°5247 de l'inventaire de la galerie Chave, 21x22,5 cm, gouache sur papier calque, 1942, Galerie Alphonse Chave.
On n'en finit pas de voyager de fenêtres sur des paysages enchantés (pas toujours gais, parfois séjours enténébrés) en fenêtres vers d'autres landes à figures improbables. Comme si vous sautiez d'un caillou magique à un autre caillou magique pour traverser une rivière périlleuse.
A signaler que la Galerie Alphonse Chave à Vence, de son côté, organise aussi une exposition Eugène Gabritschevsky du 27 juillet au 30 novembre 2016. A cette occasion, elle édite un nouveau livre (qui était en gestation depuis plusieurs années, confie-t-elle dans son carton d'invitation) qui fera 190 pages et comportera 300 illustrations. Il contiendra des textes originaux de Daniel Cordier, Florence Chave-Mahir, et Pierre Wat. On devrait aussi y retrouver divers documents d'archives de Georges Limbour, Dubuffet et Elie-Charles Flamand (encore un surréaliste celui-ci), des lettres d'Eugène et Georges Gabritschevsky (ces lettres, si elles sont de la même qualité et clarté que celles dont on peut trouver des extraits au gré des différents catalogues, seront fort éclairantes). Un film, joint en DVD aux 50 premiers exemplaires de cette édition, est également annoncé : Eugène Gabritschevsky, le vestige de l'ombre, de Luc Ponette et produit par Zeugma films (2013).
00:13 | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : gabritschevsky, alphonse chave, dubuffet, annie le brun, valérie rousseau la maison rouge, georges limbour, max ernst, surréalisme, art visionnaire, tests de rorschach | Imprimer
Commentaires
Ces arbres ornés d'une faveur rouge ou noire sont foutrement phalliques. Une main aimante n'a-t-elle jamais noué quelque ruban de satin autour de la hampe de votre sexe triomphant?
Écrit par : L'aigre de mots | 24/07/2016
Gna-gna-gna... Marre de ces interprétations clichés...
Écrit par : Le sciapode | 25/07/2016
Ces rubans noirs m'évoquent plutôt des brassards de deuil que portent ces arbres tronqués, morts...
Écrit par : gilles manero | 25/07/2016
Pourquoi pas pour les arbres asperges, mais pour les arbres champignons, le brassard est rougeâtre. Brassards de gardes rouges, alors ?
Écrit par : Félicie Corvisart | 26/07/2016
Pourtant, ça (le ça?) crève les yeux...
Écrit par : L'aigre de mots | 26/07/2016
Moi, je m'en fous de vos phallus qui vous crèvent les yeux (chacun ses plaisirs)..., je ne vois que des arbres aux coiffures en cloche (à la Louise Brooks), le tronc noué d'un ruban rouge, qui regardent passer un bateau, peut-être interrogatifs, on ne sait pas, vu qu'ils nous tournent le dos.
Et pour les arbres-asperges, oui, pourquoi pas, Gilles, ce pourrait être des asperges en deuil dans un désert affectif. Gabritschevsky était-il une grande asperge?
Écrit par : Le sciapode | 31/07/2016
Il y a le nœud aussi dans ce ruban. Mais, aïe!, je vois d'ici l'Aigre qui va encore nous proposer son chibre et autres braquemarts. Le nouage, qui correspond assez bien à ce que nous nous figurons de l'angoisse qui étreignait Gabritschevsky.
Écrit par : Le sciapode | 31/07/2016
Je suis allé à la galerie Chave, à Vence, la veille de l’ouverture de l’exposition Gabritschevsky (je n’avais pas lu cette note et ignorait que cette exposition allait avoir lieu, j’étais venu pour parler d’un autre Russe au parcours parallèle, Boris Bojnev), alors que Madeleine et Pierre Chave achevaient la mise en place des tableaux. A côté des oeuvres plus grandes, j’ai vu de petits dessins de Gabritschevsky faits sur des pages tirées de bloc notes à spirale. Parmi eux, plusieurs dessins reprennent comme un motif obsédant trois grandes bougies qui forment comme un arrière-plan à une scène d’extérieur onirique. Les éléments verticaux (phalliques, bien sûr, si vous voulez, cher Aigre) ont aussi une signification purement picturale, ils ponctuent le dessin en construisant la perspective.
Il y a chez Gabritschevsky nombre de tableaux théâtraux, où l’on se croit en face d’un décor de théâtre, quelques instants après le lever de rideau et juste avant que la scène se mette à vivre.
Ces répétitions phalliques, je me permets de remarquer que je les retrouve avec plaisir dans certains tableaux de Guy Girard. Je pense notamment à l’éruption d’allumettes qui surgissent du dos du personnage éponyme de sa très célèbre gravure « A la grande jument ».
Ce qui me marque le plus, peut-être, c’est, derrière l’onirisme qui réunit l’ensemble gabritschevskien, la variété de l’inspiration, et la multiplicité des narrations que toutes ces images nous proposent.
(D’autre part, à Moscou cet hiver, au soir de l’inauguration de l’exposition Iliazd au Musée Pouchkine sur laquelle notre Sciapode a fait en son temps une note, j’ai reçu un clin d’oeil gabritschevskien, en la « personne », si je puis dire, d’un gros buste de marbre blanc qui m’a « interpellé » en quelque sorte, dans le hall du musée. M’approchant, je n’ai pu que constater qu’il s’agissait du buste, par Rodin, du père d’Eugène Gabritschevsky, qui semblait, derrière son regard sévère et sa barbe de patriarche, me dire : "Et alors, à part votre Iliazd, cet intérêt pour les extravagants russes, vous allez un jour en faire quelque chose, nom de Dieu?!" Cela m’a piqué...)
Écrit par : Régis Gayraud | 31/07/2016