16/06/2007
Talent des rivières
Je suis un fan définitif des livres de Nicolas Bouvier. On me fera dépenser mes sous le plus aisément du monde en éditant le moindre de ses carnets inédits débités en fragments, étalés sur plusieurs livres... J'exagère bien sûr.
Est paru l'année dernière aux Editions Zoé (Carouge, Suisse; cet éditeur qui partage avec moi le plaisir d'utiliser le logo du Sciapode -mais quelle est leur justification, je serais curieux de le savoir, dans mon cas, mon patronyme m'y autorisait naturellement...A noter que leur sciapode est plutôt une sciapode), est paru l'année dernière donc un magnifique album de photographies de Francis Hoffman, Les leçons de la rivière, qu'accompagne un texte de Bouvier, inédit (à ma connaissance), "hommage à un torrent de montagne", la Verzasca, coulant depuis le Haut-Tessin jusqu'au Lac Majeur. Ici, la publication isolée de ce texte de Nicolas Bouvier se justifie totalement, car il s'agissait d'un projet des deux auteurs remontant à 1986 et apparemment différé de vingt ans.
« Depuis des millions d'années qu'elle creuse sa vallée, elle a pris le temps d'écrire son livre dans des pierres aussi dures que le granit, la serpentine, une sorte d'obsidienne presque noire.
Les formes qu'elle a ainsi créées par violence ou patience -goulets, vasques, cascades, pitons érodés affleurant aux hautes eaux aussi doux et ronds qu'un genou- sont d'une fantaisie et d'une variété stupéfiantes. Cette rivière a beaucoup de talent. »
Les photos de Francis Hoffman, en noir et blanc, ne se contentent pas de traquer des figures fantastiques dans les roches ou les remous cristallins des eaux, elles mettent en valeur la compétition des fluides et des solides pour bâtir du sinueux, une architecture complexe d'arabesques, un laboratoire des formes d'où peuvent aussi bien naître des corps aux gigantesques fentes offertes que des circonvolutions qui hésitent entre signes et art cinétique. Longeant les photos comme le promeneur longe la rivière, Bouvier cherche à oublier la neurasthénie qui l'a envahi pour retrouver la Chine qui paraît lui manquer.
« Je suis en pleine mue, en désaccord total avec ce qui est ma vie. Plus précisément, je me sens inférieur à tout ce qui m'entoure : famille, amis, travaux en cours, livres, arbres. Toutes choses longtemps rôdées, que j'aime et dont je me sens étrangement prisonnier. Les fumées de la Chine une fois retombées, je ne sais plus pourquoi j'existe. En fait, je ne suis plus bien certain d'exister. »
Un ouvrage à ranger, donc, dans tous les rayons de bibliothèque réservés à la poésie naturelle.
Nicolas Bouvier au printemps et à l'automne de sa vie (par T.Vernet et Jean Mohr)
Et à ranger aussi non loin des autres livres de Nicolas Bouvier, dont celui qui traite davantage de l'obsession majeure de ce blog, l'excellent Art Populaire en Suisse, réédition 1999 chez Zoé (1ère édition 1991 chez Pro Helvétia/Désertina, voir la note que je fis dessus dans le supplément en français de la revue Raw Vision n°6 à l'été 1992).
A signaler aussi, pendant que j'y suis, l'édition toute récente d'une importante correspondance du compagnon de vagabondage de Nicolas Bouvier, le peintre Thierry Vernet, Peindre, écrire chemin faisant aux éditions l'Age d'Homme. Vernet dans ce gros livre se livre à une chronique circonstanciée de tout ce qu'il voit et rencontre durant le fameux voyage de 1953 avec Bouvier de Suisse jusqu'en Afghanistan. On sait que celui-ci en a tiré un chef d'oeuvre du récit de voyage (et de la littérature tout court), L'Usage du Monde .
Ajoutons que Thierry Vernet, disparu vers 1993, quelques années avant Bouvier (mort en 1998), est un peintre complètement à l'écart des avant-gardes et des modes artistiques et cependant fort original, sensible, qu'il est urgent de mieux découvrir, tout au moins en France.
11:30 Publié dans Poésie naturelle ou de hasard, paréidolies | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : Nicolas Bouvier, Thierry Vernet, poésie naturelle, écrivains-voyageurs, Sciapodes | Imprimer
Commentaires
Moi aussi, je suis un "fan définitif" de Nicolas Bouvier, nonobstant qu'il soit Suisse (d'ailleurs, je remarque qu'il ne pouvait être que Suisse, comme ne pouvait être que Suisse son lointain descendant qui, bien qu'alémanique, parcourt le monde oriental dans son taxi solaire pour essayer de montrer au monde l'urgence de développer une alternative au pétrole - bien que, le temps étant réversible, il soit illusoire de penser qu'une pénurie nous attend, puisqu'elle est derrière nous, enfin, passons). Sa Topolino a longtemps creusé avant d'imposer sa marque, fidèle à son nom prédestinant, au demeurant, car n'en déplaise à l'ami Belvert, les noms prédestinants sont quelque chose de fort sérieux (d'ailleurs lui-même, bel et vert qu'il est...) . De tout Bouvier, ce que je préfère est peut-être bien son "Poisson-scorpion", un des plus beaux récits d'angoisse qui aient été offerts à la plume. Mais pourquoi réagis-je sur Bouvier? Oui, parce que - j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire sur ce blog au sujet de l'Iran - je ne connais guère d'autre exemple d'un auteur (mais est-ce seulement un auteur?) qui comprenne de façon aussi claire la puissance émotionnelle des lieux, leur symbolisme immédiat, profond, évident pour qui sait regarder, mais regarder est une science difficile. A ce propos, je renvoie le lecteur de ces lignes aux quelques pages consacrées dans "l'Usage du monde" au passage par la Serbie - la civilisation de la prune -et particulièrement par Belgrade - la ville la plus lacrymogène d'Europe - mais là encore pour qui sait voir (et qui sait s'émouvoir) [oui, je sais, j'entends déjà les hurlements et autres commentaires!... mais mes prises de positions clairement anti-milochevitchiennes (alors même que bon nombre de libertaires et autres méta-situs - mais qu'ils sont définitivement bêtes! - étaient le plus souvent "pro-Serbes" par réaction purement pavlovienne) ont depuis longtemps balayé toute ambiguïté], pages où apparaît clairement cette lucidité de chirurgien de celui qui a saisi le sens - et non seulement l'usage - du monde qu'il traverse. D'une certaine manière, je déroule une ligne télégraphique entre la conscience psychogéographique de Bouvier et celle de Jean-Pierre Le Goff (pas le sociologue, non, le seul, l'auteur du "Cachet de la poste"), dont les intuitions géométriques sillonnent le paysage à la découverte béate de son symbolisme. Cette lucidité de la mélancolie traversante, c'est elle que je retrouve chez Bouvier et que je retrouve aussi chez l'arpenteur infatigable qui nous régale ici de son blog.
Régis Gayraud
Écrit par : Régis Gayraud | 11/10/2007
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