21/06/2008
Le griffonneur de Rouen
J'ai déjà évoqué, quoique subrepticement (dans Création Franche n°26, sept.2006 ), ce vagabond des mots graffités sur les murs de Rouen. Je l'ai découvert dans le livre de Pascale Lemare, le Guide de la Normandie Insolite (éd. Christine Bonneton, juillet 2005). Rencontré au tout petit matin en compagnie de mon camarade Philippe Lalane, il nous avait glissé son nom, Alain R., susurré serait plus juste, au coeur d'un flot de paroles fort difficiles à saisir. Et ce nom, ces mots mis bout à bout dans une kyrielle de sons quasi inintelligibles, ressemblaient aux mots que l'on trouve en différents lieux de Rouen, plus lisibles, plus intelligibles sur les murs que dans sa propre parole. Pas de phrases, des mots seuls, et beaucoup de noms propres.
Coluche, Jesse James, Antoine, Lutte Ouvrière, Langevin, Humanité, Karl Marx (auquel Alain R, sur certaines photos, commence à ressembler...), Capa, SNCF, Martine, Louis XVI, Robinson Crusoe (comme lui, Alain R. a fait naufrage), Essaouira, Tintin, Gai Luron, Chateaubriand, Carlos, Aznavour, Ysengrin, Géronimo, Jean Gabin, Arsène Lupin, Gaston Doumergue, Les Garçons Bouchers, Perpignan (un rare nom de ville), Cavanna, Ribeiro (peut-être Catherine), Crochet (le capitaine), Don Quichotte, Mauritanie, Sidi Brahim, Ali Baba, Oncle Picsou, Haribo, Laguiller, PCF, Mitérand (sic), Patrick Bruel, Gagarine, Olivier Besançonot (sic), Socrate, Gotlib, Polidor 1854, Mandrika, Landru... Que de noms semés au hasard des murs plâtreux, avec une orthographe rarement en défaut, ce qui est à noter. Cela pourrait correspondre à un besoin de rassembler en une gerbe éclatée ce qui reste d'une mémoire, d'une culture (très contre-culture du reste) en danger de dissolution...? Les murs étant les pages du sans domicile fixe (mais Alain R. en est-il un?).
Dans cette litanie, on trouve aussi des noms communs. Les mots: playboy (qui revient à quelques reprises), toise, enchaîné, chéri, goupil (à moins que ce ne soit "Romain Goupil"), ciné, bijou, petit bouchon, dérailleur, occultistes, gaufres, flûte, aligator (sic), mosquée, pied, parole, femme, ménate, regard, devin, trique, tambourinement, paparano... Les graffiti laissent parfois les mots bien distincts, mais parfois aussi ils se chevauchent, rendant la lecture difficultueuse. Le support devient alors palimpseste, agrégat de lettres confusément entassées, comme si dans ces moments-là la mémoire s'affolait et ne pouvait plus empêcher la grande mêlée, la grande confusion... Pour moi qui travaille dans l'animation avec des enfants ces inscriptions pulsionnelles ressemblent fort aux efforts enfantins d'apprentissage du langage qui passent par des accumulations de mots écrits laborieusement, en tirant la langue ou pas, les mots s'entassent en vrac, dans une disposition brute sans souci d'ordonnancement, absolument hors de toute norme d'affichage...
Il n'y a pas très longtemps, un blog s'est créé sur internet entièrement voué à notre griffonneur, avec un inventaire photographique de David Thouroude, recensant un maximum d'inscriptions dans la ville de Rouen (tenant le registre qui plus est des inscriptions effacées ou disparues... Travail de fourmi passionnée qui laisse pantois!). Les animateurs du blog en outre ne se sont pas contentés de faire des photographies mais ils ont aussi relevé tous les mots inscrits par leur héros... Alain R. s'y trouve portraituré à différents endroits de la ville, avec son accord à ce que dit Pascal Héranval sur le blog. Comme je n'ai pas recueilli cet accord (lorsque nous l'avons rencontré, il fut impossible d'établir un véritable dialogue), je m'en tiens à son prénom et à l'initiale de son nom comme cela été déjà utilisé dans un article de Jean-François Robic, Le texte des villes, qui l'évoque dans l'ouvrage collectif Dessiner dans la marge (textes réunis par Boris Eizykman, éd. de l'Harmattan, 2004). Le nom du site s'inspire des mots d'Alain R.: PLAYBOY COMMUNISTE. Avec ce blog, est apparu aussi récemment un film tourné sur Alain R., qui a fait l'objet de plusieurs projections dans le cadre du festival Art et Déchirure à Rouen (selon Philippe Lalane, les séances multiples ont toutes été complètes ; il y a visiblement autour de ce griffonneur un intérêt du public, des habitants de la région, Jean-François Robic le signalait déjà dans l'article cité ci-dessus). Les auteurs du film sont David Thouroude et Pascal Héranval, et sa durée est de 52 min. Ce sont eux aussi qui sont à l'origine du blog "Playboy Communiste", sur lequel on peut aussi apercevoir des fragments de leurs vidéos.
16:21 Publié dans Art Brut, Graffiti | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : alain r., graffiti, art brut, playboy communiste, cinéma et art brut | Imprimer
Commentaires
Cela me fait penser à ce clochard qui est apparu à Clermont pendant une saison (il me semble que c'était au printemps) et a disparu comme il était venu. C'était il y a trois ans, il me semble. Il se postait à l'angle de la rue de la Treille et et de la rue Massillon, il était extrêmement sale, vêtu de loques, barbu et renfrogné comme votre Rouennais et dessinait avec des feutres de petits tableaux sur des cartons d'emballage. A ma grande honte, je n'ai jamais osé l'aborder. Mais les tenanciers du Petit Casino qui se trouvait alors rue Massillon (il a disparu l'an dernier), qui étaient de braves gens, avaient établi le contact, lui refilaient du vin et eurent jusqu'au bout près de leur caisse un de ces petits tableaux qui représentait une maison avec une tête sortant de la cheminée comme de la fumée. Je lance un appel à tous les Clermontois lecteurs du blog (il y en a beaucoup) pour savoir si d'aventure quelqu'un aurait fait le pas et en saurait plus sur ce type (dont, je crois, je vous avais parlé un jour, cher Sciapode) et en profite pour signaler la publication du n°2 de "Recoins".
Écrit par : régis gayraud | 24/06/2008
Répondre à ce commentaireJe vous missionne, vous autres nombreux lecteurs du Poignard, s'il faut en croire Régis, pour retrouver les tableaux évoqués par lui dans le commentaire précédent. Pourquoi ne pas publier une affiche sur tous les murs de Clermont pour les retrouver? La mission est aussi valable pour les lecteurs clermontois de "Recoins".
Au moment où tu glissais ton commentaire sur les écouillés, cher Régis, sans que nous nous soyons concertés, je mettais en ligne mon compte-rendu de "Recoins" n°2. Un hasard objectif limité, cela dit...
Écrit par : Le sciapode | 24/06/2008
Répondre à ce commentaireNew à voir:
Nouveau blog de "Playboy Communiste"
http://playboycommunistedocumentaire.unblog.fr/
Écrit par : david | 08/01/2009
Répondre à ce commentaireMerci David de votre mise à jour sur votre nouveau blog. Et félicitations pour votre travail. J'ai rectifié ce jour les adresses URL des mots surlignés dans cette note du 21 juin. Je fais une note à la date du 9 janvier également pour signaler cette mise à jour. Et je rectifie également l'adresse dans la liste de mes "liens".
Écrit par : Le sciapode | 08/01/2009
Répondre à ce commentaireSortie DVD fin mars du documentaire "Playboy Communiste", consacré exclusivement à Alain Rault, connu des rouennais pour ses gravures sur les murs de la ville.
http://playboycommunistedocumentaire.unblog.fr/dvd/
Écrit par : david | 21/02/2010
Répondre à ce commentaireJe vous remercie pour cet article que je lis trois ans après sa parution. J'y suis arrivé un peu par hasard, une requête google ayant un tout autre objet. Et revoir le visage d'Alain. Le visage d'un ami du temps où nos jambes bondissaient. Je vous remercie parce que je le trouve très respectueux de la personne, de sa personne. Ce qui n'est pas toujours le cas sur d'autres sites que j'ai pu consulter il y a quelque temps, se plaisant souvent à fantasmer sur un passé imaginaire, comme toujours.
Il y a un peu plus de trente-cinq ans, Alain avait déjà cette écriture si caractéristique, elle accompagnait bien ses propos limpides et souvent caustiques et poétiques. Ils se sont démembrés depuis. Je ne l'ai plus revu depuis que j'habite une autre contrée. C'est ainsi.
Bravo ! Continuez à poignarder subtilement !
Écrit par : Christian | 31/10/2011
Répondre à ce commentaireJe me souviens de lui, si bien... lorsque j'étais lycéenne, puis dix ans plus tard de retour à Rouen. Me faisait peur, parlant tout seul, mais m'impressionnant... Je suis contente que quelqu'un ait laissé une trace de ces heures passées à s'exprimer !
Écrit par : christine | 13/02/2015
Répondre à ce commentaireEn gros, il dégrade la voie publique et les biens privés, mais comme il est clochard, tout le monde trouve cela attendrissant...
Lamentable.
Écrit par : Grousp | 23/03/2015
Répondre à ce commentaireVotre remarque délicieusement épicemardière et petite-bourgeoise prétend sans doute, M. Grousp, dégrader la valeur des commentaires privés apposés publiquement sur ce blog. Mais comme vous êtes un clochard intellectuel, nous trouvons cela attendrissant.
Écrit par : Félicie Corvisart | 23/03/2015
Je ne trouve pas les inscriptions gravées par Alain R. "attendrissantes", M. Grousp, je les trouve étonnantes. Celles que j'ai pu voir et photographier sont faites dans des marges de l'espace urbain, placées avec une certaine discrétion, comme des messages occultes glissés entre les lignes du décor urbain. Elles ne dégradent rien, pas plus en tout cas que les décors eux-mêmes qui sont souvent bien plus dégradants pour nos âmes et nos sensibilités que ces mots criés en vrac, en foule de mots pressés les uns contre les autres, témoignant d'un esprit atteint de tourmente. Et quand les inscriptions blanches sur fond noir de l'armoire électrique près de la Poste Centrale sont très visibles, elles prennent un aspect esthétique, improvisé certes, mais indéniable.
Etes-vous donc si insensible que cela pour ne rien ressentir devant ces cris graphiques d'un homme dont l'esprit part à la dérive?
En gros, êtes-vous donc si abruti?
Écrit par : Le sciapode | 23/03/2015
À l'écriture brute des poètes de rue, M. Grousp préfère sans doute les tags, ce qu'il est convenu d'appeler le «street art», dont le style uniformément insipide fait baver d'aise M. Lang. M. Grousp fleure bon le salonnard bobo qui s'extasie sur les fresques de Banksy et ne comprend rien à l'art populaire. M. Grousp est bon pour aller à la FIAC. M. Grousp n'a pas d'œil, il n'en a pas besoin.
Écrit par : L'aigre de mots | 24/03/2015
Répondre à ce commentaireCalmez-vous les gars, M Grousp est ce qu'on appelle sur internet un "troll", un provocateur dont le seul plaisir est de jouir des réactions attendues qu'il suscite. Ainsi votre défoulement rageur l'aura comblé d'aise. Il n'en attendait pas moins.
Écrit par : Zébulon | 24/03/2015
Étonnant de voir Essaouira figurer dans la liste de mots qu'il utilise...C'est la seule ville que vous citez.
Écrit par : Darnish | 23/05/2016
Répondre à ce commentaireIl y a une deuxième ville que je cite, Perpignan... A cause peut-être de sa célèbre gare chère à Dali?
Essaouira, ce n'est pas étonnant, une ville chère aux hippies dont peut-être Alain R. fit partie dans sa jeunesse... Peut-être même y était-il allé, pour y franchir l'autre côté du miroir?
Écrit par : Le sciapode | 23/05/2016
Répondre à ce commentaireÉcrire un commentaire