21/05/2009
Alain Garret le foisonnant
Au Musée de la Création Franche, dans la collection permanente, que l'on découvre toujours par fragments, au gré des réaccrochages au premier étage du bâtiment qui dépendent de la surface occupée par les expositions temporaires, il arrive que l'on découvre des oeuvres de créateurs inconnus au bataillon et que l'on souhaite en savoir plus. Cela m'arrive régulièrement d'être particulièrement attiré par tel ou tel inconnu. Je cherche alors à en savoir plus auprès des animateurs du musée. Je déplore en même temps que le musée n'accorde pas davantage de lumière à ces créateurs-là. Tel est le cas par exemple du peintre Alain Garret, installé à Bordeaux. Et voici la lettre que je lui ai envoyée en retour aux images qu'il m'envoya suite à ma demande d'en savoir plus.
J'ai enfin pris connaissance des photos que vous m'avez envoyées si aimablement.
Votre création a quelque chose de parfaitement original, de véritablement neuf, dont je suis personnellement assoiffé.
Ce sont surtout les toiles (pourquoi les appelez-vous des "canevas"?) où le sujet n'est pas particulièrement lié à une question d'actualité ou un sujet trop couru (comme "la descente de Croix" entre autres...) qui détourne l'image de sa pente inconsciente, qui me touchent et me remuent. Votre pente inconsciente est beaucoup plus impressionnante.
Je trouve que votre propension à peindre en vous évadant du rectangle de la toile, en mordant, en vous étalant sur la baguette de cadre est une excellente idée qui va loin (il ne faudra pas la laisser perdre, c'est une signature). On dirait que vous signifiez au spectateur votre volonté de ne pas vous limiter aux cadres, aux limites de l'oeuvre, à l'art pour l'art au sens traditionnel (les marchandises esthétiques limitées) et que votre ambition vise au delà, à répandre votre geste artistique dans l'univers entier...! C'est cette fusion de l'art avec la vie que notre modernité dans ce qu'elle a de plus fécond et excitant (surréalisme, situationnistes, art brut...) a recherchée au XXe siècle.
Vos oeuvres répondent à une recherche que je partage totalement avec vous, essayant de la mettre en action dans ma propre peinture (sans je pense y parvenir aussi directement que vous, faute à un certain savoir-faire par exemple dans le rendu des volumes), à savoir, le télescopage - je ne trouve pas d'autre mot plus adéquat, sur le moment - de plusieurs registres d'expression, réaliste, figuratif, abstrait, imaginiste, sur le même plan. C'est cette recherche d'image-là qui explique que personnellement, dans ma militance pour les arts spontanés, je ne privilégie pas l'art brut face à l'art naïf, souvent méprisé par rapport au premier par les orthodoxes de l'art brut. Dans l'art naïf, ce que l'on ne veut pas retenir (ou bien lorsqu'on le retient, c'est pour accabler l'art naïf, accusé d'être moins inventif que l'art brut), c'est la référence au réel, à la réalité rétinienne, comme disait Marcel Duchamp, qui est maintenue (tandis que l'art brut rassemble des créateurs davantage orientés vers l'informel, l'ornementation pure, l'abstraction automatique, bref, vers des représentations non rattachées à la réalité extérieure).
Devant vos tableaux, j'ai l'impression d'assister à un spectacle mouvant. C'est une sensation qui me ravit profondément. L'oeil passant, grâce à des transitions dont vous avez le secret, d'un registre d'expression à l'autre très contrasté (d'ordinaire...), la mémoire sollicitée à des niveaux différents, il en résulte un tourbillon, une mise en mouvement de l'esprit, tout à fait excitants... Vous organisez un va-et-vient de la réalité "intérieure" (l'univers imaginaire construit dans l'espace de la peinture, conçue comme disait Fernand Léger comme une "réalité en soi") à la réalité extérieure, va-et-vient qui crée le dialogue entre les deux réalités, permettant l'enrichissement et la subversion de l'une à l'autre... Alors que les créateurs qui ne prennent en charge qu'une seule des réalités risquent de s'enfermer dans un monologue qui à terme débouche sur une sclérose.
Le dessin chez vous naît de la couleur. C'est la couleur laissée libre avec ses contours vaporeux - ce qui assure sans doute les transitions entre les différentes zones de l'image -qui fait le dessin des formes. Les matières non cernées, les couleurs chatoyantes, variées, souvent chaudes, que vous privilégiez me donnent la confirmation que la couleur, dans son usage bariolé, n'est pas forcément à bannir en peinture (ceci est un petit clin d'oeil envoyé à l'ami Gilles Manero). Je sens que vos tableaux ont gardé le souvenir de plusieurs écoles artistiques tout en opérant une synthèse très désinvolte entre elles, et libre donc, qui n'oublie pas l'humour.
Je vous félicite en conséquence et m'incline chapeau bas."
(E-mail remanié d'après celui que j'ai envoyé à l'artiste le 14 mai 2009, Paris)
11:23 Publié dans Art singulier | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : alain garret, bruno montpied, art singulier, création franche | Imprimer
Commentaires
Bel hommage pour une peinture qui le mérite assurément. Me plaît plus particulièrement cette propension que vous notez à sortir du cadre (donc des cadres convenus si l'on veut l'interpréter métaphoriquement) et qui donne l'impression de vouloir déborder encore un peu plus sur les supports sur lesquels peuvent être accrochées ces toiles. Car cette peinture, tant elle est foisonnante, je l'imagine un peu comme étant potentiellement à l'image de ces mosaïques de Picassiette ou de Robert Vasseur qui partant d'une surface limitée (un bout de mur ou un évier) ont fini par tout recouvrir (c'est peut être la raison pour laquelle ce peintre appelle ses toiles "canevas", comme pour signifier qu'à ses yeux elles ne peuvent être spatialement qu'inachevées). L'analogie se rapporte et se limite bien sûr à ce rapport à l'espace, non à son "esthétique" assez peu esthétisante comme vous le suggérez également.
Écrit par : RR | 22/05/2009
Répondre à ce commentaireIl semble que M.Garret emploie le terme de "canevas" (il m'a répondu depuis cet e-mail) de façon stricte, sans y mettre peut-être tout l'arrière-plan métaphorique que vous proposez (à juste titre d'ailleurs). Il peint en fait de temps à autre, car il utilise aussi le bois, les contreplaqués et les toiles cirées, sur d'anciens canevas de "bonnes femmes", vous savez, ces canevas qui comportaient en filigrane des images kitsch prêtes à être remplies, et donc tissées de façon assez lâche. Dans ses réponses, il me parle de "pixels primitifs"...
Écrit par : Le sciapode | 22/05/2009
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