12/03/2017
La cathédrale intime, de Mark Greene à Justo Gallego
Un genre qui se développe toujours, c'est le livre semi documentaire, semi fictionnel, sur un auteur d'art brut (ou apparenté). Plusieurs créateurs ont ainsi déjà fait l'objet d'ouvrages de qualités variables : Picassiette, Richard Dadd, l'abbé Fouré, Jeannot et son plancher gravé, etc. Voici qu'est paru il y a peu un petit ouvrage bien écrit, dû à Mark Greene, Comment construire une cathédrale, sous titré "récit", dans une collection intitulée "Les invraisemblables", chez l'éditeur Plein Jour.
Pour bien nous montrer qu'on est ici dans la littérature, entre autres raisons, aucune illustration n'accompagne cette digression, cette réflexion à propos de Justo Gallego. L'homme – 92 ans cette année – construit quasi seul (avec le temps, il s'est concilié deux ou trois aides en appoint, dont un certain Angel qui promet de continuer après Gallego ; et depuis peu, il semble que soient organisées aussi des journées pour l'aider avec plusieurs volontaires...), depuis le 12 octobre 1961, nous dit Mark Greene, une cathédrale de son invention dans les environs de Madrid (exactement à Mejorada del Campo). Pour voir l'objet, l'éditeur renvoie en note à un site internet où est proposé un dossier iconographique, mais j'ai eu beau chercher, cela reste introuvable. Pour se faire une idée du bâtiment, on ira plutôt au hasard sur la Toile, où les photos pullulent (une cathédrale, c'est tellement connu, tellement admis par le peuple des moutons qui ont besoin de pasteurs, ça permet d'utiliser le mot "spirituel", dont on adore se gargariser, la bouche en cœur...).
La cathédrale en éternel chantier de Justo Gallego Martinez, photo Paco de Casa.
Pourquoi une cathédrale, me suis toujours dit, à propos de cette construction à l'entreprise certes folle, tenant du défi et de l'exploit, et pas autre chose de plus original (comme un Palais Idéal new look)? Comment peut-on penser librement à l'ombre d'une cathédrale? Justo Gallego ne se prendrait-il pas pour une autre sorte de messie s'auto crucifiant en créant son édifice interminable?
Une projection en 3D de José Luis Manteca de ce à quoi devrait ressembler la cathédrale une fois achevée? ; En hait, à droite, la vue aérienne fait ressembler l'ensemble architectural de cette "Cathédrale de la Fe" à une sorte d'usine...
Mark Greene dans son petit récit – dont il rappelle vers la fin qu'il a procédé pour l'écrire d'une façon analogue à la manière dont Justo Gallego a bâti sa chimère, son "monstre", en mettant un pied l'un après l'autre, empiriquement, intuitivement – rappelle que Gallego n'eut jamais de plan (du moins au début), qu'il bâtit sans permis de construire, de façon tout à fait illégale, sur un terrain qui lui appartenait. Il accomplit une lente dérive à travers un projet plus grand que lui, chargé sans doute de le faire tâtonner jusqu'à quelque chose qui ressemblerait à ce qu'il conçoit comme un dieu...
Les architectes professionnels semblent partagés à son sujet. Norman Foster est passé sur le chantier, et, peut-être un zest démago, a trouvé que c'était "la chose la plus extraordinaire qu'il ait jamais vue" (il n'a pas vu grand chose, alors, soit dit entre nous...). Par contre, Andrés Cánovas, un professeur à l'école supérieure d'architecture de Madrid, pense que la cathédrale est "d'une simplicité qui défie les lois de la construction. En outre, elle enfreint toutes les normes de sécurité actuellement en vigueur. A commencer par le port du casque. Un jour quelqu'un va se tuer." Justo Gallego utilise des briques qu'on a rejetées et Mark Greene écrit: "S'il me fallait conserver une photographie, une seule image de la cathédrale, ce serait le plan rapproché d'un mur de briques. Ces briques rouges qu'on trouve un peu partout en Espagne. Seigneuriales quand ce sont celles du Prado ou du palais d'Aranjuez, banales lorsqu'elles ont nourri le boom immobilier de la dernière décennie (on parle, pour qualifier la crise du bâtiment, de crisis del ladrillo, de la brique) et qui montrent ici, un visage altéré, méconnaissable. Ces briques impossibles, tordues, si profondément dérangées..." . Le diocèse local, auquel Gallego voudrait léguer le bâtiment de plus de 6000 m², est plus que réservé... Il calcule les sommes qu'il faudrait débourser pour achever et entretenir une telle énormité hors cadres. On insinue plutôt qu'il faudra inévitablement démolir. Comme le souligne Mark Greene, ce mot plane de façon menaçante autour de la cathédrale.
Briques de la cathédrale de Justo Gallego, posées d'une façon très peu "catholique"... Voulait-il créer des nichoirs? Il a en effet bien cherché, et réussi, à faire venir des cigognes sur ses tours...
Cet ancien moine, rescapé d'une maladie grave, nous dit encore Mark Greene, s'est attelé à une tâche énorme, infinie, comme pour dépasser sa finitude. L'histoire des bâtisseurs autodidactes d'environnements regorge de cas similaires, où la motivation se greffe sur le dépassement d'un handicap, ou d'une douleur quelconque, comme celle qui découle de la perte d'un être cher. Gallego a une mémoire exceptionnelle, il a lu beaucoup de livres techniques. Il n'a pas besoin de mesurer, il a le compas dans l'œil. Comme l'écrit Greene, Justo Gallego "donne à penser, c'est l'une de ses principales qualités"... Il cherchait la vérité et il l'a trouvée, incarnée dans un bâtiment interminable auquel il a fondu sa vie, pour mieux arrimer celle-ci à celle-là. Les créateurs populaires d'environnements anarchiques ne font pas autrement. Le livre de Mark Greene éclaire en retour ces derniers, auxquels je suis personnellement davantage attaché, parce que plus profanes, naïfs et merveilleux.
Basilique de Saragosse, grosse pâtisserie architecturale, ph. Bruno Montpied, août 2015.
Car son bâtiment n'a esthétiquement rien d'extraordinaire, il a de vagues airs de la basilique de Saragosse (voir ci-dessus), ou Gallego a fait des séjours, entre parenthèses. Il fait également écho, bien entendu, à la Sagrada Familia d'Antonio Gaudi, par son côté entreprise folle (mais pas par son aspect, bien moins délirant et ne défiant pas l'imagination comme l'édifice de Gaudi qui engendre un sentiment de vertige). Curieusement, une rue qui passe devant la cathédrale de Justo Gallego s'appelle justoment la Calle Antonio Gaudi... (baptisée ainsi avant ou après le début du chantier de Gallego, je ne sais...?).
Mark Greene, Comment construire une cathédrale, collection Les Invraisemblables, éditions Plein Jour, 2016. 12 €.
11:04 Publié dans Architecture insolite, Art populaire religieux, Environnements singuliers | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : justo gallego martinez, la cathédrale de la fe, mejorada del campo, mark greene, collection les invraisemblables, éditons plein jour, architecture individualiste, projet babélien, dérive architecturale, comment construire une cathédrale, antonio gaudi, norman foster | Imprimer
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