09/06/2014
Et maintenant le Docteur B..., un autre texte de Jacques Burtin
On reprend sur les noms prédestinants, qui ne sont pas comme on pourrait le croire de façon superficielle, une façon de se moquer des patronymes insolites de notre part, mais plutôt une autre manière de songer le monde. Jacques Burtin m'a récemment envoyé le texte suivant, deuxième occurrence de ses rapports étonnants avec la gent médicale...
Le Docteur B…
Il y a quelques mois, ma mère a commencé à se plaindre de troubles oculaires. Une tache noire est soudain apparue dans son œil droit. J’ai aussitôt tenté de prendre rendez-vous chez un spécialiste. Comme ma mère ne se déplace qu’avec difficulté, j’ai choisi l’ophtalmologue dont le cabinet était le moins éloigné de son domicile tout en étant conventionné. C’était une femme ; je l’ai eue une première fois au bout du fil et nous avons convenu d’un rendez-vous. Sa voix était prévenante et je croyais y distinguer un accent de compassion ; elle accepta de faire un creux dans un agenda pourtant bien rempli.
Ma mère fut hospitalisée pour des raisons étrangères à ces maux la veille de son rendez-vous et ce dernier fut annulé.
A sa sortie de l’hôpital, je rappelai le médecin. J’ai oublié de mentionner que si mon choix s’était porté sur cette personne, ce n’était pas seulement pour la proximité de son cabinet ou ses tarifs abordables : c’est aussi que son nom était proche du mien – à une lettre près.
Lors de la seconde prise de contact, la même voix naturellement affable mais qui ne trahissait aucune affectation, aucune fausse proximité, se fit entendre. Un nouveau rendez-vous fut pris.
Le jour venu, ma mère put enfin se rendre au cabinet de l’ophtalmologue. La tache était toujours là, un peu plus claire mais toujours aussi menaçante. Le verdict tomba : une série d’injections intra-oculaires était nécessaire.
L’idée d’une telle intervention m’était naturellement douloureuse. Je ne pouvais sans frémir penser à la seringue approchant l’œil de ma mère. Certaines images particulières, venues de livres ou de films, me venaient à l’esprit : l’intervention du chirurgien de Jean-Sébastien Bach sur les yeux de ce dernier telle qu’elle est rapportée par Anna Magdalena Bach dans sa chronique - que ces écrits soient ou non apocryphes n’enlève rien à la cruauté hyperréaliste de la scène où le vieux Bach crispe ses mains sur les bras de son fauteuil au moment où le chirurgien intervient, et l’on voit ses articulations blanchir - ; je songe aussi à la scène de la paupière cousue de Jean-Dominique Bauby dans la description qu’il en donne dans son livre, et telle qu’elle a été filmée par Julian Schnabel ; on peut aussi penser à une scène d’un livre de Stephen King où l’héroïne – une héroïne de passage, martyrisée avant l’heure, comme Janet Leigh dans Psychose –, voulant fuir un tueur cannibale, empale son œil sur un porte-manteau (elle reste fixée là, s’agitant comme un insecte, tandis que le psychopathe l’approche d’un pas tranquille). Toujours, semble-t-il, le soleil et la mort - ou la souffrance - nous tiennent dans leur ligne de mire.
Revenant à ma mère, je ne peux sans appréhension penser à l’instant – qui revient une fois par mois – où cette praticienne à la voix chaude et compatissante dirige d’un geste précis, impitoyable, l’aiguille vers l’œil de sa patiente.
Le nom de ce médecin est le Docteur BURIN.
P.S. J’ai dit que la proximité de nos patronymes avait certainement joué un rôle à l’heure du choix de ce praticien ; c’est cette même proximité qui m’empêcha sans doute d’y déceler une quelconque menace. Si je m’appelais Tartempion, le sens caché du nom de ce spécialiste m’aurait certainement frappé, remettant mon choix en cause. Je n’ai pas vu l’instrument visible aux yeux de tous, je n’ai vu que l’absence d’une lettre. J’irai plus loin : cette transformation de mon nom due à la disparition d’un caractère (croix, hache, pieu ?) l’adoucissait en quelque sorte, le rendant d’autant plus désirable que je lui associai très vite la texture d’une voix sans visage. J’étais en quelque sorte rendu aveugle par cette ablation orthographique.
Jacques Burtin
pour Bruno
1er juin 2014
Dans un ordre d'idées assez voisin, je ne résiste pas au plaisir (ou au sadisme ?) de rajouter à la suite de ce texte l'image ci-dessous, prise à Montpellier en décembre 2013. Extrêmement troublante, n'est-il pas?
Une plaque qui fait penser aux Oiseaux d'Alfred Hitchcock, ph. Bruno Montpied, 2013
19:04 Publié dans Noms ou lieux prédestinants | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chirurgie de l'oeil, chirurgie de la face, jacques burtin, noms prédestinants, aptonymes | Imprimer