10/03/2015
Quand le rideau ne tombe jamais, expo à l'American Folk Art Museum (New-York)
Etrange titre, se dit-on d'abord, mais on sait aussi que c'est le meilleur moyen d'intriguer et d'amorcer la curiosité des amateurs d'expositions hors du commun. Si "le rideau ne tombe jamais" (je traduis du titre en américain de l'expo "When the curtain never comes down), c'est sur les "performances" de créateurs hors-les-normes qui les vivent au quotidien (mais est-ce le spectacle qu'implique ce "rideau"...?).
"Performances" n'est pas un terme que j'apprécie beaucoup, cela dit. Cela correspond à la volonté de la commissaire d'exposition, par ailleurs conservatrice en charge du département art brut et art autodidacte dans ce même American Folk Art Museum de New-York, Valérie Rousseau (dont j'ai déjà eu par le passé l'occasion de parler, du temps où elle animait la Société des Arts Indisciplinés au Québec), de rapporter les rituels quotidiens, les comportements, les actes, les inventions de machines et de mobiles, les créations de situation, les pratiques créatives au jour le jour de 28 "artistes" (en réalité plutôt des créateurs non professionnels, voir la liste sur le site du musée ci-dessus par le lien), de rapporter donc tout cela à l'Art sacro-saint, alors qu'en fait il faudrait à mon sens plutôt montrer comment ces pratiques se détachent de l'art au sens traditionnel du mot (ce n'est pas que de la création plastique, c'est aussi un rôle social) pour investir l'espace-temps du quotidien, et donc en bref qu'il ne s'agit pas d'une "artification", d'une annexion de la vie par l'art, mais d'une "quotidiennisation" et d'une vitalisation de l'art à tel point que celui-ci finit par se dissoudre dans cette même vie... Mais bon, d'un autre côté, il faut aussi reconnaître que Valérie Rousseau a tenté pour le coup un rassemblement d'actes créatifs que l'on n'avait pas eu jusque-là l'idée de tenter, il faut donc lui rendre cette justice. Ce projet novateur a à n'en pas douter quelques cousinages avec l'expo "L'autre de l'art" qui s'est tenue en France au LaM et que j'avais aussi évoquée sur ce blog il n'y a pas si longtemps.
Marie Lieb, bandes de tissu disposées sur le sol d'un hôpital en Allemagne où elle vivait, vers 1894, photographie collection Prinzhorn à Heidelberg
Ce qui est visé ici, à travers ces productions hétéroclites ne faisant pas œuvre au sens où l'on entend généralement le mot (à savoir des icônes destinées à s'extraire de notre temporalité pour accéder à l'absolu), ce serait en effet plutôt des actes, des pratiques créatives, vécus au quotidien, mêlés inextricablement à la vie de tous les jours. Marie Lieb dans son asile en Allemagne vers 1894 arrangeait sur le sol de façon parfaitement éphémère des bandes de tissu harmonieusement disposées, telle une nuit étoilée rabattue sur le sol le temps d'une respiration. Heinrich Anton Müller inventait dans un autre hôpital des machines dont le sens a été perdu et qui furent vandalisées (voir ci-contre, Müller dans l'hôpital de Münsingen en Suisse, 1914-1922, photo coll. Prinzhorn, Heidelberg). Par chance, le souvenir nous en a été gardé grâce à des photographes bien inspirés... Fernando Oreste Nanetti en Italie grava les murs extérieurs de l'asile de longues bandes de graffiti grattés dans l'enduit des parois. Vahan Poladian ou Eijiro Miyama (voir ci-dessous, image reprise du site web de la Collection de l'Art Brut de Lausanne) se couvrirent de parures extravagantes mais rigoureusement illustratrices de leurs caprices vestimentaires ultra personnels. Arthur Bispo de Rosario au Brésil aussi concevait des sortes de cape grandioses richement brodées et dessinées (on eut l'occasion de les découvrir à la Galerie Nationale du Jeu de Paume dans l'expo "La Clé des Champs" en 2003). Melina Riccio sème des proclamations inscrites, parfois au sein de cœurs, tracées un peu partout dans les rues en Italie, sur des bannières et des vêtements aussi. Gustav Mesmer avait réinventé les ailes d'Icare sur des collines suisses. L'expo de New-York propose aussi de découvrir les amulettes de Jean Loubressanes, venues de la collection du Dr Pailhas à Albi, qui avaient été déjà montrées à Villeneuve-d'Ascq récemment dans l'expo "L'Autre de l'Art". Etc., etc.... Les créations de nombre de personnages présentées dans les expos d'art brut ont ainsi à voir avec la magie, avec des actes destinés à attirer la protection des esprits, ou de saints, dans une attitude analogue à celles des anciens peintres d'ex-voto. Bien sûr, on peut toujours, dans un cadre muséal, comme c'est le cas à l'AFAM de New-York, associer toutes ces manifestations à des "performances", mais on fait là une sorte de contresens à mon humble avis. Il n'y a pas volonté de la part de ces créateurs possédés par leurs expressions en actes, souvent éphémères, de faire œuvre entrant dans un corpus de l'histoire de l'art, il n'y a pas de leur part discours sur leurs pratiques, et donc ils n'ont rien en commun avec les "artistes" au sens où l'on entend généralement ce mot. Leur catégorie de création se situe ailleurs, dans la trame de la vie quotidienne, et à la limite, pourrait très bien se passer de toute médiatisation, tant elle est intensément vécue sans nul besoin de parade sur de quelconques tréteaux.
Arthur Bispo do Rosario portant son "vêtement de présentation", photo reprise du blog (brésilien sans doute et en portugais) d'Anna Anjos
Exposition du 26 mars au 5 juillet 2015
21:48 Publié dans Art Brut, Art immédiat, Galeries, musées ou maisons de vente bien inspirés, Graffiti | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : when the curtain never comes down, american folk art museum, valérie rousseau, créateurs ou artistes, bispo do rosario, anton müller, eijiro miyama, nanetti, melina riccio, poladian, vêtements bruts, magie, collection prinzhorn à heidelberg, création dans la vie quotidienne, vie quotidienne | Imprimer
16/02/2009
Oskar Panizza était un créateur de l'art brut
Je ne suis pas un théoricien, ni un philosophe, ni ne suis porté vers les grandes idées. Je ne peux prétendre devenir un jour un quelconque historien d'art calé en esthétique. Mais j'ai des intuitions, un peu de flair. Ce dont on ne me créditera aucunement une fois fait mon temps. On viendra prendre dans le tas. Et pourtant, il y aurait des indications à retenir de la façon dont les choses découlent les unes des autres. C'est pourquoi je fais le maniaque, réclame sans cesse qu'on se rappelle que j'étais là le premier, que c'est moi qui ai planté le drapeau sur ces lunes-là qui étaient bien sauvages et vierges de tout passage humain...Quitte à en agacer souverainement certains qui aiment à jouer aux sages détachés de tout...
Ouh là, là, où est-ce que je suis en train d'aller, où veut-il en venir? Eh bien, bizarrement à Oskar Panizza sur qui je suis retombé il n'y a pas très longtemps, l'été dernier, en revoyant mon vieil ami Pierre Gallissaires qui finissait une traduction à son sujet (les éditions Agone se sont mises en tête de sortir les oeuvres complètes de Panizza, et de faire en conséquence compléter certaines anciennes traductions). Cet écrivain connu pour le Concile d'amour cher à André Breton, cette pièce de théâtre qui fit scandale à Munich en 1895 valant à son auteur un séjour en prison en raison de sa façon de camper Dieu le père, vieillard cacochyme, Jésus, Marie, le Diable, les anges et la famille des Borgia avec un pape violeur et débauché à leur tête, deux enfants incestueux, les fameux Lucrèce et César Borgia, le tout dans une bouffonnerie échevelée d'une audace invraisemblable, cet écrivain décida de lui-même, au début des années 1900, de se rendre dans un hôpital psychiatrique.
Ce que l'on sait peu, c'est qu'il y continua d'écrire vers 1904-1905 des textes qui paraissent intéressants comme ce Dialogue entre un prêtre et un aliéné que m'a signalé Gallissaires. On sait qu'il rédigea en 1904 peu après son internement une autobiographie (disponible dans l'édition Pauvert du Concile d'Amour) où il paraît révéler qu'il souffrait de délire de persécution (c'est peut-être pour cela que je suis retombé sur lui!). Il va rester hospitalisé jusqu'à sa mort survenue en 1921. En Allemagne est paru en 1989 un ouvrage qui a montré que Panizza aimait aussi dessiner ("Oskar Panizza Pour Gambetta", éd.Belleville, Munich). Mais nous ignorons ce fait en France. Peut-être la notoriété grandissante de l'art brut, et conséquemment de tous les champs de l'histoire de l'art qu'elle entraîne derrière elle, notamment l'histoire de "l'art des fous", pourrait aider à faire mieux connaître cette partie de l'oeuvre et de la vie de ce grand blasphémateur.
En effet, des dessins de Panizza, à ce que me révéla Pierre Gallissaires cet été-là, sont conservés dans la collection Prinzhorn à Heidelberg. Oui, des dessins de Panizza, à côté des dessins d'August Natterer, si prisés par Max Ernst, ou des sculptures de Karl Brendel. Cela en fait un créateur de l'art brut du coup! On n'avait pas pensé à cela... Je ne l'avais pas remarqué, pourtant je possédais depuis longtemps un catalogue des années 80, en allemand, lié à une exposition de la collection Prinzhorn qui s'était promenée dans divers endroits en Allemagne. Une page mentionnait quelques dessins de Panizza, et je ne l'avais pas repérée... L'édition française des Expressions de la folie en 1984 ne le mentionne pas, sauf erreur de ma part. On en voit ici quelques-uns, histoire de se faire une idée. Nul doute que cette information devrait intéresser quelque chercheur... Non?
23:02 Publié dans Art Brut, Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : oskar panizza, pierre gallissaires, collection prinzhorn à heidelberg, art brut, agone | Imprimer