02/08/2008
Miroslav Tichy, océan pacifique
J'avais été intrigué à l'exposition de la collection d'art brut d'Arnulf Rainer, à la fondation Antoine de Galbert-La Maison Rouge (en 2005, Paris), par quelques photos qui paraissaient comme volontairement abîmées, plutôt floues, représentant des femmes comme s'il s'agissait de clichés voyeuristes. Un photographe brut? Tiens, tiens...
Il existait bien aux USA le cas d'Eugène Von Bruenchenhein, cet homme qui adorait sa femme et la photographiait sans cesse parée de bijoux, parfois dans le plus simple appareil (quoique sans trop d'érotisme). De la photographie amateur existe aussi bien entendu (aujourd'hui le domaine doit exploser avec tous ces petits appareils numériques pas plus grands que des cartes à jouer). Des livres ont été souvent consacrés à la question, plus précisément à la photo anonyme. Sur ce blog, j'ai également évoqué les cartes postales à plusieurs reprises, notamment le 30 mars. La photo a prolongé bien évidemment l'imagerie populaire gravée. Roger Cardinal, interrogé sur la photo "brute", m'a indiqué avoir écrit sur la question. J'espère avoir communication ultérieure de cet article. Or, voici une importante exposition au Centre Georges Pompidou consacrée à Miroslav Tichy, qui nous renseigne davantage (que l'expo de la Maison Rouge), en une centaine de clichés au moins, sur les recherches de cet homme hors du commun.
Il n'y aurait pas de Miroslav Tichy sans le rôle central, quoique discret, joué par un médiateur capital, Roman Buxbaum. Cet attelage à deux individus, le créateur et son médiateur auprès du public, nous rappelle déjà un trait commun aux créateurs de l'art brut. Ces derniers viennent rarement jusqu'à nous sans un truchement extérieur, qui assure la communication. En l'occurrence, il semble que l'activité photographique de Tichy n'ait pas été destinée à être montrée. Roman Buxbaum (voir Un Tarzan en retraite, souvenirs de Miroslav Tichy, publié dans le catalogue de l'expo du Centre Pompidou) restitue l'aspect relativement contradictoire de la position de Tichy vis-à-vis de la communication de ses photos: "Il aime les montrer à ses visiteurs. Mais admet rarement avoir donné son accord pour que ses oeuvres soient exposées. Et lorsqu'il est de mauvaise humeur, il accuse et insulte quiconque ose les montrer au public. Pourtant, lorsque je lui ai apporté le catalogue de l'exposition de Séville [première exposition de ses photos en 2004 à l'initiative de Harald Szeemann], il n'a pas caché son émotion".
L'activité photographique de Tichy, toujours selon Buxbaum, paraît une activité très intime qui se serait développée après une crise psychotique survenue dans les années 50, suite au vernissage d'une expo à Prague dans un lieu réputé où ses peintures avaient été sélectionnées mais que Tichy décida brusquement de retirer à la dernière minute (Tichy est aussi un peintre et un illustrateur, ayant eu au départ une formation à l'école des Beaux-Arts de Prague). Il a été sujet à de nombreuses dépressions depuis l'adolescence, nous dit-on, qui sont des périodes où paraît s'anéantir une créativité qui ne se développe au contraire que lorsqu'il est en bonne santé.
Ses photos, que Buxbaum va parfois repêcher dans le magma océanique du logis où Tichy laisse aller ses affaires à vau-l'eau, parlent très souvent des femmes, des corps de femmes inconnues, croisées, entraperçues, semble-t-il à leur insu. Ces clichés volés montrent des instants de grâce, de beauté érotique qui surgissent inopinément, dans un paradoxe seulement apparent, au travers d'une technique bricolée. Tichy a réinventé le sténopé, la boîte à chaussures munie d'un trou et d'un papier photographique, il a fabricoté des appareils à partir d'objets de récupération (dans le film que lui a consacré Roman Buxbaum -Miroslav Tichy, Tarzan à la retraite, édité en DVD, disponible à la librairie de l'expo au Centre Pompidou- il montre le bouton de rembobinage d'un de ses appareils faits à partir d'une capsule dentelée de bouteille de bière). Idem pour son agrandisseur confectionné à partir de planches et de lattes arrachées à une clôture. C'est comme si nous avions affaire au cousin de l'André Robillard qui fabrique des objets symboliques (ces fusils qui ne font feu qu'imaginairement), sauf que les appareils photo assemblés vaille que vaille avec des boîtes de conserve par ce "cousin", ici, peuvent prendre aussi des photos!
Les organisateurs de l'expo, en raison de ces bricolages, l'associent aux outsiders et à l'art brut. Mais la parenté avec cette dernière conception est également à rechercher ailleurs, comme je l'ai souligné au début de cette note. L'oeuvre photographique (cela finit par être une oeuvre, en dépit du fait, en outre, que Tichy "n'aurait jamais accepté d'être considéré comme un photographe", dixit Buxbaum) est avant tout une action qui cherche à se rapprocher au plus près de la vérité de ses sujets. Il s'agit pour Tichy de capter au plus immédiat la grâce de la vie, le mystère des formes et des incarnations qu'il a tendance à concevoir comme des apparences illusoires (dans son film, Tichy évoque le mythe de la Caverne de Platon, mythe destiné à prouver que l'homme est condammné à n'entrevoir de la vérité que son ombre).
"Quand quelque chose attirait son attention, il attrapait son appareil, soulevait de sa main gauche le bord de son pull et, de sa main droite, ouvrait l'étui et appuyait sur le déclencheur sans même regarder dans le viseur. Son mouvement était si fluide et rapide qu'il était presque impossible à remarquer. En riant, il dit qu'en procédant ainsi, il pouvait attraper une hirondelle en plein vol" (Roman Buxbaum, les derniers mots soulignés par l'auteur sont de Tichy). L'hirondelle de ses désirs...
Signe supplémentaire de son indifférence à l'égard des conventions esthétiques de présentation, Tichy a confectionné des cadres bricolés avec des pauvres matériaux de hasard, décorés parfois de dessins ou de motifs griffonnés, pratique qui rappelle celle du poète Boris Bojnev (un Slave là aussi) qui en Provence s'était adonné à la mise en cadre d'oeuvres naïves trouvées en brocante. Ces deux formes de création réalisées autour d'un sujet empreint de poésie vitale sont du reste apparues dans les mêmes décennies d'après-guerre (Tichy, qui est toujours vivant, paraît avoir cessé ses activités artistiques dans les années 90, période qui précéde curieusement sa reconnaissance publique, comme si cette dernière ne pouvait avoir lieu qu'après la création et pas pendant). Certes Tichy a eu une formation artistique, et cela le distingue des autodidactes de l'art brut. Il serait à mettre en rapport avec ces grands inclassables de l'art que sont Soutter, Charles Meryon, Louis Wain (dont je parlais dans une note précédente), Ernst Josephson, etc, autant de créateurs artistes au départ qui à la faveur d'un basculement dans un état psychotique ultérieur ont orienté leurs travaux dans un sens profondément intériorisé. Ce qui est bien en rapport avec l'enjeu de l'art brut en définitive.
L'expo Miroslav Tichy se tient au MNAM du Centre Pompidou, à la Galerie d'art graphique, du 25 juin au 21 septembre 2008. Les photographies exposées proviennent sauf quelques-unes de la fondation Tichy Ocean basée à Zürich. "Tichy" en tchèque se traduit par paisible, pacifique. L'univers de chaos et de hasard dans lequel vit Tichy ressemble à un océan. L'océan Tichy. Ce qui donne par jeu de mots l'océan pacifique... D'où le nom de la fondation de Zürich.
21:28 Publié dans Art Brut, Art immédiat, Photographie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : miroslav tichy, centre georges pompidou, roman buxbaum, art brut, boris bojnev | Imprimer
Commentaires
Enfin des photos qui dérogent aux qualités exténuantes des propres sur elles, bien tirées et bien cadrées!
Écrit par : josé | 03/08/2008
Répondre à ce commentaireJe vois qu'on fréquente les mêmes lieux.
Écrit par : arteur | 25/01/2009
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