19/12/2009
Enterrés dans une image, art funéraire au Ghana
Il est une coutume funéraire contemporaine au Ghana qui consiste à enterrer certains dignitaires de l'ethnie Ga (il faut être un notable, avoir des moyens) dans des cercueils qui sont autant d'effigies emblématiques de la destinée du défunt, symboles aussi de sa fortune durant son parcours sur la terre (si Nicolas Sarkozy était ghanéen, on l'enterrerait peut-être dans un stylo ou une montre?). On vous enterre là-bas dans des oignons, des poissons, des pirogues, des voitures, des poules, des lions, des avions, tous sculptés dans le bois, ce qui est bien plus poétique on en conviendra qu'une simple caisse en sapin...
J'écris "contemporaine", cependant, il faudrait préciser que cette coutume remonte déjà à la fin des années 1950. Elle remonterait même exactement à 1957, date à laquelle un menuisier du nom d'Ata Owoo (1902-1976, un contemporain de Dubuffet...) fabriqua pour un chef de sa région un palanquin en forme de cabosse de cacao. 1957 est aussi la date d'accession à l'indépendance pour le Ghana qui fut autrefois colonie britannique (sous le nom de la Gold Coast).
En France, ces coutumes ont été révélées au grand public par le photographe et cinéaste Thierry Secrétan qui a mené une recherche sur le sujet dès le début des années 1980. Un beau livre en fut l'aboutissement aux éditions Hazan en 1994 (Il fait sombre, va-t-en, Cercueils au Ghana). La grande exposition des Magiciens de la Terre a été la première en France, en 1989, à faire connaître ces cercueils-logos parmi tant d'autres merveilles de créativité populaire qui y furent simultanément présentées, provenant de différentes contrées du monde (les organisateurs français de cette expo avaient à l'époque cru bon d'estimer qu'il n'y avait personne en Europe capables d'être comparés avec les créateurs populaires du Tiers-Monde, hormis Chomo, dixit Jean-Hubert Martin, qui aurait dû passer à l'époque un bon cours de rattrapage en matière d'art brut et autres inspirés du bord des routes, quelle extraordinaire ignorance).
Une exposition plus récente vient de se terminer sur les cercueils du Ghana - je l'ai appris un peu tard, mille excuses! - au musée d'Evreux, dans l'ancien évêché (31 octobre - 29 novembre 2009, merci à Philippe Lalane pour l'info). On y montra des photographies de Thierry Secretan mais aussi quelques cercueils venus de l'atelier de Paa Joe, neveu de Kane Kwai, émule lui-même du fameux Ata Owoo, qui fit beaucoup par son talent de sculpteur pour consacrer ce nouvel art funéraire en passe de devenir une tradition (on raconte que Kane Kwei proposa entre autres formes de cercueils le perroquet tenant en son bec un stylo pour symboliser les universitaires...). L'absence d'entreprise de pompes funèbres au Ghana, et l'importance capitale des rites funéraires qui ont pour enjeux de permettre aux défunts de rejoindre leur "famille céleste" et aussi de se réincarner par la suite parmi les vivants expliqueraient le développement de cet art fort imaginatif.
Ces cercueils sont maintenant bien connus, au point que les commandes affluent de partout dans le monde, et probablement aussi - surtout? - pour des raisons d'ordre esthétique et marchand. Les cercueils présentés à Evreux provenaient par exemple de la galerie Dieleman, située à Gembloux en Suisse. D'autres cinéastes ont réalisé des documentaires sur le sujet, comme Philippe Lespinasse, connu pour sa collaboration entre autres avec la Collection de l'art brut à Lausanne (plusieurs de ses films édités en DVD y sont diffusés). Ghana, sépultures sur mesure, un moyen-métrage de 52 minutes, a été diffusé il y a peu sur France 5.
Commentaires
Ils sont fascinants ces cercueils ! Personnellement j'aime beaucoup la libellule. Si certains sont des symboles évidents de la destinée du défunt ou de ses goûts (pour la pêche, par exemple), d'autres me laissent dubitatif. Un oignon ou un piment, cela laisse rêveur... Je doute que leur culture ou leur commerce fassent la fortune de ceux qui s'y adonnent, puisqu'il faut avoir quelques moyens pour se payer de telles créations, semble-t-il. Quelles sont donc les motivations de ces choix ? Sont-ils d'ailleurs ceux des défunts eux-mêmes ? Votre note ne le précise pas mais on le suppose pour la plupart d'entre eux.
Je me plais à imaginer ce que pourraient être ces choix ici, si cette pratique existait. Si certains se feraient volontiers ensevelir enfermés dans un nabuchodonosor de Bordeaux premier cru, je suis sûr qu'il y en aurait d'autres pour choisir l'incinération dans un téléphone portable de format XXL... Amusez-vous à l'imaginer pour vous-même, ou plus drôle encore, pour votre meilleur ennemi...
Écrit par : RR | 20/12/2009
Répondre à ce commentaireLes objets choisis pour la forme du cercueil ne sont pas toujours à l'origine directe de la fortune du défunt qu'on y enterre, ils ont aussi une importance symbolique. En l'occurrence, Thierry Secretan dans son livre s'attarde à décrire l'enterrement de l'homme à l'oignon, qui avait "réussi" dans la pêche et l'agriculture, et était le doyen de son village, un certain Tse Obaneh. Ses proches discutent pour choisir l'objet figuré par le cercueil et se décident finalement: "L'oignon finit par s'imposer. Trente ans plus tôt Tse avait confié sa flotte de pirogues à ses frères cadets et avait fait vraiment fortune en se consacrant à la culture de ce légume omniprésent dans la diète des Ga." Vous voyez (puisque tu me vouvoies, je fais de même) qu'en l'espèce, l'oignon ici a valeur à la fois symbolique et économique.
Mes notes ne peuvent être exhaustives étant donné la spécificité des blogs (faire court et concis), elles ne sont là que pour exciter la curiosité de mes lecteurs. Je suis content qu'en l'occurrence cela vous ait émoustillé.
Pour ce qui est de mon cercueil, j'hésite entre une chaussure et un oeuf.
Écrit par : Le sciapode | 20/12/2009
Répondre à ce commentaireIl y a en Arménie, semble-t-il, près du lac Sévan, des cimetières de village où la vie du défunt est figurée dans des sculptures naïves sur sa tombe. Dans son merveilleux roman "Le Ravissement", hélas épuisé aujourd'hui, Iliazd s'en est inspiré à travers le personnage de Louka le fanfaron, un sculpteur spécialisé dans de telles sculptures, qui doit réaliser la tombe d'un moine assassiné et est lui même trucidé par l'assassin du moine en question, qu'il a imprudemment désigné à la foule afin que cet assassin avoue et élucide le meurtre, et que lui, Louka, puisse faire figurer le modus operandi de l'assassinat sur la tombe et achever ainsi son travail.
L'amour de l'art rend inconscient du danger.
Certes, c'est très loin de ces cercueils ghanéens, et cette coutume des tombes parlantes doit se retrouver ailleurs, me semble-t-il, mais bon, c'était un moyen de reprendre contact et d'étaler ma "science", comme d'habitude.
Régis Gayraud
Écrit par : Régis Gayraud | 28/12/2009
Répondre à ce commentaireSalut Bruno, merci de citer le film. Pour info, il y a un autre bouquin, plus récent, sur les cercueils du Ghana : "The buried treasures of the Ga", de Régula Tschumi, une doctorante en ethno de Berne. Ed Benteli. On trouve le livre chez Fischbacher, à Paris. Les photos sont de moins bonne qualité que celles de Secrétan, l'écriture est plus poussive, mais elle a découvert un menuisier qui aurait commencé avant Kane Kwei, aux alentours de 1945. D'après elle, Kane Kwei se serait largement inspiré du travail d'Ataa Oko. Ataa Oko est toujours vivant, et à la demande de R Tschumi qui lui proposait de dessiner les cercueils qu'il avait fabriqués toute sa vie, il s'est mis à grifonner sur un petit écritoire...et ne s'est jamais arrêté. Ses dessins font l'objet de la prochaine expo de la CAB le 4 mars. Donne-moi ton adresse si tu veux que je t'envoie un dvd. A bientôt. Amicalement. Philippe
Écrit par : LESPINASSE | 15/01/2010
Répondre à ce commentaireMerci Philippe de ton intervention. J'ai bien reçu le dossier de presse de la Collection d'art brut et je suis fort intéressé par cette exposition, non seulement par ce dessinateur Ataa Oko, mais aussi par Frédéric Bruly-Bouabré que je considérais depuis Les Magiciens de la Terre (1989) comme pouvant tout à fait relever de l'art brut. Je suis heureux de retrouver mon intuition confirmée par cette expo à Lausanne. J'avais bien l'intention de faire une note sur l'expo au moment voulu, puisque cette dernière est prévue pour mars. C'est même pourquoi j'ai fait cette première note sur l'aspect plus traditionnel des cercueils figurés ghanéens ,afin de créer une mise en perspective (c'est chiadé le Poignard Subtil...).
Thierry Secrétan dans son bouquin parle d'un autre sculpteur qu'Ataa Oko, et que Kane Kwei, à l'origine des cercueils sculptés -comme je le dis dans ma note ci-dessus- à savoir un presque homonyme d'Ataa Oko, un certain ATA OWOO... Se peut-il qu'il y ait là une confusion entre les deux personnages? Et que l'Ataa Oko présenté prochainement à Lausanne soit le même, donc le créateur initial de cette tradition des cercueils sculptés au Ghana, ET EN MEME TEMPS, par ses dessins qualifiables de bruts, à l'autre bout de cette même tradition, dans le moment où elle deviendrait modernité détachée de tout inféodement à une esthétique devenue collective avec le temps? Ce serait une première. Comme si Wolfli avait été à la fois à l'origine des armoires et coffres peints bernois et à l'origine d'une forme d'art total brut en découlant...
Écrit par : Le sciapode | 16/01/2010
Répondre à ce commentaireD'après le travail de Régula Tschumi, Ataa Owoo fabriquait principalement des palanquins ouvragés, dont les formes ou les motifs représentaient des animaux "totémiques", oiseaux, requins, baleines, etc.
Ataa Oko a connu Ata Owoo. Ce sont deux créateurs venus de l'art populaire qui ont repoussé les limites et tracé leur propre route. Ataa Oko a vu le travail d'Ata Owoo et s'en est peut-être inspiré. La date de son premier cercueil est en tous les cas à peu près attestée : 1945.
Pour ce qui concerne les dessins l'histoire est singulière, puisque Ataa Oko commence à dessiner à la demande de Régula Tschumi, qui prépare alors un bouquin. De fil en aiguille, et encouragé par l'ethnologue, il se pique au jeu, dessine d'abord les cercueils qu'il a fabriqués, puis invente carrément d'autres motifs. Elle le pourvoie en papier, crayons, et lui achète toute sa production. Il s'arrête de créer dès qu'il n'a plus de matériel et la famille le rackette au passage. Le vieil hurluberlu qui dessinait au milieu de la cour des grigris colorés est devenu un sérieux pourvoyeur de revenus. Sans la rencontre avec l'ancienne hôtesse de l'air débarquée à Accra, Ataa Oko n'aurait jamais dessiné. Son oeuvre est un voyage truculent au pays des esprits, frappeurs, cannibales, obsédés...un peu comme nous tous.
Écrit par : LESPINASSE | 24/01/2010
Répondre à ce commentaireMerci de ces compléments d'information. si je comprends bien, et si les dates sont bonnes, Ataa Oko a commencé avant Ata Owoo (45 contre 57...). Et en tout cas avant Kane Kwei.
Ataa Oko se trouve donc bien par voie de conséquence à la racine d'une coutume funéraire poétique et populaire et à son ultime développement, au point où la coutume collective se transformerait en "art brut"...
Au fait, qui était "l'ancienne hôtesse de l'air"? L'ethnologue Régula Tschumi? Là, je nage.
Écrit par : Le sciapode | 24/01/2010
Répondre à ce commentaireOui, pardon, Régula Tschumi est l'ancienne hôtesse de l'air devenue ethnologue
Écrit par : LESPINASSE | 01/02/2010
Répondre à ce commentaireBonjour,
Avez-vous in idéee du prix d'un cercueil frais de douanes et d'acheminement en France compris
UN grand MERCI!
cordialement
Écrit par : Delahaye | 07/03/2012
Répondre à ce commentaireÉcrire un commentaire