03/03/2010
Ataa Oko et Frédéric Bruly-Bouabré, deux créateurs africains à la collection de l'art brut à Lausanne
La Collection de l'Art Brut de Lausanne, qui était fermée depuis quatre mois suite à des dégâts des eaux, réouvre ses portes le 5 mars prochain avec une exposition qui fera date dans l'histoire de la collection. Elle accueille deux créateurs africains, Frédéric Bruly-Bouabré tout d'abord, déjà bien connu (cet ancien collaborateur de Théodore Monod fut montré notamment à la grande exposition du Centre Georges Pompidou et de la Grande Halle de la Villette en 1989 Les Magiciens de la Terre ; vous savez, cette expo où Jean-Hubert Martin s'illustra en affirmant qu'il ne voyait aucun singulier primitiviste en occident, à part Chomo, pour être mis en parallèle avec les créateurs du tiers-monde qu'il voulait présenter à Paris, c'était dire l'étendue de son savoir...), ce qui fera que je ne m'étendrai pas à son sujet (même si ses oeuvres sont absolument séduisantes) et un autre créateur qui, lui, est beaucoup moins notoire, Ataa Oko Addo.
Ataa, ça veut dire "grand-père" au Ghana, dans l'ethnie Ga dont fait partie cet étonnant nonagénaire toujours actif aujourd'hui (Oko signifie "jumeau", il eut une soeur jumelle qui mourut peu après la naissance). Cette fameuse ethnie s'est rendue célèbre auprès des amateurs d'art populaire africain contemporain par la confection de ces cercueils imagés (fèves de cacao, effigies de policiers, mercédès-benz, lion, oignons, etc) dédiés aux grands personnages que l'on veut enterrer pour se concilier leurs faveurs (voir ma note précédente sur le sujet). Certains de ces cercueils, qui intéressent maintenant les collectionneurs, ont été montrés dans des grandes manifestations (ceux de Kane Kwei furent présentés aux Magiciens de la Terre).
Son histoire et son destin sont hors du commun sur le plan de l'histoire des arts populaires en Afrique (et ailleurs). D'après l'ethnologue suisse Regula Tschumi (qui fut hôtesse de l'air avant de choisir cet autre métier), qui étudie les coutumes religieuses des Ga, c'est Ataa Oko qui aurait créé le premier cercueil sculpté en 1945, à l'effigie d'un crocodile. Mais elle ne fournit pas de preuve photographique du fait (puisque les cercueils que les menuisiers ont sculptés avec soin, telles de véritables oeuvres d'art, sont enterrés avec les défunts à l'intérieur, disparaissant donc sous la terre, où, nous dit Philippe Lespinasse dans son documentaire Ghana, sépultures sur mesures (1), ils sont rapidement dévorés par les termites).
Dans le catalogue qu'édite la Collection de l'Art Brut en collaboration avec l'éditeur suisse Infolio, elle ne montre qu'une photo datant de 1960 (où l'on voit Oko ave sa femme posant devant un cercueil en forme de cargo). L'ethnologue se base sur le témoignage du dit Ataa Oko et le recoupe avec les témoignages d'autres personnes qui confirment que Oko construisait bien des cercueils sculptés, et qu'il encouragea Kane Kwei à en faire à son tour, ce même Kane Kwei qui a été présenté internationalement comme le fondateur de cette tradition (il ne fit rien pour démentir la rumeur). L'idée vient alors à Regula Tschumi de demander à Ataa Oko de lui dessiner ses cercueils de 1945-1948, histoire de voir à quoi ils pouvaient bien ressembler...
Elle apporte des blocs de papier à dessin, des crayons de couleur et Ataa Oko se prête de bonne grâce au jeu. Il commence à dessiner prudemment, sans appuyer, les formes des cercueils qu'il a confectionnés après 1945. Puis petit à petit, il se pique au jeu, il s'enhardit, prend confiance, et de dessin en dessin se lance à corps perdu dans son imaginaire délaissant les représentations imitatives du début (qui durèrent de 2004 à 2005, les années de début de cette production graphique). Ce sont ces dessins aux crayons de couleur, où se donne libre cours l'imagination de l'auteur, quoiqu'avec des références à l'animisme Ga, qui ont intéressé la Collection de l'Art Brut qui en possède désormais une bonne sélection semble-t-il, si l'on se rapporte aux oeuvres illustrant le charmant catalogue d'exposition. Le reste est dans les mains de Regula Tschumi qui a acheté régulièrement, au fur et à mesure qu'elle était produite, toute la production d'Ataa Oko. Ce qui est unique dans l'histoire des oeuvres d'art brut sur lesquelles on ne possède généralement pas de renseignements par exemple d'ordre chronologique. Lucienne Peiry précise au début du catalogue: "C'est ainsi que 2500 dessins ont vu le jour en six ans (2003-2009)". On voit là une oeuvre rangée dans le corpus de l'art brut en train de se faire quasiment sous nos yeux, ce qui est un fait nouveau.
Autre fait étonnant et rare, on se confronte avec cet Ataa Oko à un autre phénomène qui m'apparaît unique. C'est un créateur qui est à l'origine à la fois d'une tradition de sculpture funéraire populaire et, par la suite - soixante ans après, excusez du peu! - aussi, d'une nouvelle expression individualiste populaire, dite "brute". C'est Dieu, ce type-là.
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(1) Ce film a été édité en DVD chez Grand Angle Productions. Grand Angle Distribution, 14 rue des Périchaux, 75015 Paris. +33 1 45 359 258. n.labid@grandangle.com et www.grandangledistribution.com. Philippe Lespinasse livre aussi un texte de témoignage sur Ataa Oko dans le catalogue de l'exposition. Cette dernière se tient à Lausanne du 5 mars au 22 août 2010 (en parallèle avec Bruly-Bouabré): www.artbrut.ch
01:26 Publié dans Art Brut, Art immédiat, Art populaire contemporain, Danse macabre, art et coutumes funéraires | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : ataa oko, regula tschumi, art brut, art populaire contemporain, collection de l'art brut, cercueils du ghana, bruly-bouabré, philippe lespinasse | Imprimer
Commentaires
Bravo pour votre blog et vos étonnantes trouvailles.
Écrit par : cmb | 08/03/2010
Répondre à ce commentaireMerci.
Mais si vous nous disiez quelles sont les "trouvailles" principales qui vous retiennent en particulier?
Écrit par : Le sciapode | 09/03/2010
Répondre à ce commentaireEh bien, celles-ci justement en provenance d'Afrique, le cercueil-coq est extraordinaire!
Écrit par : cmb | 10/03/2010
Répondre à ce commentaireje suis mr.frederic bruly bouare un celebre desineteur en afrique j'ai des oeuvre en vente
Écrit par : bruly | 04/06/2011
Répondre à ce commentaireJe signale à votre attention, cher Sciapode, une petite exposition d'art populaire ghanéen, visible en ce moment au musée du Quai Branly. On y présente des affiches de vidéo-clubs annonçant des films d'horreur, peintes sur des toiles de sacs de farine. Une belle inspiration grand-guignol venue d'Afrique à la fin du XXe siècle.
Écrit par : L'aigre de mots | 06/03/2013
Répondre à ce commentaireOn voit que vous n'êtes pas très attentif monsieur aigre. Sur ce blog il me semble bien que son animateur a déjà parle de ces affiches Gore réjouissantes en effet. Dans l'orbite de l'art modeste, il y a déjà eu plusieurs expos... On en a déjà parle ici.
Écrit par : serge | 06/03/2013
Répondre à ce commentaireVous ne savez pas lire, monsieur Serge! Je ne dis en aucun cas que le Sciapode n'ait jamais parlé de ces affiches Gore, je me contente de lui signaler une exposition récente que j'ai bien appréciée.
Écrit par : L'aigre de mots | 08/03/2013
Répondre à ce commentaireOu bien c'est vous qui ne avez pas ecrire. Vous en parlez comme si ces affiches etaient a découvrir par ce blog.
Écrit par : serge | 08/03/2013
Répondre à ce commentaireTout doux l'aigre et le cher Serge... J'ai vu l'annonce de l'expo monsieur aigre. J'irai la voir dès que certaines obligations salariées m'en laisseront le temps. Il y a d'ailleurs beaucoup d'événements en ce moment. Là où Serge a un peu raison, a priori, ayant déjà parlé de ce genre de productions en Afrique, je ne sais pas si j'aurai encore envie de remettre le couvert.
Écrit par : Le sciapode | 08/03/2013
Répondre à ce commentaireLes affiches, non, assurément ; l'expo en question oui, peut-être, puisque le blog ne l'évoque pas en tant que telle. Je ne voudrais pas venir à la rescousse de M. l'Aigre, mais M. Serge, votre logique est fatiguée, vous me paraissez devoir prendre quelque repos.
Écrit par : Isabelle Molitor | 08/03/2013
Répondre à ce commentaireIl faut encore que je joue les modérateurs cette fois entre Mame Molitor et ce cher Serge. Ce dernier a un peu exagéré, et moi aussi du reste dans le commentaire ci-dessus, en disant que l'on avait déjà parlé ici des posters des vidéo-clubs du Ghana.
A dire vrai, je ne retrouve qu'une seule note où le sujet a été très briévement évoqué: http://lepoignardsubtil.hautetfort.com/archive/2008/04/25/guy-brunet-le-cecil-b-de-mille-de-decazeville.html
C'était sur Guy Brunet qui fait de l'affichisme ghanéen en France à lui tout seul (le grand-guignol en moins)...
Faut regarder à la fin de la note, en tout petit, il y a une affiche du Ghana et quelques lignes....
C'est peu, mais cela suffit à donner tort à Isabelle la pas très catholique. Serge n'a pas la logique si fatiguée que cela.
Et puis, même s'il s'était trompé, il aurait pu avoir raison, tant mes silences sur certains sujets tout à fait traitables sur ce blog sont assourdissants au point de faire croire à mes aficionados que j'ai parlé...
Écrit par : Le sciapode | 09/03/2013
Répondre à ce commentaireUn livre à conseiller au Sciapode : «L'art d'avoir toujours raison», de ce bon vieil Arthur.
Écrit par : L'aigre de mots | 09/03/2013
Répondre à ce commentaireIl faut savoir lire, M. le Sciapode! Je n'ai jamais dit que vous n'aviez pas parlé de ces affiches! Mon commentaire disait strictement ceci : "Les affiches non" C'était une réponse à la phrase de M. Serge : "Vous en parlez comme si ces affiches étaient à découvrir sur ce blog". Ma phrase signifiait donc : Les affiches, non, ne sont pas à découvrir". Et je poursuivais : "L'expo peut-être" - sous entendu : peut-être reste-t-elle à découvrir sur ce blog. Vous noterez le "peut-être" diplomatique. Il se trouve que vous et moi écrivions sans doute en même temps notre commentaire, vous dans le confort douillet de l'hôtel particulier où j'imagine volontiers que vous résidez, au milieu de vos collections, une panthère noire à vos pieds, moi allongée dans mon grabat dont la vermine, en me dévorant la peau, m'apporte un semblant de chaleur dans ma soupente glaciale. Et vous avez lancé le clic final qui valide le commentaire juste un instant avant que je procède de même de mon côté. Aussi votre commentaire est-il venu s'intercaler entre celui de Serge auquel je répondais et le mien, compliquant un peu la compréhension du mien. Mais point assez, toutefois, pour que je ne m'écriasse : "Il faut savoir lire, M. le Sciapode!" Ce commentaire se voulait impartial, je me posais en juge de paix, ou plutôt en gentille institutrice intervenant avec tendresse dans la cour de récréation de votre blog pour vider les querelles (pas les quenelles, je vous vois venir!) de ces éternels petits garçons, mais las!... Ma bonne intention, tel un pavé, est retombée chausser une fois encore l'Enfer de vos archives.
Sinon, à part ça, Isabelle la pas catholique? J'espère bien, pas catholique! Ni protestante, ni orthodoxe, ni islamique, ni judaïque, ni hindouiste, ni bouddhiste, etc. etc. Strictement, viscéralement, combattivement athée, oui.
Écrit par : Isabelle Molitor | 10/03/2013
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