28/03/2015
Correspondance autour de la notion de cinéma amateur
Jacques Burtin, le 21 mars :
« (…) A propos du cinéma d'amateur : la notion d'"amateur" est très relative : quand mon parrain (qui m'avait offert ‒ à mes treize ans ‒ sa caméra, une 8 mm Emel, caméra qui devint ma première caméra) pratiquait le cinéma, c'était sans nulle contestation du cinéma d'amateur au sens où c'était du cinéma familial (il n'y a aucune critique pour moi dans ce terme). Les premiers films que j'ai faits relevaient de ce genre. C'est insensiblement que je suis passé du cinéma familial (amateur) au cinéma de création (expérimental). Lorsque nous nous sommes rencontrés toi et moi, j'avais atteint ce stade (qui n'est pas supérieur, qui est différent). Il ne fait aucun doute pour moi que le fait que tu en fasses aussi m'a encouragé. Sans parler des expériences communes. Ce que nous faisions est à mes yeux du cinéma expérimental. Quant à savoir s'il y a un cinéma expérimental "amateur" et un autre qui ne le serait pas... Sauf à opposer un cinéma "amateur" et un cinéma "professionnel" dont la pierre de touche serait d'en vivre... Mais ce serait définir la création à partir du travail monnayé. (Je n'ai rien contre le fait de monnayer la création, c'est-à-dire d'essayer d'en vivre, lorsqu'elle est authentique, mais on sait qu'une définition adéquate de la création ne peut trouver là sa justification).
Jacques Burtin, figurant dans Conversation Aigre sur les malheurs du temps, film de Bruno Montpied en Super 8, 1977
Je ne prétends pas relativiser le terme "amateur" au profit du terme "expérimental", du reste, car là aussi on trouve des démarches très différentes. Pour Man Ray (qui, je pense qu'on peut être d'accord là-dessus, faisait du cinéma expérimental), le mot expérimental ne voulait rien dire. (Il se révoltait contre ce terme dont certains critiques affublaient ses films comme je me révolte finalement contre la notion de cinéma amateur par rapport à ce que nous pouvions faire). Man Ray a écrit quelque chose comme : "Expérimental ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Quand un film existe, il existe." En fait, ce que faisaient les dadaïstes ou les surréalistes en investissant le cinéma, c'était, d'une certaine façon, un cinéma brut ou immédiat, né d'une démarche jubilatoire en partie nourrie par la découverte d'un médium qu'on ne possède pas. J'ai personnellement gardé cette joie pour toutes les techniques que je découvre, par exemple en musique (j'aime faire des choses ‒ y compris des concerts ‒ avec du matériel que je ne maîtrise pas) comme au cinéma : comme les possibilités de création y sont à peu près illimitées ‒ c'est le cas pour le dessin et la plupart des autres arts ‒ on peut aisément se mettre dans une telle situation de "débutant" qui transcende à la fois les notions d'amateur et d'expérimental.
Amitiés,
Jacques »
Christine Bruces dans un film Super 8 de Jacques Burtin, vers 1979
Le 23 mars, réponse de Bruno Montpied :
« Bien sûr que l’étiquette de cinéma amateur, comme toute étiquette, n’a rien d’absolu et est donc très relative.
D’autant plus que les historiens de ce domaine ‒ il y en a ‒ ont précisé qu’au début du cinéma tous les cinéastes pouvaient être vus comme des amateurs ; Méliès, Lumière, Segundo de Chomon, les burlesques français et américains, etc. étaient des amateurs, c’est-à-dire des pionniers. Ils avaient à voir avec l’univers forain qui plus est. C’était des passionnés et des créatifs qui avaient trouvé là une nouvelle voie à explorer (Emile Cohl en est un autre bon exemple, j’en ai parlé sur mon blog). Nous, jeunes rêveurs artistes des années 70, souhaitions inconsciemment renouer avec cette qualité de passion-là, sans passer par des écoles de cinéma...
Après les premières années du cinéma primitif, il fallut cependant bien vite du matériel, cela nécessitait des fonds et une équipe, des locaux adaptés, des moyens de diffusion, toutes choses qui ont fait que le cinéma est devenu petit à petit une grosse entreprise collective, sans parler de l’aspect commercial qui a peu à peu relégué les avant-gardistes sur la touche (où des petits gars comme nous ont été curieux de venir les rechercher par la suite), les Man Ray, les Hans Richter, les Bunuel-Dali du Chien Andalou et de l’Age d’Or, les René Clair d’Entracte, les Viking Eggeling, les Maya Deren, puis plus tard Debord and so on…
Viking Eggeling - Symphonie Diagonale (1924) sur Vimeo.
Maya Deren, Meshes of the afternoon, 1943, sur YouTube
Le cinéma ne pouvait plus exister sans passer par des filtres, des écoles dédiées, des cénacles qui en découlaient, des réseaux, des producteurs, des subventions, des diffuseurs en salles de cinéma, des chaînes de télévision, des éditeurs de DVD…
La possibilité de faire son film seul de A à Z devint impossible très tôt. Dès les années 20.
C’est d’ailleurs à ce moment-là que l’on fait naître le cinéma d’amateur. Il y a même une année précise qui date son début: 1922. J’ai appris cette date vendredi soir à la projection des Pavillons-sous-Bois. Elle est liée à la commercialisation de la caméra Pathé-Baby, destinée au commun des mortels, au cinéma des familles, dans le but de permettre au public de jouer aux cinéastes. La publicité qui vantait le produit s’appuyait sur l’image d’enfants et de femmes en train d’actionner la manivelle qui permettait de filmer. Si une femme pouvait le faire, alors, dans l’esprit du butor publicitaire qui avait imaginé la saynète, tout le monde pouvait y arriver et cela prouvait que c’était facile…
Des milliers de caméras furent vendues, ce fut un grand succès. Et des kilomètres de pellicule au format 16 mm, 9,5 mm et 8 mm furent tirées. Le cinéma amateur était né, créé en solo sans entreprise collective autour de soi. Comme une continuation, en plus petit comité, en plus marginal, du cinéma des pionniers du début. Mais avec la même foi, et la même naïveté aussi.
Avec toutes sortes de sujets traités. On ne peut encore en dresser l’inventaire, semble-t-il (mais ma science sur le sujet reste très approximative). Et donc voir si on peut y trouver des amateurs réalistes et filmeurs de familles, de sujets convenus, et des amateurs plus expérimentaux, plus chercheurs… Il a existé dedans des cinéastes d’animation en tout cas. Ce domaine est resté, même dans le cinéma professionnel, longtemps l’apanage d’artisans solitaires cela dit, plus longtemps que dans d’autres secteurs, jusqu’à Paul Grimault par exemple…
Une dame, une véritable Henri Langlois du cinéma amateur, qui est responsable et animatrice d’une cinémathèque du cinéma amateur en région Centre (la C.I.C.L.I.C.), Julie Guillaumot, disait vendredi soir dans une interview sise dans un magnifique documentaire sur les films retrouvés par un petit-neveu (Matthieu Guenoux) d’un certain Georges Guenoux qui filma dans les années 20 la vie de son village mayennais de Pré-en-Pail, que si on parvenait à mettre la main sur les films qui sont stockés un peu partout dans les familles on s’apercevrait que les véritables images de vie quotidienne dans les campagnes, c’est dans les films dits d’amateurs qu’on les trouverait. Le cinéma professionnel documentaire ou de fiction n’a que très peu filmé les villages, disait-elle, et surtout pas d’une façon interne et légère, presque invisible. Les films de ce Guenoux, d’une fraîcheur magnifique, nous font pénétrer parmi les villageois (beaucoup d’enfants parmi eux parce que Guenoux collaborait à un patronage tenu par des curés que l’on voit pique-niquer avec les mômes particulièrement délurés, des litrons de ce qui paraît bien être du gros rouge tournant librement parmi eux) comme si une machine à remonter le temps nous avait déposés au milieu d’eux, 90 ans en arrière… Ce fut pour moi une sensation incroyable.
Malheureusement, il est fort possible qu’une très grosse majorité des films tournés et longtemps gardés dans les familles aient été détruits… C’est le problème tragique de ce corpus.
Avant la projection de quatre de mes petits courts-métrages des années 80, j’ai cru devoir préciser que j’avais voulu, durant les vingt ans où j’ai fait du 8 et du Super 8, faire quelque chose de créatif sans nécessairement faire dans l’avant-gardisme (enfin cette déclaration, c’était surtout en regard de ces quatre films montrés que cela trouvait une raison d’être), avant-gardisme qu'il m'arrivait de regarder et respecter par ailleurs. Je voulais faire du cinéma accessible, sans le côté élitiste de certaines œuvres d'avant-garde, voulais-je dire surtout.
Oui, c’était aussi expérimental. On testait des trucs, et on passait à autre chose. Cela je ne l’ai pas dit (je n’avais que très peu de temps pour parler, il ne fallait pas ennuyer)… C’était un cinéma bricolé à la maison par un type seul ou avec un ou deux copains. Pour moi ça existe tout autant que le cinéma dit de qualité, à partir du moment où C’EST BON (avec un minimum de ces maladresses techniques qui souvent plombent la projection des films d'amateurs). Par contre quand c’est plein de naïvetés ‒ au sens de cucuteries ‒ avec des scénarii banaux, quand le cinéma d’amateur ne cherche au fond qu’à singer le cinéma classique, ou la télévision, ça n’a pas d’intérêt à mes yeux.
Jusqu’à présent je n’ai pas vu beaucoup de films de qualité dans les projections de cinéma d’amateurs ou expérimental, ou “insolite”. Vendredi 20 mars, à la projection organisée par Michel Gasqui et ses amis, certains films présentés, par leur goût de la parodie et leur humour faisaient penser aux films des frères Prévert (L’Affaire est dans le sac), ou à ceux de Jacques Brunius (je me revendique d’être dans l’esprit de son film Violons d’Ingres), ceux d’Albert Lamorisse, ou de Roger Pigaut (Le Cerf-Volant du bout du monde. Des films naïfs et fantaisistes (Tati non plus n’était pas loin).
Amitiés,
Bruno »
Bruno Montpied, Les cercueils derrière soi, 20 secondes, 2013 (film numérique de téléphone portable)
15:44 Publié dans Art naïf, Cinéma et arts (notamment populaires), Questionnements | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : cinéma amateur, cinéma expérimental, bruno montpied, jacques burtin, cinéma familial, man ray, maya deren, avant-garde au cinéma, super 8, cinéma des origines, caméra pathé-baby, ciclic, julie guillaumot, michel gasqui, festival 8-9, 5-16, georges guenoux, frères prévert, jacques brunius | Imprimer
01/04/2008
Une rétrospective Emile Cohl organisée par le Forum des Images à la Cinémathèque Française
Voici une nouvelle digne d'un premier avril, puisque du vendredi 11 au dimanche 13 avril prochain,se tiendra une rétrospective de l'oeuvre cinématographique extraordinairement inspirée et inventive de l'ex-Incohérent, ex-Hydropathe, et merveilleux farceur Emile Cohl, oeuvre élaborée dans les premières années du XXe siècle (nous aurons droit à plusieurs films restaurés).
Portrait d'Emile Cohl, avec les marionnettes de son film Le Tout Petit Faust, extrait de l'article de Pascal Vimenet, dans le n°51 de CinémAction, avril 1989
Cohl est à l'origine absolue du cinéma d'animation et d'un certain cinéma surréaliste rêvé sans que cela lui soit dans ce dernier cas clairement attribué (le surréalisme n'existait pas en 1908!). Pour le programme on se reportera au site du Forum des Images qui présentera cet important événement dans LES LOCAUX DE LA CINEMATHEQUE FRANCAISE (ne pas se tromper), car le Forum est toujours en rénovation (les travaux ont traïné plus longtemps que prévu décidément).
Cohl fait partie de ces pionniers du cinéma qui ont été oubliés après la première Guerre, alors qu'ils avaient inventé tant de nouvelles formes. On attribue généralement, en particulier, à Emile Cohl la création du premier dessin animé français, sinon mondial (il y eut d'autres créateurs à l'étranger, l'Américain James Stuart Blackton ou l'Espagnol Segundo de Chomon, ce dernier étant le premier à utiliser la pâte à modeler en animation). Son titre, révélateur de la fantaisie de son auteur: Fantasmagorie (1908)... Cohl, trop artiste, ne déposa pas de brevets, et après un séjour qu'il fit aux Etats-Unis vers 1912, ayant lancé l'animation aux USA (selon Pascal Vimenet, dans CinémAction, qui reprend une confidence de la fille de Cohl), se fit déposséder très vite de ses inventions...
On verra que ce cinéaste étonnant a tout de suite mélangé les prises de vues réelles avec les trucages animés, bien avant l'ère moderne (voir le photogramme ci-dessous ; on s'apercevra aussi que les auteurs italiens de la série amusante "La Linea", dans les années 70-80, n'avaient pas oublié Emile Cohl, eux...). Ses histoires sont pleines d'humour et de fraîcheur, son dessin est très proche aussi d'un style enfantin qui peut permettre de l'associer à un cinéma de style naïf, au sens de stylisation que contient ce terme (Pascal Vimenet, historien émérite du cinéma d'animation, a reproduit dans un article du n°51 de la revue CinémAction un flip-book d'Emile Cohl intitulé "Gamineries").
"Que l'on feuillette les notes, entassées au fil des jours, les carnets de travail, ou des documents photographiques représentant Emile Cohl ou bien ceux ayant trait à ses films, à chaque découverte, on est stupéfait de tant d'ingéniosité et de naïveté mêlées" (Pascal Vimenet)
Le graphisme qu'il emploie me fait personnellement penser au dessin sommaire des graffiti populaires tels que Brassaï nous les a conservés à travers ses merveilleuses photos (si bien étudiées et démarquées par Dubuffet dans ses débuts). Il mit en scène également des objets animés (des allumettes par exemple), et des marionnettes (voir son film Le tout petit Faust, de 1910, dont il tient les personnages sur le portrait placé au début de cette note). Son inventivité, son goût de l'expérimentation, le rapprochent véritablement des autodidactes de l'art brut et populaire qui comme on sait lorsqu'ils ont besoin de s'exprimer inventent leurs moyens d'expression et leurs techniques sans passer par des recettes qu'ils n'ont pu apprendre. Les pionniers du cinéma par ce côté technique, cette virginité des territoires qu'ils défrichent, sont très proches parents des autodidactes naïfs ou bruts.
Emile Cohl a recensé lui-même environ 300 courts-métrages créés par lui (comme le rappelle Sophie Le Tetour dans le magnifique catalogue de la rétrospective Du praxinoscope au cellulo, un demi-siècle du cinéma d'animation en France (1892-1948), qui s'est tenue à la Cinémathèque Française en octobre 2007). Avant de se lancer dans le cinéma à plus de cinquante ans, Emile Cohl avait cependant d'abord travaillé comme illustrateur de presse, dessinateur humoristique et caricaturiste pendant de nombreuses années. Un artiste, un inventeur, vous dis-je, auquel il n'est que temps que nous nous initions, un siècle après (cette rétrospective, on l'aura compris, vient évidemment pour le centenaire du premier film d'animation français). Je me suis laissé dire qu'un ouvrage était prévu pour cette année qui rendra toutes ses dimensions à ce créateur hors-normes et génial que fut Emile Cohl.
23:27 Publié dans Cinéma et arts (notamment populaires) | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : emile cohl, cinéma d'animation, arts incohérents, cinéma des origines, forum des images | Imprimer