25/08/2024
Présences (et absences) arabes au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris
Je suis allé visiter la nouvelle exposition du MAMVP, curieux de voir quels artistes étaient proposés dans ce panorama de l'art moderne dans les pays arabes entre 1908 et 1988. J'avais été alléché, je dois dire, par quelques noms jetés de-ci, de-là, dans les informations traînant sur le Net. J'y avais pointé quelques noms familiers, Baya, Jaber (oui, Jaber!), Chaïbia (qui fut défendue, me semble-t-il, par Cérès Franco dans sa galerie L'Œil de Bœuf, rue Quincampoix, à Paris, dans les années 1980), Fahrelnissa Zeid (une artiste d'origine turque, entre autres amie de Charles Estienne qui était un critique d'art proche des surréalistes à l'époque du tachisme dans les années 1950), Abdul Kader El Janaby (un surréaliste d'origine irakienne dont j'ai croisé superficiellement la route dans les années 1980), le Tunisien Gouider Triki (dont j'avais admiré il y a plusieurs décennies, à l'Institut du Monde arabe, des peintures fort séduisantes et originales), etc. Il y était question aussi du surréalisme en Egypte...
Baya (1931-1998), Femme en orange et cheval bleu, gouache, crayon graphite et encre sur papier marouflé sur carton, vers 1947, collection du LaM de Villeneuve-d'Ascq, Donation de l'Aracine ; exposé dans une alcôve à part dans "Présences arabes".
Baya, terres cuites peintes, de gauche à droite: Janus vert et rouge, 1947, Bête noire et rouge, 1947, Femme candélabre, 1948 ; exposées dans "Présences arabes", MAMVdP ; ces terres cuites seulement peintes sont à rapprocher des terres cuites vernissées que l'on trouve (ou trouvait) à un moment dans d'autre spays du Maghreb, comme la Tunisie (voir ci-dessous), où existent (existaient?) des communautés villageoises où l'on pratiquait la poterie décorée de motifs naïfs (stylisés) ; comme le signalait très justement le cartel placé à côté des terres cuites de Baya ci-dessus : ."[e style de Baya], trop souvent interprété comme de l'art brut, est une manière raffinée de revisiter ses souvenirs d'enfance de la Kabylie, sa végétation, ses contes et son artisanat, mais aussi les femmes qui lui ont transmis cet héritage. " ; cette association de Baya à l'art brut est assez proche d'autres cas, où l'on ne veut pas reconnaître dans des œuvres singulières la trace renouvelée de l'inventivité populaire anonyme (ou pas) appliquée à des expressions modestement diffusées, bien souvent circonscrites aux cercles de communautés restreintes, comme les sculptures en roche volcanique par exemple d'Antoine Rabany dans le Puy-de-Dôme, qui se retrouvèrent trente ans après la mort de leur auteur enrôlées dans l'art brut sous le vocable de "Barbus Müller", pourvus d'une aura de mystère lié à leur anonymat (provisoire, jusqu'à ce que je les rapporte à leur véritable auteur en 2017-2018) ; photo Bruno Montpied.
Art populaire tunisien, travail de femme dans un village reculé, acquis par le couple Cerisier lors d'un séjour en Tunisie dans les années 1980 ; ph. et collection B.M (ce n'est évidemment pas exposé dans "Présences arabes").
Exposition "Présences arabes", une sculpture de Jaber placée devant un agrandissement d'une photo d'une partie de l'exposition "Singuliers, Bruts ou Naïfs?" qui s'était tenue en 1988 au Musée des enfants, structure éphémère autrefois sise à l'intérieur du MAMVdP ; on y aperçoit d'autres sculptures de Jaber de même type (faites à l'aide de bandes plâtrées surpeintes entourant des objets en infrastructure, sans doute les œuvres les plus abouties et originales parmi toutes celles, souvent passablement bâclées, que réalisa Jaber par la suite), installées devant une peinture de Macréau, avec laquelle les sculptures entretenaient visiblement des points communs stylistiques en effet, de façon éphémère, cela dit ; le cartel, dans l'expo "Présences arabes", qualifie très étonnamment l'art de Jaber d'"esthétique punk et anarchiste" proche de celle du collectif Le Désir libertaire, installé et actif à Paris à la même époque. Moi qui ai rencontré dans cette même décennie un des membre du DL, dont il est question à un autre endroit dans cette expo du MAMVdP, Abdul Kader El-Janaby, un surréaliste irakien, je ne sais pas si on peut vraiment tant que cela rapprocher les deux démarches... Cela reviendrait à identifier deux formations culturelles très éloignées l'une de l'autre, et du coup nuire à l'exactitude de l'approche d'un Jaber, bateleur excentrique, délirant histrion des rues, quoiqu'un chouïa matois... ; ph. B.M.
Fahrelnissa Zeid, Alice au pays des merveilles, huile sur toile, 236 x 210 cm; 1952 ; ce n'est pas une œuvre de ce type qui est exposée dans "Présences arabes", mais elle correspond mieux, selon moi, à la période la plus intéressante de Fahrelnissa Zeid lorsqu'elle croisa la route du critique d'art Charles Estienne dans les années 1950 ; cet ami des surréalistes (Breton ou Péret) invita Zeid parmi d'autres (notamment Jan Krizek, Loubchansky, ou Toyen) en villégiatures répétées du côté d'Argenton et de Ploudalmézeau, au point qu'on parla pour ce cénacle informel d'une "École des Abers" (les abers étant les bras de mer de cette côte nord de la Bretagne) ; Toyen, en particulier, qui était sensible à la poésie des bords de mer, y peignit des toiles inspirées par la sublimation des estrans laissés par la marée , j'eus le bonheur d'en voir une, sortie de façon tout à fait primesautière, sans le moindre chichi, du grenier d'une connaissance de Charles Estienne qui me reçut avec deux amis au milieu des années 1990, lors d'un séjour estival en Bretagne.
Sur une table vitrée de l'exposition, des exemplaires de la revue The Moment du groupe néo-surréaliste qui publiait Abdulkader El Janaby, Guy Girard (dont j'ai plusieurs fois parlé sur ce blog), Peter Wood ou encore Stéphane Mahieu (devenu aujourd'hui un 'pataphysicien distingué), pour ne citer que des personnes que j'ai connues (et connais encore pour deux d'entre eux) ; Abdul Kader El Janaby est évoqué dans l'expo également par des exemplaires de ses "gommages", technique inventée par El Janaby où des stars du cinéma se retrouvent spectralisées du fait de leurs têtes gommées; ph. B.M.
Un point de vue était de temps à autre évoqué dans les cartels et les panneaux explicatifs de cette exposition, à savoir qu'au moment des diverses Indépendances, un certain nombre d'artistes et intellectuels arabes (on a insisté en fait surtout sur des artistes égyptiens, notamment ceux du groupe Art et Liberté fondé par Georges Henein) avaient cherché à se déprendre des influences artistiques occidentales académiques, assimilées aux menées colonialistes, qui se paraient intellectuellement de visions orientalistes consistant à construire des mythes et des clichés plaisant aux esprits occidentaux, peignant "l'Orient" sous des dehors factices, avec ses harems aux femmes désirables et soumises, ses palais de Mille et une nuits, ses vizirs cruels (dont les avatars seraient aujourd'hui les imams nécessairement tous fous de Dieu, clones de Ben Laden, appelant à des croisades terroristes : le mythe de l'Orient enchanté ayant tendance aujourd'hui à se renverser en Enfer aux portes de l'Occident). Les artistes arabes ou orientaux ont cherché à établir cet art indépendant, c'est-à-dire tout neuf, jamais vu jusque là, parfaitement original, sans retomber pour autant dans une tradition et une imprégnation nécessairement islamiques, et pour ce faire, sont allés chercher dans les avant-gardes occidentales, notamment les groupes les plus anticolonialistes, comme les surréalistes, dès la guerre du Riff au Maroc, des stimulations aptes à les libérer des académismes et des dominations coloniales.
Ramsès Younan (1913-1966), tropique du Cancer, vers 1945, huile sur toile, collection particulière, Le Caire ; expo "Présences arabes", MAMVdP, ph. B.M. ; cette toile fait écho au texte des surréalistes égyptiens, "Vive l'art dégénéré!", qui défendait les artistes occidentaux poursuivis par les Nazis ; on retrouve dans la composition des citations de Picasso, Dali et Chirico, voire peut-être des cubistes et des expressionnistes.
L'exposition cependant m'a paru, à moi qui y venais en parfait béotien, plutôt décousue et partiale, de par les échantillons accrochés aux cimaises. Cela partait un peu dans tous les sens, de façon émiettée, fournissant cependant au passage – dans ses marges – des noms intéressant méconnus (par exemple Valentine de Saint-Point, une anti colonialiste et féministe complètement oubliée par nos contrées, ou Gustave-Henri Jossot (1866-1951), caricaturiste anarchiste converti à l'Islam par opposition au colonialisme, auteur de livres particulièrement toniques¹). Il me semble aussi qu'on a oublié de parler dans cette exposition de catégories artistiques telles que l'art dit naïf ou populaire qui représentent pourtant un réservoir fourni d'expressions originales, qui peuvent faire figure de formes d'art spécifiques aux pays des territoires d'Afrique du Nord, voir des pays plus à l'est, vers le Moyen Orient (je pense aux peintures murales des pèlerins égyptiens par exemple).
Fresque à Gourna (Haute-Egypte) peinte sur un lait de chaux et un mortier apposé sur le mur de briques crues par un artiste local afin de permettre à ceux qui sont restés au pays, faute des moyens pour faire le pèlerinage de La Mecque, de se recueillir et de méditer sur des images symboliques liées aux lieux et moyens de transport du pèlerinage ; ph. Hughes Fontaine, extraite du recueil de photos et textes de Hughes Fontaine et Frédérique Fogel, Mémoires des façades, maisons peintes des pèlerins d'Egypte, éditions Twiga, 1992.
Art bruto-naïf contemporain d'Essaouira, découvert par Philippe Saada d'Escale Nomad : Ahmid Gnidila, sans titre (2 hommes se battant), 43x45 cm, gouache aquarellée sur carton, vers 2020 ; ph. et coll. B.M.
Les artistes autodidactes d'Essaouira, dont j'ai eu l'occasion de parler sur ce blog, auraient pu en effet aussi être convoqués, ce qui aurait brillamment illuminé l'exposition, en ne la laissant pas aux seules mains des artistes professionnels. On retrouve là les préjugés de nos commissaires d'exposition toujours rétifs à incorporer dans leurs expositions rétrospectives des auteurs d'art non reconnus comme artistes, parce qu'étrangers au cirque spectaculaire des Beaux-arts établis. Il y avait pourtant des prémisses de cette reconnaissance peu développée, avec les présences d'oeuvres de Baya, Jaber ou Triki. Allons, encore un effort si vous voulez, messieurs-dames les commissaires d'exposition, devenir révolutionnaires...
Couverture du petit catalogue consacré à des œuvres de Gouider Triki, publié à l'occasion d'une exposition en 1992 à l'Institut du Monde Arabe, à Paris.
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¹ De Henri Jossot, je signale cependant que les éditions bordelaises Finitude ont réédité (pour le premier) et édité (pour le second), il n'y a pas si longtemps, deux livres, Le Fœtus récalcitrant (1ère édition 1939, puis Finitude 2011) et Sauvages Blancs! (2013), où il se livre à une descente en règle des attitudes et comportements colonialistes dans les pays du Maghreb sous domination française.
12:18 Publié dans Art Brut, Art immédiat, Art moderne méconnu, Art singulier, Art visionnaire, Questionnements, Surréalisme | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : présences arabes, anti colonialisme, surréalisme, surréalisme égyptien, art et liberté, georges henein, the moment, jaber, musée des enfants, baya, art d'essaouira, ahmid gnidila, fahrelnissa zeid, école des abers, charles estienne, toyen, jossot, estran, ramsès younan, musée d'art moderne de la ville de paris, abdul kader el janaby, gouider triki, maisons peintes des pèlerins d'egypte, hughes fontaine | Imprimer
Commentaires
Tous les pataphysiciens (enfin presque), cher Bruno, sont distingués... Quant à "The Moment", la revue était réalisée par Peter Wood, Rupert Edgell et Abdel kader el janaby. C'était essentiellement une revue anglaise proche du surréalisme éditée à Paris, liée très indirectement au groupe publiant "Le Désir libertaire".
Tout cela s'inscrivait dans la queue de la comète du mouvement surréaliste dissous, officiellement, on le repérera jamais assez, en 1969, quoi qu'en pensent les réanimateurs, cela dit sans acrimonie.
Écrit par : Leger-peil | 31/08/2024
Répondre à ce commentaireMême sans acrimonie, cher Leger-peil, on peut juger que le mot de "réanimateurs" (appliqué au groupe surréaliste de Paris, par exemple?) est sévère. Vous savez bien, aussi, que la "dissolution" du mouvement surréaliste, annoncée unilatéralement en 69 par Schuster et autres, a été immédiatement contestée en tant que décision n'émanant que de la seule autorité de l'exécuteur testamentaire de Breton qu'était Schuster, qui outrepassa donc, semble-t-il, largement sa fonction. Cette dissolution fit immédiatement les affaires de tous ceux, journalistes et critiques d'art en tête, qui n'attendaient que cela pour tenter d'enterrer une énième fois un mouvement qui en dépit de cela n'a jamais cessé de rebondir, de renaître, éternel zombie du certain état d'esprit rebelle dont parle Breton dans une interview recueillie dans son livre "Entretiens" (entretien avec José M. Vovelle). Mouvement, état d'esprit aujourd'hui complètement éparpillé, diffus, éclaté chez divers créatifs et poètes qui ne s'accommodent pas des tentatives de monopolisation de cet état d'esprit d'émancipation si particulier, si multiforme (critique que personnellement j'adresserai davantage au Groupe de Paris cité au début de ce commentaire). Etat d'esprit qui à la limite arrive à se passer fort bien du mot de "surréalisme", devenu trop connoté, historiquement entre autres...
Écrit par : Le sciapode | 02/09/2024
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