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05/08/2007

L'écrit brut tel un palimpseste

    Dans la catégorie des écrits bruts, on insiste le plus souvent sur le contenu des textes, à juste titre, puisqu'il est peu pris en compte, parce qu'on a tôt fait en lisant ces écrits de les croire incohérents, hermétiques (ce qu'ils sont tout de même parfois). C'est une lecture rebutante, qui nécessite un patient travail de déchiffrage. Personnellement, je suis souvent paresseux dans ce genre d'exercice. J'aime ce qui coule de source...

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     Peut-être est-ce pour cette raison que je préfère alors me tourner du côté de la dimension physique de ces écrits. Leur matérialité. Nous avons, depuis quelque temps, à Paris, devant l'hôpital Ste-Anne (grâces soient rendues à Animula Vagula de l'avoir signalé sur son propre blog), divisé en trois parties (alors qu'à l'origine, il était sculpté en deux sections) , le plancher d'un certain Jeannot, paysan béarnais (des marches pyrénéennes) qui grava le sol de sa chambre, come s'il incisait la matière même de sa douleur, pour clamer comme une sorte de dernier cri testamentaire. Il le commença du moment où sa mère mourut (il l'avait enterrée sous l'escalier de la maison familiale, maison dont il ne sortait pratiquement jamais, s'y étant reclus avec sa soeur, aussi délirante que lui), et paraît l'avoir continué jusqu'à l'instant où il se laissa périr d'inanition (en 1972, il avait alors 33 ans). Comme s'il avait jeté ses dernières forces dans une ultime bataille, ne désirant plus les reconstituer par la nourriture.

   Ce plancher ne fut découvert que fort tardivement, vingt ans environ après la mort de Jeannot, sa soeur, restée seule dans la propriété qui se délitait progressivement, étant à son tour décédée vers 1993.

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     Le docteur Guy Roux a recueilli plusieurs informations sur la vie de cet homme qui faisait peur aux gendarmes, aux autorités préfectorales et à ses voisins (il patrouillait le fusil à la main sur un tracteur en tournant autour de sa maison, il fit une fois une incursion agressive chez ses voisins, terrorisant les gens). Il les a rassemblées dans l'ouvrage intitulé Histoire du plancher de Jeannot, sous-titré Drame de la terre ou puzzle de la tragédie, éd. Encre et Lumière, Cannes et Clairan, 2005 (préface d'Alain Bouillet).

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    L'auteur conclut en effet à un "drame de la terre", suggérant que Jeannot avait été enchaîné dans la poursuite de l'exploitation familiale jadis prospère, que son père, présenté comme un bourreau de travail (le mot "bourreau" fait réfléchir...), avait développée jusqu'à ce qu'il se suicide d'une façon brutale et inexpliquée en se pendant dans une grange (ce mode de suicide me fait penser à celui qu'a choisi un autre auteur d'art brut, Jean Grard, à Baguer-Pican, près de Dol-de-Bretagne).

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    L'histoire de cette famille recluse, coupée du reste du monde, je l'associe un peu au scénario de ce film magnifique du Suisse Fredi M.Murer, L'Ame-Soeur (1985), où l'on voit une famille de quatre personnes, appartenant à un clan apelé "les Irascibles" vivant en autarcie sur un versant de montagne, se décomposant peu à peu après les amours incestueuses du frère simple d'esprit, sourd-muet (le "Bouèbe") et de sa soeur, vivant de rêves, coupés qu'ils sont du monde par la vie que leur font mener leurs parents qui pourtant puniront leurs amours (l'auteur a dit de son film, écho étrange aux propos du Dr.Roux: "Je voulais raconter l'histoire de l'AME-SOEUR d'une manière linéaire, comme les tragédies grecques où l'on savait à l'avance ce qui allait se passer").

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     Le plancher se retrouve donc à présent exposé aux yeux de tous, en bord de rue, devant des bâtiments de l'Hôpital Ste-Anne, divisé en trois, sans explication sur cette division et sur l'ordre de lecture (on suppose qu'il faut le lire de gauche à droite), dans un emboîtage vitré dressé à la verticale (légèrement penché vers la rue) qui empêche notablement la lecture de ce qui est sauvagement gravé à la gouge et au poinçon (les lettres étant formées de trous circulaires et de barres incisés dans le bois, les trous ayant sans doute servi à éviter que la gouge ne dérape et ne rende illisibles les lettres).

    En effet, les vitres miroitent, superposant aux lettrages le reflet de la rue Cabanis (14e ardt) où se trouvent les panneaux (au n°7). Découvrant pour la première fois ce plancher gravé d'inscriptions, je me fis la réflexion que les concepteurs de cette présentation avaient inconsciemment voulu, sous prétexte de protéger les panneaux de tout vandalisme, vitrifier ce cri inscrit au coeur du chêne. Je crus impossible de faire une photo valable des panneaux, jusqu'à ce que je m'avise à la longue que grâce à un logiciel de traitement d'images, de retour à mon domicile, les lettres pouvaient resurgir à travers les reflets de la rue, tels des palimpsestes, ces manuscrits qu'on réécrivait par-dessus d'anciens textes grattés et lavés. Palimpsestes que sont peu ou prou toutes ces entreprises de cris, de proclamations de persécutions réelles ou imaginaires, qui s'opèrent sur la chair même du monde, au coeur de la trame immédiate de la vie, chez ceux qui se sont brûlés les ailes et l'âme à trop se frotter à cette vie justement.

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    Le hasard faisait un malin geste, comme un clin d'oeil qui semblait dire que, malgré la présentation calamiteuse (les psychiatres et les laboratoires pharmaceutiques ne font décidément pas de bons esthètes) de ce plancher, son cri continuait de parvenir aux spectateurs malgré tout, mais d'une façon peu immédiate, occulte (merci le logiciel, savante prouesse technologique mise pour le coup au service de la force d'expression brute...).

    Pourquoi ne pas l'avoir exposé au musée tout proche, au Centre d'Etude de l'Expression (http://www.centre-etude-expression.fr/pages/bluerings_ind...), qui se trouve dans  l'enceinte de Ste-Anne, où, si l'on avait décidé d'en faire un musée des expressions brutes (ils possèdent des collections fabuleuses, surtout les plus anciennes, provenant de créateurs ayant oeuvré durant leurs hospitalisations), on pourrait ainsi découvrir dans des conditions idéales (le plancher exposé sans ces atroces vitrages) les fameuses inscriptions de Jeannot. Il est vrai que pour le moment les collections du Centre d'Etude de l'Expression ne sont pas ouvertes au public de façon permanente (cela fonctionne plutôt sur rendez-vous pour des chercheurs et des professionnels). Un "Musée Singer-Polignac" est bien ouvert à côté, mais on n'y montre que des expositions temporaires, utilisant parfois quelques oeuvres provenant du fonds du Centre d'Etudes. A quand une politique plus ambitieuse de ce côté-là? Voilà qui serait un geste plus radical en faveur de la créativité des patients artistes, de la reconnaissance de leur personne. 34cd6b5ea073fa94223675e415d9b72c.jpg

(Photos B.Montpied)

      A noter aussi que le docteur Roux n'a pas du tout insisté sur les quelques mots soulignés en blanc par l'auteur du plancher qui comme par hasard résument l'essentiel du message de Jeannot: "C'est la religion les crimes" et "nous sommes innocents"... Messages qui contiennent quelque parcelle de vérité et ne relèvent pas nécessairement du délire total...