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17/05/2013

"Le Plancher" de Perrine Le Querrec

    Est-ce un roman? Est-ce un poème de voyante? Je pencherai pour la deuxième hypothèse.

    Edité par une petite maison d'édition, Les Doigts dans la Prose (1, rue du Port, 72000 Le Mans), Le Plancher de Perrine Le Querrec s'essaie à restituer en une centaine de pages le cheminement du fameux Béarnais "Jeannot" qui, s'enfermant sans cesse plus étroitement dans le nœud inextricable d'une famille elle-même sans cesse plus retranchée du monde, en arriva à se laisser périr d'inanition près de la tombe de sa mère, sur un plancher qu'il grava, en 1971, d'une kyrielle d'imprécations contre l'Eglise. "L'EGLISE A FAIT LES CRIMES ET ABUSANT DE NOUS PAR ELECTRONIQUE NOUS FAISANT CROIRE DES HISTOIRES ET PAR CE TRUQUAGE ABUSER DE NOS IDEES INNOCENTES...". Ce n'est qu'un extrait de ce texte qu'on ne retrouva incisé sur le plancher qu'une fois le dernier habitant de la ferme familiale mort à son tour et que la maison fut mise en vente ; ce fut le Dr. Guy Roux qui s'en fit le propagateur dès lors, publiant divers témoignages¹ auxquels le livre de Le Querrec emprunte sans doute ses éléments biographiques - du moins est-on conduit à le deviner, car le livre n'indique (malheureusement?) pas de sources, se contentant de reproduire deux photos du plancher exposé à la Collection de l'Art Brut à Lausanne en 2004. LE-PLANCHER_LDDP_LIVRE.jpg

     Je me suis fait déjà l'écho dans le passé de ce blog de l'exposition en plein air, dans un sarcophage de verre et métal assez atroce, toujours en place aujourd'hui rue Cabanis le long de l'Hôpital Sainte-Anne dans le XIVe arrondissement à Paris, du fameux plancher gravé par "Jeannot". Les lecteurs qui voudraient voir cet immense graffito horizontal (présenté du coup rue Cabanis à la verticale ce qui fausse la perception du phénomène) sont invités à s'y reporter.

 

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Détail du plancher vu à travers la vitre qui le recouvre rue Cabanis, photo Bruno Montpied, 2007


     Perrine Le Querrec met ses pas et sa plume, son âme même dirait-on, dans une sorte d'empathie terrible avec l'esprit de cette famille refermée sur elle-même comme une huître, progressivement enfoncée de plus en plus profondément dans le déni des autres, de la haine du voisinage, de la terre entière, de tout ce qui n'est pas la famille, entraînée en cela par un père du genre fou furieux, qui commit probablement un inceste sur la personne de sa fille. Ceci est assez fortement suggéré dans le texte de Le Querrec, comme ne l'est pas par contre l'inceste qui a pu également être commis par le fils Jeannot avec sa soeur Paule, mais que l'on se demande s'il n'a pas été lui aussi commis tant cette famille paraît la proie d'un tourbillon de confusion des rôles, victime de l'autarcie dans laquelle elle s'enfermait, et dominée en même temps par le double jeu du fils - ce que met bien en lumière Le Querrec (et aussi le Dr. Roux avant elle) - fils qui joua à remplacer le père, une fois celui-ci suicidé en se pendant dans sa grange, tout en montrant qu'il ne voulait pas de ce rôle, puisqu'il laissa péricliter totalement l'entreprise familiale, laissant le bétail périr sur pieds, ne travaillant plus, laissant la végétation envahir les bâtiments et plus généralement tout pourrir autour de lui, y compris le cadavre de sa mère qu'il se refusa dans un premier temps à enterrer...

 

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Le mot "MAQUIS", l'étrange gravure trouée de Jeannot, photo BM, 2007


     L'inceste, sur lequel on n'insiste pas outre mesure, car bien entendu il y a quelque chose de profondément voyeur à se pencher sur les secrets de cette famille déballés au grand jour (mais aussi, il y a là quelque chose d'instructif, d'édifiant à nous mettre ainsi sous le nez l'exemple de cette famille s'auto-reproduisant - il semble que la fille avorta d'un foetus de père "inconnu"...), l'inceste peut avoir comme conséquence de verrouiller totalement les enfants au sein de la famille, ne leur offrant plus d'autre horizon que cette dernière, les anéantissant qui plus est, ce qui dans ce cas mena ses membres à la lente dégringolade dans la dégénérescence et la déchéance, d'autant plus que personne dans les autorités constituées autour du village n'osa intervenir, laissant même le fils enterrer sa mère sous le plancher de l'escalier de la ferme, laissant cette famille folle imploser lentement.

    Perrine Le Querrec émet cependant l'hypothèse dans son texte, à la tonalité plus poétique qu'analytique, que le fils Jeannot en gravant son plancher de son imprécation contre l'Eglise s'élevait en réalité contre ce père dictatorial et violent, dans un testament au ton certes paranoïaque mais révolté en même temps, car en ravageant le bois de la ferme, Jeannot s'attaquait à la matière même de l'entreprise qu'avait fait prospérer son père. Et tentait de s'évader enfin de cette famille asphyxiante, hélas, par la mort seule.

    Elle publie à cette occasion un texte puissant qui par sa dimension visionnarisée², quoique certainement étayée en sous-main par une documentation de première main, permet au lecteur d'approcher au plus près la réalité des trois membres de la tragédie familiale finale, la mère Joséphine, le fils Jeannot et la fille Paule. La réalité de cette destinée en impasse apparaît d'autant plus fortement qu'elle est restituée par le détour d'une empathie visionnaire.

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¹ Je possède quant à moi deux sources principales, une brochure éditée par Bristol-Myers Squibb avec un texte du Dr.Roux, suivi d'un livre de ce dernier, Histoire du plancher de Jeannot (sous-titré Drame de la terre ou puzzle de la tragédie), photographies de Françoise Stijepovic, éditions Encre et Lumière (avec une préface d'Alain Bouillet). Dans la première brochure comme dans le livre, on trouve le texte intégral de Jeannot, alors qu'il n'est pas reproduit dans le livre de Perrine Le Querrec, qui vise sans doute un autre but qu'établir une édition "scientifique".

² N'est-ce pas à cette dimension visionnaire qu'appartient l'évocation, p.56, du frère et de la soeur se livrant à un étrange rituel s'apparentant à une forme de magie noire personnelle, proche d'un vaudou pyrénéen, une sote de procès magique dans les bois d'où ils seraient revenus, passant devant leur mère "deux corps empalés sur une fourche posée sur l'épaule"? On se demande dans quel témoignage a puisé ici l'auteur, si témoignage il y a, ou si ceci n'est pas plutôt le résultat d'un processus de voyance...?

05/08/2007

L'écrit brut tel un palimpseste

    Dans la catégorie des écrits bruts, on insiste le plus souvent sur le contenu des textes, à juste titre, puisqu'il est peu pris en compte, parce qu'on a tôt fait en lisant ces écrits de les croire incohérents, hermétiques (ce qu'ils sont tout de même parfois). C'est une lecture rebutante, qui nécessite un patient travail de déchiffrage. Personnellement, je suis souvent paresseux dans ce genre d'exercice. J'aime ce qui coule de source...

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     Peut-être est-ce pour cette raison que je préfère alors me tourner du côté de la dimension physique de ces écrits. Leur matérialité. Nous avons, depuis quelque temps, à Paris, devant l'hôpital Ste-Anne (grâces soient rendues à Animula Vagula de l'avoir signalé sur son propre blog), divisé en trois parties (alors qu'à l'origine, il était sculpté en deux sections) , le plancher d'un certain Jeannot, paysan béarnais (des marches pyrénéennes) qui grava le sol de sa chambre, come s'il incisait la matière même de sa douleur, pour clamer comme une sorte de dernier cri testamentaire. Il le commença du moment où sa mère mourut (il l'avait enterrée sous l'escalier de la maison familiale, maison dont il ne sortait pratiquement jamais, s'y étant reclus avec sa soeur, aussi délirante que lui), et paraît l'avoir continué jusqu'à l'instant où il se laissa périr d'inanition (en 1972, il avait alors 33 ans). Comme s'il avait jeté ses dernières forces dans une ultime bataille, ne désirant plus les reconstituer par la nourriture.

   Ce plancher ne fut découvert que fort tardivement, vingt ans environ après la mort de Jeannot, sa soeur, restée seule dans la propriété qui se délitait progressivement, étant à son tour décédée vers 1993.

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     Le docteur Guy Roux a recueilli plusieurs informations sur la vie de cet homme qui faisait peur aux gendarmes, aux autorités préfectorales et à ses voisins (il patrouillait le fusil à la main sur un tracteur en tournant autour de sa maison, il fit une fois une incursion agressive chez ses voisins, terrorisant les gens). Il les a rassemblées dans l'ouvrage intitulé Histoire du plancher de Jeannot, sous-titré Drame de la terre ou puzzle de la tragédie, éd. Encre et Lumière, Cannes et Clairan, 2005 (préface d'Alain Bouillet).

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    L'auteur conclut en effet à un "drame de la terre", suggérant que Jeannot avait été enchaîné dans la poursuite de l'exploitation familiale jadis prospère, que son père, présenté comme un bourreau de travail (le mot "bourreau" fait réfléchir...), avait développée jusqu'à ce qu'il se suicide d'une façon brutale et inexpliquée en se pendant dans une grange (ce mode de suicide me fait penser à celui qu'a choisi un autre auteur d'art brut, Jean Grard, à Baguer-Pican, près de Dol-de-Bretagne).

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    L'histoire de cette famille recluse, coupée du reste du monde, je l'associe un peu au scénario de ce film magnifique du Suisse Fredi M.Murer, L'Ame-Soeur (1985), où l'on voit une famille de quatre personnes, appartenant à un clan apelé "les Irascibles" vivant en autarcie sur un versant de montagne, se décomposant peu à peu après les amours incestueuses du frère simple d'esprit, sourd-muet (le "Bouèbe") et de sa soeur, vivant de rêves, coupés qu'ils sont du monde par la vie que leur font mener leurs parents qui pourtant puniront leurs amours (l'auteur a dit de son film, écho étrange aux propos du Dr.Roux: "Je voulais raconter l'histoire de l'AME-SOEUR d'une manière linéaire, comme les tragédies grecques où l'on savait à l'avance ce qui allait se passer").

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     Le plancher se retrouve donc à présent exposé aux yeux de tous, en bord de rue, devant des bâtiments de l'Hôpital Ste-Anne, divisé en trois, sans explication sur cette division et sur l'ordre de lecture (on suppose qu'il faut le lire de gauche à droite), dans un emboîtage vitré dressé à la verticale (légèrement penché vers la rue) qui empêche notablement la lecture de ce qui est sauvagement gravé à la gouge et au poinçon (les lettres étant formées de trous circulaires et de barres incisés dans le bois, les trous ayant sans doute servi à éviter que la gouge ne dérape et ne rende illisibles les lettres).

    En effet, les vitres miroitent, superposant aux lettrages le reflet de la rue Cabanis (14e ardt) où se trouvent les panneaux (au n°7). Découvrant pour la première fois ce plancher gravé d'inscriptions, je me fis la réflexion que les concepteurs de cette présentation avaient inconsciemment voulu, sous prétexte de protéger les panneaux de tout vandalisme, vitrifier ce cri inscrit au coeur du chêne. Je crus impossible de faire une photo valable des panneaux, jusqu'à ce que je m'avise à la longue que grâce à un logiciel de traitement d'images, de retour à mon domicile, les lettres pouvaient resurgir à travers les reflets de la rue, tels des palimpsestes, ces manuscrits qu'on réécrivait par-dessus d'anciens textes grattés et lavés. Palimpsestes que sont peu ou prou toutes ces entreprises de cris, de proclamations de persécutions réelles ou imaginaires, qui s'opèrent sur la chair même du monde, au coeur de la trame immédiate de la vie, chez ceux qui se sont brûlés les ailes et l'âme à trop se frotter à cette vie justement.

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    Le hasard faisait un malin geste, comme un clin d'oeil qui semblait dire que, malgré la présentation calamiteuse (les psychiatres et les laboratoires pharmaceutiques ne font décidément pas de bons esthètes) de ce plancher, son cri continuait de parvenir aux spectateurs malgré tout, mais d'une façon peu immédiate, occulte (merci le logiciel, savante prouesse technologique mise pour le coup au service de la force d'expression brute...).

    Pourquoi ne pas l'avoir exposé au musée tout proche, au Centre d'Etude de l'Expression (http://www.centre-etude-expression.fr/pages/bluerings_ind...), qui se trouve dans  l'enceinte de Ste-Anne, où, si l'on avait décidé d'en faire un musée des expressions brutes (ils possèdent des collections fabuleuses, surtout les plus anciennes, provenant de créateurs ayant oeuvré durant leurs hospitalisations), on pourrait ainsi découvrir dans des conditions idéales (le plancher exposé sans ces atroces vitrages) les fameuses inscriptions de Jeannot. Il est vrai que pour le moment les collections du Centre d'Etude de l'Expression ne sont pas ouvertes au public de façon permanente (cela fonctionne plutôt sur rendez-vous pour des chercheurs et des professionnels). Un "Musée Singer-Polignac" est bien ouvert à côté, mais on n'y montre que des expositions temporaires, utilisant parfois quelques oeuvres provenant du fonds du Centre d'Etudes. A quand une politique plus ambitieuse de ce côté-là? Voilà qui serait un geste plus radical en faveur de la créativité des patients artistes, de la reconnaissance de leur personne. 34cd6b5ea073fa94223675e415d9b72c.jpg

(Photos B.Montpied)

      A noter aussi que le docteur Roux n'a pas du tout insisté sur les quelques mots soulignés en blanc par l'auteur du plancher qui comme par hasard résument l'essentiel du message de Jeannot: "C'est la religion les crimes" et "nous sommes innocents"... Messages qui contiennent quelque parcelle de vérité et ne relèvent pas nécessairement du délire total...