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18/05/2013

Diderot inventeur de l'art brut ? par Emmanuel Boussuge

Diderot inventeur de l’art brut ?

 

     Céline Delavaux ayant repéré chez Diderot une occurrence ancienne où était associé l’adjectif « brut » au substantif « art »[1], l’ami Bruno Montpied m’a demandé ce que j’en pensais, avec sans doute cette question derrière la tête : se pourrait-il que Diderot ait eu quelque chose à voir avec l'invention du terme d’art brut ?

    Se reporter au texte permet d’emblée de répondre par la négative. Diderot ne parle pas d’art brut mais des « arts bruts » au pluriel et ce qu’il entend par là est bien éloigné de ce que Dubuffet placera sous le vocable, n’importe quelle définition ou non-définition donnée par lui que l’on considère. Voilà la proposition dans laquelle se trouve l’expression :

    « À l’origine des sociétés on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes »[2]

     Elle se trouve dans un fragment de ses œuvres esthétiques intitulé De la Manière, que l’on associe généralement au Salon de 1767 (quelquefois à celui de 1765). A travers ses divers écrits, Diderot distingue deux emplois du terme de « manière », un neutre et un péjoratif, mais dans le tout début de ce texte, là où figure notre citation, seule l’acception dépréciative, qui fait du mot l’équivalent de « maniérisme », est envisagée. Comme l’a bien remarqué Céline Delavaux, la vitupération de cette manière maniériste par Diderot n’est pas sans analogie avec les invectives de Dubuffet sur le même sujet.

     Evoquant le moment historique correspondant au développement de ce funeste maniérisme, Diderot écrit :

    « Bientôt les mœurs se dépravent ; l’empire de la raison s’étend ; le discours devient épigrammatique, ingénieux, laconique, sentencieux ; les arts se corrompent par le raffinement. On trouve les anciennes routes occupées par des modèles sublimes qu’on désespère d’égaler. On trouve des poétiques. On imagine de nouveaux genres. On devient singulier, bizarre, maniéré. D’où il parait que la manière est un vice d’une société policée où le bon goût tend à la décadence »[3].

       Comme chez Dubuffet, la mauvaise imitation est ici conspuée et ses tenants font figure de « singes »[4] appliqués à copier des modèles ayant perdu toute vigueur. Une grande différence éloigne cependant la perspective de Dubuffet de celle de Diderot. Chez le premier, l’art brut s’oppose de façon binaire aux arts culturels. Chez Diderot, les « arts bruts » s’inscrivent dans un processus à trois temps. L’énergie qu’ils manifestent s’oppose certes heureusement aux maniérismes des périodes entrées en décadence sur les plans esthétiques et moraux par excès de raffinement, mais ils ne sont qu’un premier moment précédant et préparant le moment le plus important, celui d’une apogée correspondant à une forme de classicisme. Le tout est intégré à une conception cyclique de l’histoire où une fois le processus de civilisation engagé, phases d’aboutissement et phases de décadence se succèdent inexorablement. Citons maintenant notre première phrase dans son intégralité :

      « A l’origine des sociétés on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes ; mais ces choses tendent d’un même pas à la perfection, jusqu’à ce que le grand goût naisse. Mais ce grand goût est comme le tranchant d’un rasoir sur lequel il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs, etc. »[5]

      Le grand goût dépasse donc le pur primitivisme des « arts bruts ». Il relève d’une élaboration liée à l’imitation d’une belle Nature et exprime le Vrai par cette médiation. Un pas de plus vers la sophistication et le grand goût dégénère : on n’imite plus alors la Nature, mais les chefs d’œuvre qui l’ont d’abord copiée avec bonheur, puis les imitations de ces copies, etc. On décompose bientôt le processus de création en préceptes qu’on livre sous formes de recettes desséchées (dans les poétiques par exemple). Les artistes n’ont plus que deux voies devant eux, deux voies également déplorables : celle du conformisme moutonnier ou celle d’une fausse originalité se démarquant de règles purement formelles et perdant toute référence au monde extérieur.

       Face à l’affadissement généralisé qui en résulte, Diderot apprécie comme un puissant antidote l’énergie primitive prêtée à l’état antérieur à la séparation des fonctions sociales. « Les arts bruts » correspondent à l’expression de ce moment historique premier, qu’il ne faut jamais complètement perdre de vue. « La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage » (Discours sur la poésie dramatique, 1758), dit une de ses formules les célèbres. Dans les Essais sur la peinture (1766), il réclame encore « quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme »[6] pour les arts d’imitation. On voit bien quelles affinités il y a là avec la conception romantique de la création, qu’une telle position annonce et dont la notion d’art brut dérive in fine, après bien des étapes. Les différences avec ce dernier, sans grande surprise à presque deux siècles de distance, sont aussi nettement apparentes sans qu’il soit nécessaire, je crois, que j’insiste au-delà. Il y aurait là de quoi te décevoir, cher Bruno, mais, mais, mais… attends un peu.

       Il y a un autre point qui mérite sans doute ton attention et qui n’a pas été, je crois, relevé jusqu’ici. Si Diderot n’est pas l’inventeur de l’art brut, il nous a en revanche donné une des premières descriptions de la production d’un créateur que l’on peut ranger sans problème du côté de l’art brut ; peut-être est-ce même la première description d’un créateur bien individualisé (quoiqu’on ne connaisse pas son nom) de ce type[7]. En 1759, en séjour dans sa ville natale de Langres, Diderot évoque en effet un sculpteur extrêmement original :

      « Nous avons ici un prodige, écrit-il à son ami Grimm, à comparer à votre découpeur de Genève [Jean Huber (1721-1786), célèbre pour ses charmantes découpures en silhouette[8]]. C’est un jeune homme de mes parents qui sans leçon, sans dessein, sans principe, s’est mis de lui-même à modeler. Vous verrez ce qu’il sait faire ! Tous vos statuaires de Paris fondus ensemble n’imagineraient pas les mines qu’il exécute ; et ces mines, sont, comme il lui plaît ou comiques, ou voluptueuses, ou nobles. Ce sont ou des satyres, ou des chèvres, ou des vierges. Mais il a le coup de hache. Quand il a passé quinze jours à façonner un morceau d’argile avec les bâtonnets qui lui servent d’instruments, il le regarde, il s’applaudit et le jette par la fenêtre. J’en ai ramassé deux que je vous porterai à Paris si je puis. Je ne crois pas me tromper, ils sont charmants, mais si délicats que je ne me promets guère, quelque précaution que je prenne, que de vous en montrer des morceaux »[9].

       Malheureusement, on ne sait pas si les sculptures récupérées par Diderot sont arrivées à bon port, encore moins ce qu’elles auraient pu ensuite devenir. Mais la caractérisation du personnage nous amène bien du côté de l’art brut. Sans aucune culture artistique institutionnelle comme il se doit, le jeune homme semble aussi avoir un grain. C’est précisément le sens de l’expression « avoir le coup de hache », que les dictionnaires de l’époque définissent ainsi : « on dit figurément et familièrement qu'un homme a un coup de hache à la tête, et simplement, qu'il a un coup de hache, pour dire, qu'Il est un peu fou »[10]. Il n’est pas jusqu’au dédain du sort des productions par le créateur et les dilemmes relatifs à leur conservation en résultant qui ne nous rappelle le champ de l’art brut (et formes apparentées) et les débats que cultivent ses amateurs.

       Trouvera-t-on quelque obstiné chercheur qui se lancera à la recherche de ce grand ancêtre ? Il serait vraiment extraordinaire que la moindre production du jeune Langrois au coup de hache ait été conservée, mais maintenant que l’on a identifié sa piste, on peut toujours creuser et sait-on jamais...


Emmanuel Boussuge



[1] Céline Delavaux, L'Art brut, un fantasme de peintre. Jean Dubuffet et les enjeux d'un discours, Paris, Palette, 2010, p. 196.

[2] Diderot, Œuvres complètes, t. XVI (Beaux-arts III), Hermann, 1990, p. 529.

[3] Ibid., p. 530.

[4] Le mot apparait aussi bien dans le texte de Diderot (ibid., p. 530) que chez Dubuffet, « Honneur aux valeurs sauvages » (1951), cité par C. Delavaux, p. 197.

[5] Op. cit, p. 529-530.

[6] Hermann, 1994, p. 56.

[7] C'est peut-être la "première description" d'un cas de création autodidacte proche de ce que l'on appellera au XXe siècle l'art brut, mais il faut souligner qu'existèrent plusieurs cas de créateurs atypiques bien avant ce sculpteur langrois. Par exemple au XIVe siècle un dessinateur étrange s'illustra en composant un codex délirant, conservé de cette époque jusqu’à aujourd’hui à la bibliothèque vaticane à Rome. Il s'agissait d'un moine italien vivant à la cour des papes en Avignon, Opicinus de Canistris, qu’un ouvrage du Docteur Guy Roux et de Muriel Laharie, Art et Folie au Moyen Age (éditions Le Léopard d’Or) a fait amplement connaître en 1997, bien après l’étude américaine d’Ernst Kris de 1952 qui elle-même suivait un livre de R.Salomon de 1936, qui semble la première occurrence où apparut le dit Opicinis. Dans ce même XVIIIe siècle, existait également l'extraordinaire sculpteur aux expressions frénétiques Franz-Xaver Messerchmidt dont un livre de R.Nicolai vers 1770 évoqua la maladie mentale. (Note Bruno Montpied)

[8] Jean Huber n’est pas à proprement parler un artiste populaire. Nicolas Bouvier montre bien cependant la parenté entre ses productions qui ravissait « la société patricienne, lettrée et cosmopolite » de la cité genevoise du XVIIIe siècle et celles des découpeurs de lettres d’amour, ses contemporains plébéiens, ou « la magnifique floraison de papier découpé, cinquante plus tard, dans le pays d’Enhaut (Vaud) » (L’Art populaire en Suisse, Zoé, Carouge-Genève, 1999, p. 186-203.

[9] Lettre du 12 août 1759, Correspondance (éd. Georges Roth), Éditions de Minuit, t. II, 1956, p. 208-212 ; p. 211 pour la citation.

[10] Dictionnaire de l’Académie, 1762. Littré indique un autre exemple de Diderot intéressant à mettre en parallèle : « Les grands artistes ont un petit coup de hache dans [ou à selon les variantes] la tête » (Salon de 1765, Hermann, 1984, p. 178). Artistes et folie, un bien vieux couple !

25/07/2008

Dictionnaire du Poignard Subtil

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POESIE:

    "Quand un mot rencontre un autre mot pour la première fois, c'est la poésie"

    (Un bûcheron poète canadien, cité par Jacques Meunier et Nicolas Bouvier dans les entretiens filmés de ce dernier avec Joël Calmettes, DVD "Nicolas Bouvier Le Vent des Mots de Joël Calmettes et Olivier Bauer, collection Un siècle d'écrivains, 2008)

   "La poésie corrige les erreurs de Dieu"

    (Odysseus Elytis, cité par Nicolas Bouvier dans les mêmes entretiens)

    Et puis pour continuer sur ce mot, ci-dessous cette citation d'après André Breton, relevée dans le logis d'une victime des inondations du Tescou (affluent du Tarn sujet à des débordements intempestifs), à Montauban, victime qui put donc se consoler en lisant que la poésie l'avait aussi inondé, ce qui n'arrive pas tous les jours:

Citation d'André Breton, photo B.Montpied, Montauban, 2008.jpg
Photo B.Montpied, Montauban, 2008

16/06/2007

Talent des rivières

    
Je suis un fan définitif des livres de Nicolas Bouvier. On me fera dépenser mes sous le plus aisément du monde en éditant le moindre de ses carnets inédits débités en fragments, étalés sur plusieurs livres... J'exagère bien sûr.
 Est paru l'année dernière aux Editions Zoé (Carouge, Suisse; cet éditeur qui partage avec moi le plaisir d'utiliser le logo du Sciapode572f8063965204aa9d396666f01cd0ad.gif -mais quelle est leur justification, je serais curieux de le savoir, dans mon cas, mon patronyme m'y autorisait naturellement...A noter que leur sciapode est plutôt une sciapode), est paru l'année dernière donc un magnifique album de photographies de Francis Hoffman, Les leçons de la rivière, qu'accompagne un texte de Bouvier, inédit (à ma connaissance), "hommage à un torrent de montagne", la Verzasca, coulant depuis le Haut-Tessin jusqu'au Lac Majeur. 7b833095555a1b4ff2225c0b046b4fd2.jpgIci, la publication isolée de ce texte de Nicolas Bouvier se justifie totalement, car il s'agissait d'un projet des deux auteurs remontant à 1986 et apparemment différé de vingt ans.
« Depuis des millions d'années qu'elle creuse sa vallée, elle a pris le temps d'écrire son livre dans des pierres aussi dures que le granit, la serpentine, une sorte d'obsidienne presque noire.
Les formes qu'elle a ainsi créées par violence ou patience -goulets, vasques, cascades, pitons érodés affleurant aux hautes eaux aussi doux et ronds qu'un genou- sont d'une fantaisie et d'une variété stupéfiantes. Cette rivière a beaucoup de talent. »2f85c87430aab90729afb124c434b557.jpg
Les photos de Francis Hoffman, en noir et blanc, ne se contentent pas de traquer des figures fantastiques dans les roches ou les remous cristallins des eaux, elles mettent en valeur la compétition des fluides et des solides pour bâtir du sinueux, une architecture complexe d'arabesques, un laboratoire des formes d'où peuvent aussi bien naître des corps aux gigantesques fentes offertes que des circonvolutions qui hésitent entre signes et art cinétique. Longeant les photos comme le promeneur longe la rivière, Bouvier cherche à oublier la neurasthénie qui l'a envahi pour retrouver la Chine qui paraît lui manquer.
« Je suis en pleine mue, en désaccord total avec ce qui est ma vie. Plus précisément, je me sens inférieur à tout ce qui m'entoure : famille, amis, travaux en cours, livres, arbres. Toutes choses longtemps rôdées, que j'aime et dont je me sens étrangement prisonnier. Les fumées de la Chine une fois retombées, je ne sais plus pourquoi j'existe. En fait, je ne suis plus bien certain d'exister. »
Un ouvrage à ranger, donc, dans tous les rayons de bibliothèque réservés à la poésie naturelle.
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Nicolas Bouvier au printemps et à l'automne de sa vie (par T.Vernet et Jean Mohr)
Et à ranger aussi non loin des autres livres de Nicolas Bouvier, dont celui qui traite davantage de l'obsession majeure de ce blog, l'excellent Art Populaire en Suisse, réédition 1999 chez Zoé (1ère édition 1991 chez Pro Helvétia/Désertina, voir la note que je fis dessus dans le supplément en français de la revue Raw Vision n°6 à l'été 1992).
A signaler aussi, pendant que j'y suis, l'édition toute récente d'une importante correspondance du compagnon de vagabondage de Nicolas Bouvier, le peintre Thierry Vernet, Peindre, écrire chemin faisant aux éditions l'Age d'Homme. Vernet dans ce gros livre se livre à une chronique circonstanciée de tout ce qu'il voit et rencontre durant le fameux voyage de 1953 avec Bouvier de Suisse jusqu'en Afghanistan. On sait que celui-ci en a tiré un chef d'oeuvre du récit de voyage (et de la littérature tout court), L'Usage du Monde .
 Ajoutons que Thierry Vernet, disparu vers 1993, quelques années avant Bouvier (mort en 1998), est un peintre complètement à l'écart des avant-gardes et des modes artistiques et cependant fort original, sensible, qu'il est urgent de mieux découvrir, tout au moins en France.
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