04/05/2008
Bohdan Litnianski, le jardin en péril de Viry-Noureuil
Francis David nous a fait découvrir en 1984 Bohdan Litnianski dans son ouvrage Le Guide de l'Art Insolite Nord/Pas-de-Calais, Picardie (Editions Herscher, Paris), puis longtemps après, Agnès Varda, a fait figurer son étrange jardin dans son poétique documentaire Les glaneurs et la glaneuse, ce qui assurera sans doute à la mémoire de Litnianski de ne pas être trop oubliée lorsque son oeuvre aura disparu de la surface de la terre.
Car cette disparition est en bonne voie, hélas... Me rendant récemment à Amiens pour sa Réderie (brocante), j'ai fait un petit détour par le site de Bodhan à Viry-Noureuil dans l'Aisne. La végétation s'y est développée de façon galopante, si l'on se réfère aux photos du livre de Denys Riout et Benjamin Teissèdre, paru chez l'éditeur Vivement Dimanche (basé à Amiens) en 2004, un an avant la mort de Bohdan Litnianski (ce dernier est né en 1913, il avait donc aux environs de 91 ans), ouvrage qui comportait du reste une préface d'Agnès Varda.
Au point de donner l'impression qu'elle a avalé, telle une jungle vorace et vampire, de l'intérieur, les piliers faits d'objets de rebut agglomérés, les passerelles les reliant entre eux avec leurs nombreuses figurines de baby-foot en plastique, forêt de piliers qui suggérait un Alhambra fantasmagorique recomposé à partir des décharges où allait fouiner perpétuellement ce génial récupérateur de matériaux divers qu'était Litnianski ( son principal métier avait été maçon depuis qu'il était arrivé d'Ukraine en 1930; mais je crois me rappeler que lorsque je l'avais visité en 1989, en compagnie de José Guirao et de Serge Ancelet, il m'avait dit faire alors le chiffonnier). Deux forêts donc, en quelque sorte affrontées...
L'épouse de Bohdan vient à son tour de décéder, à ce que nous a confié un des voisins de la propriété, désormais bien abandonnée. Seuls les piliers du pourtour du jardin apparaissent aujourd'hui, à se demander si Bohdan, ou quelqu'un d'autre n'avait pas déjà fait table rase des piliers de l'intérieur. L'ensemble ressemblant assez aux pyramides maya du Yucatan enfouies sous la jungle d'Amérique Centrale...
J'ai consciencieusement fait le tour, photographiant en détail ce qui se laissait encore voir. Des piliers, nouveaux par rapport à ma visite de 1989, avaient été ajoutés derrière la maison d'habitation, comme réminiscents de fragments du Palais Idéal du facteur Cheval (mais ce n'est qu'un parallélisme de hasard, rendu possible par l'idée, commune aux deux autodidactes, d'ériger des colonnades fantomatiques). Bohdan Litnianski disait qu'il pouvait réaliser une colonne en une journée seulement, empilant ce qu'il trouvait sous la main parmi les matériaux ou objets (beaucoup de poupées) qu'il avait préalablement triés (c'était ce collectage et ce tri qui lui causaient le plus de travail). Mais les rencontres, les voisinages des objets et des formes agglomérés au hasard possèdent à les regarder de prés (et la photographie est un précieux auxiliaire révélateur de ce point de vue) une grande force poétique, comme s'ils avaient été réanimés d'avoir été ainsi incrustés, absorbés dans le grand magma de ce torrent figé charrié par le puissant égoût de la société de consommation-consumation...
Réanimés parce qu'abîmés aussi, regardons ces têtes aux boîtes crâniennes ouvertes, ces têtes échevelées penchées mélancoliquement, cet homme-lion gesticulant, ces poupées aux peaux brûlées couvertes de cloques et semblables à des poupées d'exorcisme...
Quelle étrange unité à travers le disparate et l'apparente incohérence des assemblages... Tout cela ne mériterait-il pas qu'on essaye de le sauver et de le préserver? Les couleurs déjà s'évaporent (les arborescences coralliennes sur les tuyaux par exemple), la grisaille s'installe, le grand mur pignon à droite de la propriété, entièrement fait d'objets et de matériaux hétéroclites maçonnés rigoureusement et solidement devient plus que jamais un Mur des Lamentations érigé au départ face à la société de consommation avec peut-être un peu de malice inconsciente mais prenant un autre sens maintenant que ce jardin est entré dans l'agonie...
Qui est-ce?
Il enferme dans son carrousel l’éternité et le fugitif. Son grand doigt méticuleux, fuyard qui ne peut jamais rebrousser chemin, désigne des bornes sans cesse récurrentes. Douze piliers, douze piques pour l’écartèlement des consciences éprises d’immobilisme. Un minuscule marteau invisible enfonce des semences pour une tapisserie qui restera à jamais en chantier. Cette pièce de théâtre se déroule en circuit fermé. Elle raconte l’histoire du même et du changeant. C’est pourquoi souvent l’on croise des regards qui devant lui se sont laissé glisser dans l’hébétude.
Qui est-ce ?
(1984)
17:36 Publié dans Papillons de l'immédiat | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : devinettes, analogies, métaphores | Imprimer