20/12/2017
La Fabuloserie Paris en pleine forme: expos Marie-Rose Lortet et Michaël Golz, deux événements pour finir l'année en beauté
On entend dire ici et là qu'il n'y aurait qu'une galerie d'art brut à Paris. Mais on dit tellement de bêtises. On oublie notamment de prendre en compte la Fabuloserie qui a ré-ouvert une antenne parisienne rue Jacob dans le VIe arrondissement en plein Saint-Germain-des-Prés, certes récemment en ce qui concerne cette réouverture, mais en renouant avec un passé nommé "Atelier Jacob" (1972-1982). Ce fut d'ailleurs cet Atelier Jacob qui représenta dans la capitale la première galerie d'art brut, ou "hors-les-normes" comme préféra vite dire son animateur Alain Bourbonnais. Je me suis déjà fait l'écho de certaines des précédentes expositions de cette nouvelle "Fabuloserie Paris".
Sophie Bourbonnais et Marek Mlodecki qui l'animent, sont fort dynamiques ces temps-ci, en dépit des efforts qu'ils doivent consentir pour tenir la baraque, comme on dit. Ils ont monté une très bonne exposition des broderies fort inspirées de Marie-Rose Lortet, une ancienne de l'art singulier ou hors-les-normes, excellent exemple de ce que peut avoir de mieux à fournir l'art dit singulier, si galvaudé dans tant de festivals de province, où le moindre barbouilleur amateur de têtes à Toto, né de la dernière pluie, s'improvise facilement artiste à la Chaissac (sans bien sûr avoir rien compris à ce dernier). L'expo Lortet court jusqu'au 30 décembre, il faut donc se presser. On y retrouvera des "masques" de fil, parfois multiples au sein de compositions élaborées (ce qui me touche personnellement plus particulièrement), mais aussi quelques "architectures" de fil blanc comme celles qu'on avait pu admirer dans une exposition passée à la Halle St-Pierre il ya quelque temps ("Sous le vent de l'art brut 2", 2014).
Marie-Rose Lortet, Les ptites têtes en l'air, ph. Bruno Montpied, 2017.
Marie-Rose Lortet, achitectures de fil présentées à l'étage de la Fabuloserie Paris, ph. B.M., 2017.
Mais les Fabulosiens de la rue Jacob ne se sont pas contentés d'une seule expo. Eblouis, à juste titre, par la récente découverte de Michaël Golz, créateur allemand d'un pays imaginaire, l'Athosland, décliné en dizaines de fragments de cartographie s'emboîtant les uns aux autres dans un puzzle sauvage qu'ils ont décidé d'exposer dans une scénographie proliférante, comme contaminante, ils ont obtenu de la galerie voisine, de l'autre côté de la rue, qui fut autrefois le siège de l'Atelier Jacob d'Alain Bourbonnais (berceau de l'entreprise fabulosienne, je le répète), la galerie Eric Mouchet, qu'elle les laisse l'envahir avec le plan proliférant étonnant du "pays d'Athos" créé par Michaël Golz (expo prévue pour durer jusqu'au 11 janvier 2018).
"Athosland", la carte du pays imaginaire, comme un tsunami cartographique! Ph. B.M., 2017 ; "Une fois ses différentes parties assemblées, elle atteint une surface d'environ 14 x 17 mètres"... (texte de présentation sur le carton d'invitation à l'exposition de la collection de l'Art Brut à Lausanne du 9 juin au 1er octobre 2017).
L'œuvre de ce dernier, outre le prodige mémoriel qu'elle représente (Golz semble se faire une représentation mentale complète du plan dont il assemble les parties sans erreur, les continuant sans problème de jointure autre que des manques en matière d'outils : pastel, feutres, crayons...), vaste plaine parcourue de nœuds d'autoroutes et de voies de chemins de fer, et couverte d'une mosaïque de terres agricoles et de ville tentaculaire, le tout traversé d'un gigantesque fleuve, vaut avant tout par le récit qu'il en fait et dont on a recueilli seulement quelques fragments, là encore, dans des témoignages écrits (voir le catalogue de l'exposition du kunstmuséum de Thurgovie – Kartause-Ittingen à Warth, Suisse – transférée ensuite à la Collection lausannoise de l'Art Brut), voire dans l'interview qu'en a fait Philipe Lespinasse dans son documentaire, Athosland (33 mn.) présent sur le DVD "Paul Amar, Michaël Golz, Josef Hofer, Anna Zemankova" (Lokomotiv Films/Collection de l'Art Brut Lausanne), film qui constitue une première porte d'entrée dans l'univers fantastique de Golz .
Athosland, la même carte que ci-dessus, présentée différemment lors de l'exposition au musée de Thurgovie.
Le petit catalogue édité par le musée de Thurgovie, sous la direction de Markus Landert et Christiane Jeckelmann donne des indications précieuses sur le travail que poursuit Michaël Golz depuis son enfance, en compagnie ici et là de son frère Wulf (les auteurs du catalogue avancent la date de 1977 pour le départ définitivement intense de la création). Son pays de fantaisie emprunte au monde réel tout en étant parfaitement investi des désirs imaginatifs de son auteur. C'est un pays de liberté totale où le merveilleux est monnaie courante. Tout le monde y porte les cheveux longs. On peut y prendre des congés à volonté, les robots accomplissant le travail à la place des humains (cela rappelle certains rêves situationnistes). On peut payer provisoirement avec des brins d'herbe, des boutons ou des feuilles d'arbre quand on manque de monnaie (des marks alternatifs). On peut même ressusciter temporairement ses proches décédés, dès qu'on en a envie, en appuyant sur des boutons dans les cimetières (Golz ajoute: "Quand vous en aurez assez, rapportez les morts au cimetière. Les Broutsch viendront les chercher pour les remettre en terre et les plongeront dans un profond sommeil, jusqu'au prochain réveil.")... Ce pays n'est pas que merveilleux, le mal y rôde aussi, sous la forme de sortes de démons, les "Teufels-Ô-Ifiche" (= "diables-Ô-Ifichen", l'auteur forgeant souvent des néologismes), que soutiennent des "indigènes malveillants" et des "Glätschviecher" (="Bêtes-glassiaires"), à la gueule gelée. Golz paraît fasciné par moments par la cruauté, en décrivant des bains de sang bouillonnant, des enfants arrachés à leurs mères à la naissance directement depuis l'utérus pour être engoncés de force dans d'étranges combinaisons de caoutchouc dont ils ne sortiront plus jamais.... Une pollution, causée par des fumées noires et puantes crachées par des usines, menace régulièrement l'atmosphère d'Athosland. Certains lieux portent l'empreinte de personnes qui ont compté dans l'histoire de l'auteur, inclinant le spectateur à penser qu'il se trouve, devant cette topographie en perpétuelle évolution (Golz collant parfois des versions nouvelles des fragments les uns par dessus les autres), en réalité devant une image gigantesque de la mémoire de son créateur, fondue avec la carte d'un territoire et d'un monde utopiques.
Couverture du catalogue de l'exposition Michaël Golz au musée de Thurgovie et à la collection de l'Art Brut de Lausanne.
Ce pays imaginaire, concrétisé par des images et des mots à parts égales donc, progresse sans cesse. Elle n'est pas sans me rappeler la création monumentale et multiple d'Henry Darger aux USA qui lui aussi se plongea tout entier dans la peinture d'un univers alternatif imaginaire, théâtre d'une guerre entre adultes et enfants, qu'il représenta sous forme de livre immense, Dans les royaumes de l'irréel. On peut également penser à Wolfli et à son univers infini où il régnait en super-empereur.
Les classeurs de Michaël Golz à la Fabuloserie Paris, ph. B.M., décembre 2017.
Michaël Golz, trois œuvres exposées à la galerie de la Fabuloserie, ph. B.M., déc.2017.
Il apparaît d'ores et déjà difficile de mesurer toute l'étendue de cette invention topographique, l'auteur l'imaginant aussi vaste et proliférant, perpétuellement métamorphosé, que le monde réel. A part sa carte, il produit aussi des dessins isolés, en noir et blanc et en couleur, des classeurs remplis de dessins et d'inscriptions (voir ci-dessus) qui apparaissent comme les pendants narratifs de la carte, donnant beaucoup de précisions, notamment sur les personnages, les "bêtes-glassiaires" et les "diables" par exemple. L'ensemble est très proche de la forme d'une bande dessinée, et comporte de nombreuses onomatopées. Il semble que trois "héros" y figurent en permanence, peut-être des avatars de Golz lui-même avec son frère Wulf et sa sœur Dorothée. Certains de ces classeurs sont déjà dispersés du fait de ventes, mais Golz, qui veut les retravailler sans cesse garde des photos de ses pages sur son ordinateur. Si Golz en avait créé huit au moment de l'exposition au musée de Thurgovie, il planifiait d'en réaliser vingt au total... De plus, comme nous l'apprend le catalogue du musée de Thurgovie (épuisé, mais dont j'ai obtenu, grâce à la gentillesse de Sophie Bourbonnais et de Marek Mlodecki, la version française fort précieuse pour établir cette note), Michaël Golz a rédigé un tapuscrit en 2012, encore inédit à ce jour, qui permet de se faire une idée plus précise d'Athosland par un récit se présentant sous la forme d'un glossaire.
La Fabuloserie Paris a réussi un coup de maître en parvenant à faire venir cette création incroyable en plein Paris, c'est là sans doute sa manière de nous faire un splendide cadeau de Noël.
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On signalera également que la galerie parisienne de la Fabuloserie propose aux visiteurs un comptoir avec différents ouvrages en rapport avec l'art brut ou l'art hors-les-normes (comme quelques titres de la collection La Petite Brute), dont bien sûr divers livres liés à l'actualité de la Fabuloserie (comme la correspondance Bourbonnais-Dubuffet parue chez Albin Michel très récemment). Le Gazouillis des éléphants y est également présent.
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21:00 Publié dans Art Brut, Art singulier, Art visionnaire, Galeries, musées ou maisons de vente bien inspirés | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : fabuloserie paris, galerie d'art brut, marie-rose lortet, michaël golz, sophie bourbonnais, marek mlodecki, philippe lespinasse, athosland, markus landert, musée de thurgovie | Imprimer
Commentaires
Le monde de Michael Golz (peut-être bien un Mikhaïl Golz, à l’origine, non? Serait-il un lointain descendant du vieux révolutionnaire russe?) me paraît absolument fantastique et passionnant.
Écrit par : Régis Gayraud | 21/12/2017
Répondre à ce commentaireJe reviens du vernissage de l'exposition Marie-Rose Lortet qui dure jusqu'au 16 avril à la Fabuloserie de la rue Jacob et n'ai pas été déçu. Aux magnifiques architectures arachnéennes du passé ont succédé de remarquables tableaux tissés, hauts en couleurs, où l'artiste n'utilise pas seulement le fil ou la laine, mais aussi les papiers d'emballage dorés des chocolats que ses amis lui apportaient durant la triste période de confinement.
Écrit par : L'aigre de mots | 12/03/2022
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