21/07/2025
Les collections d'art brut ne sont pas toutes pareilles
L'exposition de 402 œuvres de la collection d'art brut de Bruno Decharme, tirée de sa donation récente au MNAM du Centre Georges Pompidou – ce qui correspond à un peu moins de la moitié de la totalité des oeuvres données –, et présentée cet été au Grand Palais rénové, pourrait faire croire au public qui n'a jamais entendu parler d'art brut qu'elle représente la seule collection d'art brut existante. Or, des collections d'art brut, il en est plusieurs, et de couleurs variées. Les contours de la notion étant de plus assez flous – l'autorité centrale qui était autrefois représentée par Dubuffet, l'inventeur de la notion et du terme, puis par Michel Thévoz, premier conservateur de la collection d'art brut donnée par Dubuffet à la ville de Lausanne, ayant grandement lâché du lest sur les autorisations d'étiqueter brut ou pas –, cela a encouragé depuis déjà quelques décennies les collectionneurs, les galeries, les artistes eux-mêmes à étiqueter bruts à tout va toutes sortes de productions. Il y a plusieurs arts bruts ainsi. Leur point commun restant est que l'on a toujours affaire à des non professionnels de l'art, sans formation artistique, sans référence à l'histoire de l'art passé ou contemporain. Mais l'on trouve désormais un art brut plus austère, peu sensuel, dépressif, à côté d'autres arts bruts plus tournés vers l'enfance, l'humour, la fantaisie, la plaisanterie, au nombre desquels on peut ranger la catégorie des environnements populaires spontanés toujours difficiles à classer, dans l'art brut ou dans l'art naïf, son frère ennemi.
En même temps (ou du moins, durant ce même été mais sur une partie plus courte), que l'exposition Decharme, se tenait (ça se termine dans cinq jours, le 26 juillet) une exposition intitulée "Vent d'art brut" sur l'île d'Oléron, à Saint-Pierre-d'Oléron précisément, regroupant plusieurs événements, projections, conférence, ateliers, expo... C'est l'association Art brut en compagnie, animée par Alain Moreau – dont la collection constitue le noyau central des divers lieux de monstration –, qui est à la baguette.
J'ai déjà eu l'occasion de parler de cette association, qui avait déjà monté une expo au Fort de Vaise à Lyon il y a peu (2022).
Vue d'une salle au Fort de Vaise en 2022, exposition d'Art Brut en compagnie, avec des œuvres, entre autres, de René Guisset, de Raymonde et Pierre Petit (toutes sur la table), et sur les murs, de Monique Le Chapelain, d'Yvonne Robert, d'Oscar Haus, de Pépé Vignes... tous créateurs que je collectionne comme Alain Moreau... ; ph Bruno Montpied, 2022.
On y retrouvait diverses pièces qui sont montrées aussi à "Vent d'art brut", comme par exemple Monique Le Chapelain avec cet "oiseau éventail" de 1995:
L'exposition de Saint-Pierre d'Oléron était dispatchée dans divers lieux, mais l'un d'eux, le château de Bonnemie, se posait en place principale.
Le Château de Bonnemie ; ph.B.M. 2025.
Joli espace, dans un grand parc, on y verrait bien s'installer un permanent musée d'art d'autodidactes bruts et naïfs...
Il y a une incontestable fraîcheur d'inspiration dans les créateurs que recherche Alain Moreau (que je soupçonne parfois de regarder attentivement mon blog!). Comme par exemple dans le cas de Vivi Fortin, dont j'ai parlé sur cette colonne en 2019 (mais qui avait été primitivement décelé sur le blog "Les Grigris de Sophie", soyons honnête de le reconnaître...). Divers volatiles ouvrent et ferment le parcours, tandis qu'un portrait du chanteur Renaud se dissimule dans un coin (voir ci-contre).
Mais les manèges à la poétique fragilité de René Guisset, les soi-disant "jouets" de Raymonde et Pierre Petit – distribués dans l'expo sur une table, en une ronde qui a pris bien soin de les individualiser –, restituent des échos d'enfance, comme on en rencontre aussi au musée des Amoureux d'Angélique, autre collection d'art populaire ou brut ingénu que j'ai eu souvent l'occasion de défendre ici même et dans mes articles d'Artension. Ce qui résumerait peut-être d'un seul mot ce genre de collection, c'est le mot naïf de fait! Une collection d'art brut NAÏF... Le genre de mot qui ferait sauter en l'air les thuriféraires de l'art brut épris d'orthodoxie, thuriféraires qui ces temps-ci ont tendance à basculer dans l'oeuvre brute ennuyeuse, tristounette, dépressive, à base de striures de mots et de numérotations en nuage (comme il y en a beaucoup au Grand Palais justement). Personnellement, le lettrisme sauvage, auquel s'ajoute une passion pour le gribouillage (Dan Miller) ou l'embrouillamini (Judith Scott), aurait furieusement tendance à me tirer d'effroyables bâillements. Ce n'est que mon point de vue que je ne force personne à partager.
Emile Ratier, sur le banc à l'arrière-plan, les manèges de René Guisset au centre de la table, et les joyeux véhicules de Raymonde et Pierre Petit au pourtour ; exposition "Vent d'art brut", Château de Bonnemie, ph. B.M., 2025.
J'éprouve plus de joie à contempler les œuvres d'Emile Ratier, les lièges de Gironella, les poétiques compositions de Patrick Chapelière, les sensibles peintures acryliques de Louis Poulain, les arabesques de Martha Grünewald, les involontaires charges d'Yves Jules (qui me donne souvent l'impression de construire un immense jeu de massacre des diverses personnalités aperçues dans les media), ou les drolatiques saynètes légendées de la paysanne Yvonne Robert (que l'on me permette de glisser ci-après une toile que je possède d'elle, tout à fait remarquable, et qui ne fut pas exposée à Oléron donc).
Yvonne Robert, La Raison du plus fort, huile sur toile, 46x55 cm, 1976 ; ph. et coll. B.M. (ancienne collection Francis Lichon).
Exposition "Vent d'art brut", sur les marches du château de Bonnemie ; Alain Moreau dialogue avec un journaliste de la feuille locale, "le Littoral": "Vous savez, moi, ce que j'aime, ce sont les créateurs d'instinct... Et comme moi-même, je suis gouverné aussi par l'instinct, on s'entend fort bien, eux et moi..." ; ph. B.M., 2025.
Et, pour finir, une petite remarque facétieuse: Alain Moreau n'y a pas songé, mais un "vent", dans le langage familier, ce peut être aussi un pet... Quelque ennemi de cette manifestation pourrait user de cette synonymie afin de la brocarder... Du danger de choisir vite ses titres...
16:35 Publié dans Art Brut, Art immédiat, Art naïf | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : art brut, dubuffet, vent d'art brut, île d'oléron, alain moreau, château de bonnemie, monique le chapelain, emile ratier, rené guisset, raymonde et pierre petit, art brut naïf, art non professionnel, collection, art brut en compagnie | Imprimer
30/06/2017
L'art partagé à Saint-Trojan (île d'Oléron), codicille
Je me suis décidé entre les trois manifestations dont je vous causais récemment, j'ai commandé mon pilote-chauffeur, le jet est arrivé sur mon toit, et d'un coup d'aile je me suis propulsé à St-Trojan-les-Bains, où il pleuvait fort ma foi...
Vue sur l'allée centrale de la troisième édition de l'Art partagé à Saint-Trojan, ph. Bruno Montpied, juin 2017.
Peu importait, le soleil était à l'intérieur de l'entrepôt à festivals avec plein d'œuvres de belle qualité, sélectionnées par l'Association Œil-art, dirigé de main de maître par Jean-Louis Faravel, qui organise en alternance avec ses biennales de Rives en Isère cette autre manifestation, également tous les deux ans sur l'île d'Oléron. Celui-là travaille passionnément, et ne compte pas ses heures pour choisir ce qu'il veut montrer, le présenter de façon soignée, avec encadrements étudiés et accrochés par lui. Pour connaître le nom des artistes ou créateurs exposants, on se reportera à ma note précédente...
Pierre Albasser n'a pas manqué de faire son apparition sur les cimaises, plus coloré qu'autrefois..., ph. B.M.
Vue au fond de l'allée centrale, œuvres sous globe de Gilles Manero, et derrière, de droite à gauche sur les paravents blancs, d'Irène Gérard, de Mehrdad Rashidi, et d'Imam Sucahyo ; ph. B.M.
Certes, on pourrait trouver qu'il y a beaucoup (trop) d'œuvres venues des centres d'aide par le travail et autres foyers d'aide sociale. Ce serait oublier qu'Œil-art les sélectionne dans leur majorité avec rigueur et exigence. Cela nous change de tant de lieux où l'on se contente de peu, remplissant la voiture sans grand souci de tri, avec la paresse de n'avoir pas cherché ailleurs qui plus est. Avec ces expos d'"Art partagé", une des grandes raisons de venir les voir, pour les amateurs, collectionneurs, et prospecteurs de tous calibres (les prix n'y sont pas trop élevés, c'est à noter pour les passionnés qui ne se recrutent pas nécessairement et uniquement chez les cossus - peut-être même ne se rencontrant que très rarement de ces côtés-là...), tient au fait qu'on est à peu près sûr d'y faire des trouvailles de tous premiers ordres, certes pas sous des noms connus (ce qui éloigne à coup sûr investisseurs et spéculateurs, et bon débarras, restons entre gens de bonne compagnie...!), mais manifestant une inventivité hors du commun.
Imam Sucahyo, sans titre (des cavaliers guerroyant semble-t-il, mais sur... des chevaux?... des moutons?), ph. B.M.
Mehrdad Rashidi, sans titre, crayon à dessin sur papier (environ 50x65 cm) ; ph.B.M.
Un des dessins de Gilles Manero exposé à St-Trojan, ph. B.M.
Allez donc à St-Trojan toutes affaires cessantes, l'exposition ne durant qu'assez peu de temps (jusqu'au 16 juillet). C'est le moment d'y découvrir, peut-être comme moi (mais je ne vous impose rien...), par exemple... : les œuvres d'un nouveau venu balinais, Imam Sucahyo, des dessins aux stylos bic multicolores étourdissants, côtoyant les dessins au crayon à dessin simple de l'Iranien Mehrdad Rashidi qui n'ont rien à envier à notre Gaston Chaissac, l'ancêtre de l'art singulier français ; les saynètes étagées sous globe de Gilles Manero, qui expose aussi, accrochés au mur, de fort beaux dessins visionnaires et presqu'abstraits, "minéralogistes", où il n'a pas oublié les frottages de son maître Max Ernst ; les puissants dessins de Dimitri Pietquin ; les travaux éclectiques de Marie-Jeanne Faravel ; les touffus dessins aquarellés de couleurs sépia de Jean-Christophe Humbert (le fils de Raymond et Jacqueline Humbert, qui a donc de qui tenir, on s'en convaincra en allant faire un tour au musée de Laduz cet été où Jacqueline monte une nouvelle exposition consacrée aux anciennes œuvres de son mari Raymond) ; les magnifiques dessins fouillés en blanc sur noir de Catherine Garrigues (également exposée à Lyon chez Alain Dettinger en ce moment...) qui font un peu penser à Unica Zürn ; les non moins magnifiques peintures d'une inconnue à mon bataillon, Hélène Blondin, active dans le Sud-Ouest à ce que m'a dit Jean-Louis Faravel, qui peint un peu comme moi en ce moment, des figures peu nombreuses sur un fond laissé en réserve ; les dessins naïfs, mais riches d'un point de vue graphique d'un créateur venu d'Allemagne, Christian Gautier...
Quatre peintures sur papier d'Hélène Blondin (elle excusera, j'espère l'aspect sombre de ma photo...), ph. B.M.
Je ne vous cite là que ceux qui m'ont littéralement tapé dans l'œil, pour le reste, reportez-vous, si vous voulez en savoir plus au site de l'association organisatrice, Œil-art, on y trouve un texte (d'Emmanuel Merle) et une image pour chacun des exposants.
Marie-Jeanne Faravel, sans titre (il me semble), une histoire de nouage..., ph. B.M.
20:56 Publié dans Amateurs, Art Brut, Art immédiat, Art naïf, Art singulier, Art visionnaire, Déviations autorisées vers d'autres blogs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : art partagé, œil-art, faravel, manero, imam sucahyo, mehrdad rashidi, christian gautier, art des handicapés mentaux, dimitri pietquin, hélène blondin, jean-christophe humbert, st-trojan, île d'oléron | Imprimer