29/10/2008
La canne populaire, le sceptre du pauvre
Dans le foisonnement des productions d'art rustique, la canne a toujours eu une place de choix. C'est un support de rêve pour les moments de patience et de délassement des paysans, bergers, ou chemineaux et autres petits tailleurs de bois qu'on appelle à certains endroits (en Haute-Loire par exemple) les "tziapuzaïres" (les faiseurs de copeaux). Comme par hasard aussi, du fait que les cannes recevaient ainsi les hommages de sculpteurs improvisés et improvisateurs qui n'étaient pas dans une posture utilitariste (ouvrager une canne d'inscriptions, de proclamations, de figures adulées, humaines ou animales, de figures grotesques, érotiques, voire parfois scatologiques, à quoi cela sert-il?), les résultats ont été dans l'art populaire proches de ce que l'on a appelé l'art brut à partir des années 50. Du reste, dans les collections d'art brut, on trouve nombre de sculpteurs sur bois dont les oeuvres s'apparentent aux cannes les plus torturées qu'on rencontre dans l'art populaire rustique. On trouve des cannes sculptées même dans la collection de l'art brut à Lausanne. Qu'est devenue dans cette collection l'oeuvre de Xavier Parguey en particulier (voir article de Michèle Edelmann dans le fascicule n°5 de la Compagnie de l'Art Brut en 1965), dont certaines pièces étaient aussi autrefois signalées dans les collections des ATP?
Pour se convaincre davantage des parallèlismes et des différences entre art populaire et art brut relativement aux cannes sculptées, voici une belle occasion à ne pas manquer là encore, une extraordinaire exposition organisée par la galerie Laurence Jantzen (spécialiste des cannes de toutes appartenances, du pauvre au riche) au Louvre des Antiquaires. 232 cannes magnifiques vous y attendent jusqu'au 15 novembre 2008 (plus que quinze jours...). Ainsi qu'un catalogue édité à la clé (quoiqu'à un prix légèrement excessif: dans les 70€ pour 190 pages richement illustrées certes, mais le prix reste tout de même peu "populaire"...). On ne sait pas où donner de la tête tant l'accumulation de ces cannes seules éclairées au milieu d'une salle toute noire donne le vertige et crée un climat propice à l'hallucination. Les cannes sont exposées selon des thématiques, cannes à contenu religieux, cannes érotico-scatologiques, cannes militaires, historiques et politiques, animalières, etc... On y trouve des cannes populaires en majorité, mais aussi des cannes dues à des auteurs contemporains (notamment P.Damiean), nettement plus sophistiquées même si elles restent fascinantes elles aussi.
Les cannes, taillées dans un seul morceau de bois ("monoxyles"), je ne peux me défendre de les considérer tels des sceptres pour rois de la dèche. Je connaissais déjà des trônes sculptés ironiquement par des artisans à leur propre usage, je m'aperçois qu'ils avaient aussi des sceptres. Tel apparaît ainsi ce Joseph Cruciani, dit "le grand Joseph", excentrique corse que la carte postale ancienne a fait connaître des amateurs d'art insolite (voir la collection de Jean-Michel Chesné que j'évoque dans ma note du 8 juin 2008), se tenant fièrement debout une haute canne sculptée à la main et le poitrail bardé de décorations probablement fantaisistes, fabricotées à son propre usage fantasmatique. La carte postale en question est reproduite en agrandissement dans l'exposition du Louvre des Antiquaires, et surtout on peut admirer juste à côté deux cannes originales de Joseph Cruciani, dont l'une paraît être celle que l'on voit sur la carte postale (le catalogue reproduit les deux cannes avec des détails et des commentaires).
Les cannes ressemblent à des sceptres, et elles sont chargées parfois aussi de concentrer tout le long de leur fût les symboles ou les objets représentatifs d'une vie entière, ou d'un événement fondamental (une guerre par exemple). Ces microcosmes faits de saynétes ou évocations diverses empilées dans un espace restreint donnent là encore une sensation de vertige. Leurs auteurs les trimballaient avec eux tout au long des jours, insignes de leur destin promenés au long de leur vie quotidienne.
16:40 Publié dans Art populaire insolite | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : cannes populaires, galerie laurence jantzen, art populaire rustique, joseph cruciani | Imprimer
Commentaires
Je me découvre cité dans votre article: merci!
Vous pouvez consulter mon site récent:
www.pierdam.fr
cordialement, Pierre.
Écrit par : Pierre Damiean | 23/09/2012
Répondre à ce commentaireBonjour : je pense que c est vous qui m avez envoyé un message sur Ebay pour deux cannes qui vous interpellent : je pense faire d autres photos et vous les faire parvenir ; donnez moi une adresse mail pour cela autre que peut être celle ci pour ne pas encombrer votre site; qui est qui est superbe .
quel est entre autre votre trajet pour la sculpture ? Ecole Boulle ou autre ... J ai moi même fais pendant 7 années cette école pour devenir restaurateur de meubles du 17eme siècle :les meubles Boulle d époque.
Bonne continuation a vous et si vous êtes intéresse : vous avez mon adresse mail
Bien cordialement votre
SUPERBE
Écrit par : Mutrel | 11/05/2013
Répondre à ce commentaireVous faites erreur, Mutrel, je ne suis pas le messager dont vous parlez à propos d'E-bay, je ne cherche à acquérir aucune canne. Les plus belles étant généralement négociées à des prix dépassant de loin mes maigres moyens...
D'autre part, vous vous méprenez encore sur un autre point, je n'ai fait aucun "trajet dans la sculpture", je ne suis qu'un modeste écrivain, critique d'art autodidacte, amateur passionné d'arts populaires en tous genres et peintre (également autodidacte) à mes heures. Pas d'école Boulle pour moi, donc...
Écrit par : Le sciapode | 12/05/2013
La permanence de la canne sculptée à travers les âges et la diversité des milieux populaires – paysans sédentaires, ouvriers errants, mendiants vagadonds, bergers décrocheurs d'étoiles – manifeste à l'envi l'impérieux besoin d'ornementation des objets utilitaires constitutif de l'imaginaire humain. La haine de l'ornement qui s'est mise à sévir à partir de la première guerre mondiale pour faire la fortune de ces massacreurs du sensible que sont les designers et autres architectes fonctionnalistes a irrémédiablement appauvri le quotidien des hommes, tant dans la classe dominante que dans la population dominée. Seuls quelques originaux isolés gardent assez de force de caractère pour ne pas s'avachir devant les divertissements voleurs d'énergie, et pour consacrer leur temps libre à une création singulière.
Écrit par : L'aigre de mots | 11/05/2013
Répondre à ce commentaireVoilà qui est bien dit, l'Aigre !
Écrit par : RR | 12/05/2013
Répondre à ce commentaire"Vagadonds": Qués aco?
Vouliez-vous parler de mendiants "vagues à dons"? Des mendiants improbables mais qui font rêver, et qui au lieu de quêter éternellement les dons des autres auraient enfin su retourner le compliment en donnant à leur tour, à la manière d'un potlatch inattendu?
Ou votre lapsus est-il plutôt un mot-valise involontaire, fait de vagabond et de rigodon? On imaginerait dès lors un clochard, céleste pour le coup, déambulant dans la poussière des rues en virevoltant sur le bitume, dansant rigodon, menuet, et bourrée, parce que bourrés justement...
Écrit par : L'ogre de mots | 12/05/2013
Répondre à ce commentaireEh oui, monsieuye l'Ogre, ce n'est qu'un lapsus de clavier. Mais qui donne un bon mot-valise, comme vous le glosez si bien. Le vagadond vagadonde, il fait don de son errance à tous les vents, à tous les garnements, et danse le rigodon tout en claquant des ricochets sur l'onde en chantant.
Écrit par : L'aigre de mots | 12/05/2013
Répondre à ce commentaireÉcrire un commentaire