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14/03/2014

Art brut à Taiwan (1): Les visions nocturnes du vieux soldat Huang Yongfu, par Remy Ricordeau

      Nous débutons ici une série de petites présentations de diverses formes de création autodidacte brute repérées à Taiwan par Remy Ricordeau qui, en dehors d'être un cinéaste documentariste dont j'ai déjà parlé à plusieurs reprises sur ce blog, est également un fin connaisseur de la Chine. Le résultat de ses prospections sur l'ancienne île de Formose est proprement excitant. Je lui souhaite de pouvoir bientôt l'éditer sur papier et le remercie par la même occasion d'avoir choisi le Poignard Subtil pour faire bénéficier ses lecteurs en avant-première en quelque sorte de ses découvertes.

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Les visions nocturnes du vieux soldat Huang Yongfu

 

    En concluant ma note du 27 août 2013 dans laquelle je vous faisais part d’une étonnante découverte en matière d’environnements spontanés à Taiwan, celui de M. Huang Yongfu¹ à Taizhong, je faisais le pari, qui relevait plus en vérité d’une intuition, que tout restait encore à découvrir dans ce pays pour qui s’intéresse aux inspirés du bord des routes.

 

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Taiwan (anciennement Formose)

 

    Bien sûr, Taiwan était déjà connu pour ses naïfs qui avaient fait l’objet à Paris d’une belle exposition à la Halle Saint-Pierre il y a une quinzaine d’années. Quelques-uns de ces créateurs (relevant à dire vrai plutôt de l’art brut que de l’art naïf), Hung Tung, Lin Yuan, etc, pour les plus talentueux et originaux d’entre eux, sont ainsi aujourd’hui reconnus à leur juste valeur et sont consacrés artistes nationaux dans leur pays du fait du rayonnement international dont l’île, en mal de reconnaissance à tout point de vue, bénéficie par leur intermédiaire.

  Il faut reconnaître que sur le terrain artistique contemporain, à l’exception du domaine cinématographique et peut-être chorégraphique, Taiwan ne brille pas d’un feu très intense au-delà de ses propres frontières. Mais cette découverte du 27 août, associée à la connaissance que j’avais d’un art populaire encore persistant entre autres au sein des communautés aborigènes qui forment la population originelle de l’île (constituée, rappelons-le, de 13 groupes ethniques qui préexistaient avant les premières migrations chinoises initiées par les Hollandais à la fin du XVIe siècle) me laissait supposer que d’autres découvertes devaient être possibles. Disons-le tout de suite, la réalité a dépassé mes espérances.

    Je me suis bien sûr d’abord rendu à Taizhong pour voir de mes propres yeux ce site découvert presque par hasard sur internet. L’environnement qui l’entoure est tout d’abord assez étrange : un immense terrain fraîchement rasé duquel émerge quelques masures bariolées. Comme je l’avais appris, ce lieu était un ancien village militaire construit à la hâte au début des années 50 et prévu pour être temporaire, le temps que l’armée nationaliste de Chiang Kai Sheck se ressaisisse avant de partir à la reconquête du continent. On sait que ce n’est pas ce qu’il advint et le village abrita donc ses occupants abandonnés à eux-mêmes jusqu’à un passé très récent. L’ensemble du village aurait donc été entièrement rasé si M. Huang, mû par un désir incontrôlé de décorer son univers, ne s’était pas mis, au seuil de ses 80 ans (il en a aujourd’hui 93), à prendre le pinceau pour passer à l’acte.

 

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Entrée du site, photo Remy Ricordeau, 2014

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M. Huang devant sa porte avec à côté de lui une grille couverte de petits papiers accrochés par ses visiteurs et contenant des vœux, ph RR, 2014

    Selon le témoignage que je recueillis auprès d’une voisine, ce passage à l’acte s’est au demeurant opéré de manière très graduelle et au début de manière quasi clandestine. M. Huang peint en effet la nuit pour répondre aux instances émises par les personnages qu’il représente (il en est ainsi toutes les nuits, ce qui fait de lui un créateur très prolixe). Il a commencé par décorer l’extérieur de sa masure par petites touches sans revendiquer dans les premiers temps en être l’auteur La supercherie ayant été mise à jour par le voisinage et le résultat ayant été jugé par celui-ci très esthétique, M. Huang fut alors invité et encouragé à laisser libre cours à son imagination qui est aussi débordante que son caractère est modeste et son expression orale mesurée. Toutes les nuits donc, vers 3 heures du matin, M. Huang (qui se couche à 8 heures du soir) s’évertue à peindre ou repeindre ses visions à la lumière des réverbères du quartier. Aux dires de ceux qui ont pu le voir en action, il serait alors dans une sorte de transe, absolument sourd et aveugle à l’environnement extérieur, comme les auteurs de dessins médiumniques. Lorsqu’on l’interroge sur l’identité des personnages qu’il représente, il affirme que la plupart lui sont inconnus et viennent d’un autre monde. Quelques uns cependant sont des humains identifiés qui peuvent être des personnages de l’actualité, télévisuels ou sportifs tel ce basketteur taiwanais jouant dans un club américain et apparemment très connu.

 

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Détail d'une fresque, ph RR, 2014

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Autres détails de fresques, ph.affaires culturelles de la commune

    Après ses travaux nocturnes M. Huang qui a une vie très réglée, réintègre alors la pièce unique dans laquelle il vit seul depuis plusieurs décennies et s’accorde les bienfaits d’un petit déjeuner bien mérité. Il consacre ensuite le début de sa matinée à réaliser quotidiennement deux dessins sur papier (pas un de plus, pas un de moins) représentant des personnages ou animaux plus ou moins fantastiques d’une facture semblable à ceux représentés en extérieur.

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M. Huang montrant avec un ami un de ses dessins (des sortes de lutins?), ph. affaires culturelles de la commune

 

    Dans la suite de la matinée, le lieu commence à lui échapper, c'est-à-dire pour être plus précis, la ruelle qu’il a décorée est alors envahie par des dizaines, voire, certains jours, des centaines de jeunes gens venant se faire prendre en photo.

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"Des dizaines de jeunes gens viennent se faire prendre en photo...", ph. RR, 2014

   J’ai été très surpris par l’extrême jeunesse de la plupart des visiteurs mais les raisons de leur intérêt pour ce lieu l’expliquent en partie : elles sont essentiellement de nature superstitieuse dues aux couleurs, aux sentences bienveillantes exaltant l’amour, le bonheur et la paix ainsi qu’à la facture très manga japonais de certains dessins qui évoquent l’innocence naïve de l’enfance et qui concourent à transformer la ruelle en temple dédié au  Dieu du bonheur. Ces pèlerins d’un genre singulier expriment ainsi leurs vœux et leurs espoirs sous la forme de petits papiers qu’ils suspendent à des fils.

 

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Vue extérieure avec des rochers disposés dans le jardin pour être peints, ph. RR, 2014

 

     Une telle fréquentation ne pouvait évidemment que susciter un début d’exploitation commerciale qui pour être encore fort modeste (vente sur place de cartes postales reproduisant certains détails des murs) laisse cependant craindre un développement plus industriel. Si jusqu’à présent le décor peint par M. Huang est en effet l’objet d’une protection plutôt désintéressée, un responsable culturel de la ville que j’ai rencontré sur place lors de mon second passage ne m’a pas caché l’ambition de la municipalité d’utiliser le site comme lieu touristique pour faire connaître la ville de Taizhong au-delà des frontières de Taiwan. A cette fin ont été créés à côté du site un parking et un square dans lequel ont été disposées de grosses pierres et érigés des panneaux en ciment que M. Huang a été invité à couvrir. De même les enduits de certains des murs extérieurs du pâté de maison encore immaculés ont été refaits et seront prochainement peints en toute liberté par l’artiste ainsi honoré. Car pour être honnête, il faut reconnaître que celui-ci se félicite de toute cette attention qui lui est accordée car, en manque d’espace à peindre, il est réellement boulimique en surfaces à recouvrir, au point de peindre également et de repeindre sans cesse le sol de l’espace qui lui est imparti.

Remy Ricordeau

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¹ Yongfu correspond à son prénom et Huang à son nom.

 

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Une vue parmi des dizaines d'autres d'une zone de sol couvert des peintures et parfois des inscriptions de M. Huang, ph. affaires culturelles de la mairie

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    A paraître bientôt sur ce blog d'autres articles rédigés par Remy Ricordeau à la suite de son voyage de prospection à Taiwan:

Le temple idéal d'un pisciculteur taoïste

La falaise sculptée du paysan Chen Ruiguang

Le jardin en folie d'un aborigène Amei

Le jardin enchanté d'un garde-barrière retraité

Le parc de l'oreille de buffle: l'œuvre sculpté du paysan Lin Yuan

Entre art rituel et art populaire acculturé, les décors aborigènes contemporains

 

 

Commentaires

On attend avec impatience la suite d'une série si bien entamée.

Écrit par : Emmanuel Boussuge | 15/03/2014

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Cher Rémy, votre reportage sur M. Huang est incroyable. C'est assez rare je crois de voir un peintre recouvrir même le sol. Je l'imagine la nuit avec ses quelques pots de peinture progresser dans le recouvrement de ce qu'on pourrait presque appeler son territoire. Son style me rappelle celui d'autres artistes d'autres continents comme Anselme Boix Vives, Mustapha Asmah ou même Joseph Crepin. Le dessin est aussi très beau. Je me demande si M.Huang les vend ou s'il les garde comme étant indissociables de son environnement, de son œuvre.

Écrit par : Darnish | 21/03/2014

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"Rare de voir un peintre recouvrir même le sol...", cher Darnish, eh bien, pas tant que ça. Il y eut à une époque (dans les années 80), plus près de nous, à Montauban, une peintre autodidacte, Amélia Mondin, qui peignait sur bois, faisait des fresques sur ses murs, y compris extérieurs, peignait aussi sur des rideaux, sur des chaises longues, et sur le pavement en béton de sa cour. Mais ici nulle institution ne la prit au sérieux et quand les badigeonneurs et effaceurs vinrent, personne ne les dissuada. Restent quelques photos que je montrerais un jour.

Écrit par : Le sciapode | 21/03/2014

Cette question de la vente des dessins réalisés sur papier est délicate car je dirais que M. Huang n'en est plus vraiment maître. Comme je le dis dans l'article, il est soutenu dans sa création par le bureau culturel de la ville, mais plus que cela, je dirais qu'il est pris en charge dans sa vie quotidienne par quelques personnes de ce bureau sensés le protéger. Lors de ma première visite, j'avais émis le souhait d'acheter quelques dessins. Gêné, M. Huang m'avait demandé de m'adresser à l'employée présente qui s'occupe un peu de lui tout en vendant des cartes postales et en gérant le flux des visiteurs. Celle-ci m'avait suggéré de repasser pour lui permettre d'en référer à ses supérieurs car, m'expliqua t-elle, M. Huang avait été dans le passé l'objet de spoliation de la part de galeristes locaux. (Malgré mes questions, on ne m'a pas donné plus de détails). Lors de ma seconde visite, sachant que je devais repasser, le responsable de ce bureau était venu pour me rencontrer. Il m'a alors expliqué la même chose en ajoutant que compte tenu du grand âge de M. Huang et de sa perte relative du sens des réalités (ce qui est sans doute en partie vrai), toute sa production était désormais protégée par la municipalité. L'intention étant de créer "à terme" (sic) un centre culturel dans lequel celle-ci serait exposée. Moyennant quoi la municipalité lui donnait les moyens de continuer son oeuvre en le protégeant et en l'aidant dans sa vie de tous les jours (de fait ce jour là ce responsable devait également emmenait M. Huang chez le dentiste). Voilà rapidement résumée la situation. Aucun dessin de M. Huang n'est donc à vendre. Le responsable m'a par contre fourni une clé USB contenant plusieurs dizaines de photos montrant M. Huang accompagné d'un ami exhibant ses dessins. L'une de ces photos est reproduite dans l'article.
Merci en tous cas de votre intérêt pour mes petites découvertes. J'espère que la suite à venir prochainement ne vous décevra pas.

Écrit par : RR | 21/03/2014

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Merci pour ces renseignements, j' imaginais en effet très bien que vous ayez eu envie de ramener avec vous un dessin qui d'ailleurs semble fait au feutre. je dirais enfin, tout comme Emmanuel Bossuge, que je suis impatient (vu les titres prometteurs des articles)de découvrir la suite et d'avoir ainsi un point de vue sur un art d' une région qui m'est tout à fait inconnue.

Écrit par : Darnish | 21/03/2014

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Il faudrait peut-être ajouter pour la gouverne de Mr. Darnish que la grande majorité des dessins de Huang Yongfu reste tout de même assez secondaire par rapport à sa production sur les murs. Il y cède passablement à une tendance plus faible, celle de faire dans le mièvre et le cu-cul taiwanais (ce que Remy appelle par euphémisme "la facture très manga japonais" ; je suis désolé de dire que les manga japonais sont plus divers qu'on croit et de bien meilleure qualité en tout cas que ces dessins, qu'il suffise de se référer aux dessins animés japonais de Miyazaki et autres,véritables chefs d’œuvre graphiques -et scénaristiques, ainsi qu'à tant d'autres romans graphiques japonais). Les "lutins" que j'ai gardés dans la note de Remy sont ce qui m'a paru le plus intéressant de toute cette production (j'ai en effet pu voir les repros de la fameuse clé USB).

Écrit par : Le sciapode | 21/03/2014

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