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03/04/2014

Art brut à Taïwan (3): La falaise sculptée du paysan Chen Ruiguang, par Remy Ricordeau

La falaise sculptée du paysan Chen Ruiguang

 

       A l’Est d’une plaine côtière large d’une cinquantaine de kilomètres, la partie centrale de l’île de Taiwan est constituée d’une zone montagneuse qui court du Nord au Sud. Sur les contreforts de la montagne Alishan,  la préfecture de Jiayi, au centre de l’île, est une région d’agriculture  tropicale (Taiwan est traversé par le tropique du Cancer) à la végétation luxuriante. Champs d’ananas, de bananiers ou de cocotiers côtoient des plantations de caféiers, lesquels ont justement besoin de l’ombre de ces derniers pour se développer. Si la nature se montre ici généreuse, les  paysans qui travaillent cette terre n’en ont pas pour autant fait fortune. Les parcelles sont petites qui obligent souvent les enfants à aller chercher du travail à la ville. Ceux qui restent, s’ils savent se contenter de revenus modestes, ont au moins la satisfaction de ne pas se tuer à la tâche : peu de travail en effet en dehors des périodes d’entretien ou de récolte, ici la nature accomplit seule la besogne.

 

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Portrait du créateur extrait d'un site web chinois, DR

 

 

      Peut-être est-ce cette relative disponibilité de temps qui a amené Chen Ruiguang, un paysan du district de Zhong Pu à vouloir commencer à s’exercer à la calligraphie. Cet art lui plaisait mais n’ayant pas poursuivi ses études au-delà du cycle primaire, il en était resté ignorant. Ses premiers travaux sur papier se révélèrent d’une facture maladroite. Sans doute, étant lui-même insatisfait  devant ces premiers résultats, l’envie lui vint alors de changer d’exercices et de se mettre à copier des hiéroglyphes égyptiens sur des écorces d’arbre récupérées. Encouragé par des résultats qui le comblaient davantage, il songea qu’il pouvait s’essayer à copier également des caractères chinois primitifs, du type de ceux qui ont été gravés il y a quelques milliers d’années sur des carapaces de tortue (Les Jiakuwen qui constituent les premières inscriptions connues de l’écriture chinoise). L’exercice lui plut et voulant passer de la copie à la création il se mit à en imaginer et à en dessiner d’autres de même facture, mais cette fois de son cru.

 

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Inscription sur rocher, photo Remy Ricordeau, 2014

 

 

      Au début des années 2000, arrivé à l’âge de la cinquantaine, M. Chen s’avisa de la fragilité des supports qu’il avait jusqu’alors utilisés. Il se dit que s’il se mettait à graver ses caractères sur quelque rocher, il laisserait ainsi des traces moins éphémères de son passage sur terre, à l’image de certains empereurs dont des calligraphies ont pu être reproduites sur les montagnes sacrées taoïstes.

 

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Echafaudage nécessité par les travaux d'inscription de Chen Ruiguang, cliché extrait d'un site web chinois, DR

 

      Non loin de chez lui se trouvait précisément  une petite falaise dont la roche, suffisamment plane pour être gravée, s’étendait sur une longueur d’une centaine de mètres. Aidé de quelques amis, il en débroussailla les abords et ouvrit un chemin pour y accéder (lequel fut goudronné quelques années plus tard).

 

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Inscriptions sur roche le long de la route goudronnée, ph. RR, 2014

 

 

   Au grand désespoir de sa femme qui le considérait comme mentalement un peu dérangé, il décida alors de ne se consacrer dorénavant qu’à la réalisation de son grand œuvre. A cette fin il installa un échafaudage en bambou pour accéder à la partie supérieure de la falaise haute de plus d’une dizaine de  mètres et se mit à graver.

 

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Ph. RR, 2014

 

      En un peu plus de cinq ans, au prix d’un travail journalier, M. Chen a ainsi à peu près couvert la totalité de la surface disponible. Du fait de l’humidité du climat les premières graphies commencent à être recouvertes de mousse. Je n’ai pas eu le loisir de rencontrer le créateur qui a la réputation d’avoir un caractère un peu bourru. Mais à ce qu’il m’a été confié, il songerait à les rendre de nouveau un peu plus visibles.

 

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Ph. RR, 2014

 

    Je n’ai malheureusement pas obtenu d’informations fiables sur les raisons d’un tel acharnement dans la création ni non plus sur le sens ou le message mystérieux dont cette étrange calligraphie se veut peut-être le vecteur. Les voisins prétendent qu’elle ne veut rien dire. C’est peut-être vrai à moins que pour quelque raison le créateur veuille garder pour lui son secret. Il est certain cependant que d’éventuels archéologues des siècles futurs se perdront en conjectures en essayant de déchiffrer le sens de ces inscriptions qui, pour un néophyte, ont toutes les apparences de véritables caractères chinois. En utilisant en effet des éléments constituant des caractères réels, M. Chen s’est amusé à créer une écriture imaginaire pour son propre plaisir. Seuls quelques dessins ou traits d’animaux ou de visages viennent cependant mettre la puce à l’oreille de l’observateur en le laissant soupçonner une supercherie. Mais c’est précisément l’intérêt de ce site que d’intriguer le passant par le mystère de ses inscriptions car il y a fort à parier que le badaud resterait indifférent s’il ne se trouvait en présence que de simples reproductions de sentences vertueuses.

     Remy Ricordeau

 

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 Sur cette paroi le long de la route on voit des dessins mêlés aux inscriptions, davantage des sortes de pictogrammes que des signes chinois ; ph. RR, 2014

 

Commentaires

Un peu bourru, dites vous. Je songe (mais je me trompe peut-être) au fait que ceux qui sculptent la pierre me semblent souvent des êtres plus intériorisés, plus renfrognés, plus bourrus, c'est le mot, que ceux qui manient truelles, gâchent ciment, tordent métal, fendent bois, et colorient le tout, eux plus affables, et prêts à gloser sur leurs travaux. Le génial Jean-Marie M dans sa forêt du Quercy n'est pas tout à fait ce qu'on appelle un boute-en-train hyper-social, et même l'ermite de Rothéneuf sur ses rochers ne me semble pas avoir été, malgré son statut d'abbé, un joyeux zig. Des célibataires, aussi. J'aimerais bien savoir si ce Monsieur Chen est marié. Est-ce se colleter au minéral qui rendrait taiseux, ou bien plutôt être un taiseux sentimental qui pousserait à préférer le contact des pierres, muettes, immobiles et toujours fidèles (... telles des épouses parfaites, mais là, je risque de me faire castrer par Isabelle Molitor et Félicie Corvisart réunies, je sens déjà la lame...)? Je n'ose penser à cette bande de types hirsutes, renfrognés et sans nul doute puants qui ont creusé les roches de la vallée des Merveilles, ahanant sur leurs pointes de silex sans même se regarder entre eux, chacun dans sa bulle de hantises et de génie.

Écrit par : Régis Gayraud | 03/04/2014

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S'il est vrai que Jean-Marie Massou n'est pas connu pour être un boute-en-train désopilant, on ne peut vraiment le joindre à l'abbé Fouré. Je ne saurais trop vous recommander de vous reporter à la note que je consacrai en 2010 à une carte postale le montrant faisant des pitreries au milieu de bourgeois venus le visiter dans ses rochers: http://lepoignardsubtil.hautetfort.com/archive/2010/04/13/foure-niouses.html
Je ne pense pas qu'il dédaignait les plaisanteries et les petites farces. C'est son apparence physique, certes austère, qui fait croire que c'était un homme bourru. Le caractère n'était pas au diapason, je le soupçonne fort. Saviez-vous, de plus, qu'il avait une bonne, l'abbé? On n'ose imaginer même s'il n'y eut pas quelques parties de jambes en l'air au fond de l'Ermitage...
Quant aux rochers de la Vallée des Merveilles, je ne vois pas personnellement des types hirsutes et puants en train de les graver, même si on les présente comme un peuple d'éleveurs de chèvres. Les remugles et autres relents devaient facilement s'évaporer à ces altitudes fort ventées, où j'ai randonné jadis, l'un de mes plus beaux souvenirs de balade du reste.

Écrit par : Le sciapode | 04/04/2014

Oui, M. Chen est marié, je précise même dans l'article qu'il s'est lancé dans cette aventure créatrice "au grand désespoir de sa femme qui le considérait comme mentalement un peu dérangé". Vous me lisez trop vite mon cher Régis. Quant à savoir si ceux qui sculptent sont plus intériorisés, plus renfrognés, plus bourrus, que ceux qui manient la truelle, je ne suis pas sûr de la pertinence de votre hypothèse. Pour vous en convaincre, attendez le sixième épisode à venir de cette série car il sera consacré à l’œuvre sculpté d'un créateur paysan analphabète dénommé Lin Yuan qui était au contraire, vous le verrez, un joyeux zig plein de malice. Quant à son statut matrimonial il était veuf et avait donc lui aussi été marié.

Écrit par : RR | 03/04/2014

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Phidias et Praxitèle étaient sculpteurs, mais ils ne semble pas qu'ils aient paru à leurs contemporains renfrognés ou frustrés. Quant à Pygmalion, il a si bien besogné sa statue que le marbre s'est fait chair. C'est curieux, mais l'image a priori que je me suis toujours faite du sculpteur est toute différente : je le vois sensuel, volubile, généreux, modelé physiquement par son affrontement permanent avec la matière, en quelque sorte devenu lui-même une sculpture vivante.

Écrit par : L'aigre de mots | 04/04/2014

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Il aurait presque pu écrire "la Peau de l'ombre" en somme.

Écrit par : Gazou Gazou | 04/04/2014

Je n'ai plus qu'à me couvrir la tête de cendres, et à m'enfuir sous les quolibets.

Écrit par : Régis Gayraud | 04/04/2014

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Allons, ne soyez pas si excessif puisque vous aviez vous même pris soin de faire précéder votre hypothèse d'un "(mais je me trompe peut-être)".
Bon, ça a été le cas, d'accord, mais ça arrive à tout le monde, non ? Pas la peine de se mettre dans des états pareils !

Écrit par : zébulon | 04/04/2014

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Êtes-vous sûr que ce monsieur Chen soit le seul graveur de la falaise ? Car à regarder les inscriptions de plus près, celles de la dernière photo semblent plus rudimentaires que sur les autres clichés. De plus ils sont gravés en creux alors que les autres le sont en relief. Étrange, non ?

Écrit par : jean | 07/04/2014

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Voilà qui est bien observé. Je m'étais également fait cette remarque lorsque j'étais sur le site, mais les inscriptions que vous évoquez se trouvant dans la partie basse de la falaise au début du chemin, je me suis dit qu'il s'agissait sans doute des premiers éléments que M. Chen avait gravés et qu'il avait en quelque sorte sophistiqué sa technique au fur et à mesure de l'évolution de son travail. Ce jour-là je n'avais malheureusement pas beaucoup de temps et je n'ai pu rencontrer qu'un seul des voisins qui n'était peut-être pas le plus informé. Il ne m'a parlé que de Chen Ruiguang et ne m'a pas évoqué d'autres graveurs. Avec ce voisin j'ai pu recouper les quelques informations que j'avais eues sur le blog de voyage taïwanais par lequel j'avais découvert l'existence de ce site (duquel j'ai d'ailleurs extrait les deux photos où l'on voit le créateur et son échafaudage). Sur celui-ci, il n'était pas non plus mentionné d'autres intervenants. Je n'en sais donc pas plus, mais il est vrai qu'une enquête un peu plus approfondie mériterait sans doute d'être effectuée.

Écrit par : RR | 07/04/2014

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A propos d'écritures attestées ou imaginaires, en Iran aussi on s’interroge:

http://archeo.blog.lemonde.fr/2014/04/09/une-nouvelle-ecriture/

Écrit par : zébulon | 10/04/2014

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Nous n'irons pas gloser Glozel, mais on y pense.

Écrit par : Atarte | 10/04/2014

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Pour ceux qui ne connaissent pas la controverse de Glozel.

http://www.arcturius.org/chroniques/?p=26515

Écrit par : zébulon | 14/04/2014

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au niveau du type de gravure sur pierre, ne travaille-t-on pas differemment quand on se trouve sur la terre ferme que quand on se trouve suspendu entre terre et ciel? ....réflexion de la part d'une de mes amies sculpteur de pierre...
A vous d'approfondir!

Écrit par : Landry | 21/04/2014

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Et quand on est sous la mer? Et quand on fait les pieds au mur? Et tout nu? Et dans l'espace? Et sur la planète Mars? Et en faisant du ski? Et dans un igloo? Etc, etc.
A vous d'approfondir....

Écrit par : Isidore Nepte | 23/04/2014

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Certes, Landry, certes, mais quel approfondissement attendez-vous de moi, je ne comprends pas très bien. Comme semble le sous entendre ironiquement Isidore, votre demande d'approfondissement est en effet énigmatique.

Écrit par : RR | 23/04/2014

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Faire de la sculpture en apesanteur, voilà qui pourrait être pas mal non plus. Si les ingénieurs de la NASA avaient un zeste d'imagination (autrement dit, s'ils n'étaient pas arraisonnés aux impératifs économiques), ils proposeraient à quelques artistes bruts, fous de préférence, d'aller faire un petit séjour dans l'ISS avec les outils et les matériaux nécessaires. On pourrait peut-être enfin rigoler, sans craindre que le ciel nous tombe sur la tête.

Écrit par : L'aigre de mots | 23/04/2014

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