08/06/2015
Les poupées de Nagoro pour repeupler ou pour témoigner de ce qui fut et ne reviendra plus?
Voici un lien vers un petit film de Fritz Schumann diffusé sur le site du National Geographic relatif à une dame qui vit dans un village déserté (37 habitants aujourd'hui, et comme elle le dit dans le film, il y a plus de poupées désormais, 350 environ - simulacres des anciens habitants - que de personnes vivantes).
Capture d'écran d'après le film de Fritz Schumann
Cela se passe au fond d'une vallée perdue du Japon. Je dois cette information à une spectatrice qui nous en a parlé lors de mon intervention récente à la Bibliothèque Robert Desnos de Montreuil. C'est l'évocation que je fis à un moment des créateurs d'épouvantails, Denise Chalvet et Pierre-Maurice Gladine dans l'Aubrac, qui eux aussi peuplent leur coin perdu de mannequins que l'on peut interpréter comme autant de simulacres de mortels disparus, qui fit penser à cette dame de rapprocher leur démarche de celle de la créatrice japonaise. Pour voir la vidéo, cliquez sur le lien...
Dans l'ancien garage de Denise Chalvet et Maurice Gladine, ph . B. Montpied, 2012
Capture d'écran d'après le film de Fritz Schumann, "J'ai commencé de faire des poupées il y a dix ans" (Ayano Tsukimi)
Capture d'écran d'après le film de Fritz Schumann, "Je pensais que nous avions besoin d'épouvantails..."
Capture d'écran d'après le film de F. Schumann, "Donc je fis une poupée semblable à mon père..." (aveu qui peut prêter à sourire: le père épouvantail, qui fait peur, mais qui peut aussi vouloir dire autre chose: le père qui protège et fait fuir les mauvais esprits...)
La dame faiseuse de poupées se nomme Ayano Tsukimi. On trouvera peut-être ses créatures assez peu naïves au demeurant ; il semble que cela tienne au fait que la créatrice soit une femme cultivée : elle tient avec aise un discours qui montre une conscience nette de son travail et une réflexion poussée à propos de l'existence.
Capture d'écran d'après le film de F.S. ; "Je suis très bonne pour confectionner des grand-mères..."
Elle vit dans un petit village (Nagoro) de Shikoku, une des quatre grandes îles du Japon. Elle crée une poupée chaque fois qu'un habitant décède ou quitte le village, ce qui constitue de fait un témoignage mémoriel (éphémère ; comme elle le dit, les poupées durent encore moins que les humains, puisqu'elles se désagrègent en moins de trois ans généralement). Elle dresse ainsi sous le ciel, à la merci des aléas climatiques, le simulacre du patrimoine humain de son village (chacune des poupées campant un habitant dans une activité caractéristique, que cela soit pendant un travail ou un loisir ; elle a ainsi reconstitué l'école avec son personnel et ses élèves disparus, des paysans dans les champs, des pêcheurs et des chasseurs, etc.).
Capture d'écran d'après le film de F.S. ; la classe d'école (alors que la vraie école d'origine a disparu à présent)
Cela apparente son travail aux sculptures de Stan Ion Patras et ses émules qui dans le village de Sapinta dans le Maramures en Roumanie ont conservé au fil des années, dans un style infiniment plus naïf pour le coup, la mémoire des habitants du village dont les proches souhaitaient voir les faits marquants de leurs vies représentés en sculpture et peints sur leurs stèles funéraires. Le cimetière "joyeux" de Sapinta a constitué ainsi au fil des ans la saga colorée des habitants transitoires du village (voir ci-dessous une photo empruntée au site Archi Libre).
Les mannequins-épouvantails de Denise et Maurice dans l'Aubrac proviennent probablement d'une semblable quoiqu'inconsciente volonté de ressusciter les fantômes du passé, d'où l'allure de zombies qu'ils peuvent prendre parfois à mes yeux... De même un habitant de l'Hérault, Henry de la Costète (pseudonyme choisi par lui), que nous a révélé Dom sur son blog Hérault insolite, a reconstitué un village occitan typique (appelé Camarière) sur une colline en terrasses en plantant dessus des mannequins et des cabanes censées figurer les différentes activités de ce village conçu comme un archétype de son village d'enfance.
Henry de la Costète, village occitan simulacre de Camariere avec mannequins et boutiques d'artisans, commerces, à Lunas (Hérault); ph. BM, 2012
On constate donc que de Nagoro à l'Hérault et l'Aubrac de semblables nostalgies sont au travail, trouvant de semblables solutions dans des styles divers.
Capture d'écran film F.S., "Peu de gens aiment mes poupées, je présume...": Mais si, Mme Tsukimi, détrompez-vous... Par ici, en France, elles nous parlent!
10:44 Publié dans Art immédiat, Art naïf, Art populaire contemporain, Confrontations, Environnements populaires spontanés | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : ayano tsukimi, nagoro, village des poupées, valley of dolls, fritz schumannn denise chalvet, maurice gladine, épouvantails, mannequins en plein air, henry de la costète, lunas, camariere village occitan, sapinta, maramures, stan ion patras, cimetière joyeux | Imprimer
Commentaires
Pour Maurice, personne ne l'appelle Pierre-Maurice. (En la matière, il me semble qu'il vaut mieux respecter les usages plutôt que l'état civil). Quant à savoir si leur création relève "probablement d'une semblable volonté de ressusciter les fantômes du passé", je n'en suis pas si certain, même si, je vous l'accorde, leur mode de vie et leur vision du monde les rattachent plutôt au passé qu'à ce qui s'esquisse dans le présent comme futur vraisemblable. Mais je ne pense pas qu'il y ait chez eux quelque volonté de ressusciter quoique ce soit. Par contre, la comparaison entre les sites de Nagoro et celui de Lunas me semble dans l'esprit tout à fait pertinente car dans les deux cas il y a la volonté de représenter une réalité disparue.
Écrit par : RR | 08/06/2015
Répondre à ce commentaire"Personne ne l'appelle Pierre-Maurice"? Peut-être, mais je vous rappellerai que la première fois où lui et moi nous sommes parlés, lui au moins s'est présenté sous ce prénom. Alors je veux bien qu'à présent que vous l'avez rencontré plusieurs fois vous soyez plus familier de l'usage, mais laissez-moi mon souvenir de premier contact où il employa ce double prénom qui peut-être lui paraissait plus en jeter...
Il n'est donc pas question pour moi de faire allégeance à l'état-civil comme vous l'insinuez, d'une manière un peu offensante je trouve pour une fois...
Je ne l'ai pas fait pour l'abbé Fouré, que l'état-civil appelait Fouéré, je ne vais pas commencer pour Pierre-Maurice.
Cela dit je fais tout de même écho à "l'usage" puisque j'emploie le simple prénom "Maurice" en légende de ma photo des mannequins de Denise.
J'ai légèrement remanié ma note quant à la mention des "fantômes du passé", en les rapprochant des zombies, auxquels ils ressemblent tout de même passablement. Je ne peux me défaire de l'impression que ces marcheurs immobiles plantés dans la colline au-dessus des habitations de leur hameau sont comme des esprits qui font retour... Depuis la terre où ils furent oubliés. En les confectionnant, poussés par on ne sait quelle pulsion intérieure, Denise ré-ouvre une porte qui fait passage entre le monde des défunts et le monde des vivants. Et ressuscite bien, re-suscite si vous préférez quelque chose du passé.
Tout en créant quelque chose de neuf au delà de toute tradition d'art populaire.
Écrit par : Le sciapode | 08/06/2015
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