27/04/2016
"André et les Martiens" de Philippe Lespinasse, quelques remarques
Couverture du DVD du film de Philippe Lespinasse, 2016
Les créateurs réunis par Philippe Lespinasse dans un montage d'environ 66 minutes sous le titre André et les Martiens ont un point commun, celui de vouloir rassembler des éléments épars, disjoints, hétéroclites en un tout homogène qui tient avant tout par l'emploi de fils, de liens, de ligatures ceinturant les dits éléments : André Robillard, choisi lui-même au départ par le réalisateur-monteur pour lier les diverses séquences consacrées aux autres créateurs, et être un fil rouge durant toute la durée du film, attache ses tubes, ses crosses, ses patins à glace et autres objets de récupération de gros rubans de fort adhésif chargés d'aider à donner forme à ses fusils inoffensifs. Judith Scott embobine des objets de hasard d'un embrouillamini de fils de toutes les couleurs où elle ajoute des nœuds, créant des sortes de chrysalides sans identité reconnaissable. Richard Greaves au Québec parle des cordes qui tiennent ses cabanes en un savant équilibre déséquilibré. André Pailloux (déjà vu dans Bricoleurs de paradis et repéré dans Eloge des jardins anarchiques ; mais je dois dire que la séquence où il apparaît dans le film de Lespinasse n'apporte pas grand-chose de plus par rapport à ces deux références) laisse manipuler son vélo avec grandes précautions, car ça n'est pas seulement un vélo, mais un jardin sur roues, tissé de colifichets en tous genres, comme une toile d'araignée de bibelots en plastique qui aurait été destinée à partir sur les routes, "quand il n'y a pas de vent", dixit Pailloux. Et ce jardin sur roues, double de son jardin hérissé de vire-vent, il y tient, Pailloux, c'est son double aussi bien, on ne lui arrachera pas comme cela. Seul de tous peut-être, Paul Amar n'utilise pas le fil. Car lui recourt à la colle pour assembler en théâtres rutilants de couleurs –c'est le moins qu'on puisse dire– des milliers de coquillages qu'il usine, adapte, associe, agrège, faisant entrer de gré ou de force ces éléments disparates dans son imaginaire unifiant.
Judith Scott, œuvre exposée à l'exposition Sur le fil à Wazemmes
Paul Amar, œuvre présente dans la Collection de l'Art brut, Lausanne, ph. Bruno Montpied, 2011
Si tous ces créateurs présents dans le film de Lespinasse –comme ce dernier les présenta au cours d'une récente avant-première organisée par l'ambassade de Suisse à Paris– peuvent être vus comme des "libertaires" réinventant leur monde, ils sont avant tout à mes yeux des individus viscéralement liés à des objets ou des architectures transitionnels qui leur servent à se redresser en dépit du désordre ambiant, en remettant de l'unité dans un monde en miettes.
Richard Greaves, ses anciennes réalisations au Canada, ph. site bootlace and lightning
Par ailleurs, au cours de la même soirée d'avant-première, notre réalisateur tint à établir sa ligne directrice en matière d'éthique documentaire. Il trouve, ce fut son mot ce soir-là, "autoritaires", les films qui comportent des commentaires de leurs réalisateurs. Il préfère, comme l'écrasante majorité des réalisateurs actuels, laisser parler "librement" ses personnages, des créateurs par ailleurs tous classés par lui (peut-être un peu approximativement) dans "l'art brut". Cela traduirait sa volonté de laisser libre la parole... Je ne suis pas d'accord avec cela. Un réalisateur qui donne un avis par commentaire sur ce qu'il filme nous impose-t-il vraiment son interprétation? Le spectateur n'aurait-il donc plus de sens critique, ficelé qu'il serait aux propos qui lui seraient comme injectés de force? Ce serait se représenter le spectateur comme un consommateur hébété, pieds et poings liés devant l'écran. Ce dernier sait faire la part des choses, et même, lorsqu'il n'y a pas de vision subjective affirmée à l'écran, il sait reconnaître, derrière les montages, un choix, celui des séquences conservées parmi les dizaines d'heures de rushes tournées en amont, ou celui des réparties des auteurs interviewés, toutes choses qui distillent de manière masquée le point de vue du réalisateur du film. Celui-ci peut-il en conséquence nous faire croire plus longtemps à sa retraite devant la personne qu'il souhaite nous présenter comme étant affranchi de son regard? Que nenni.
Cela dit, ce ne fut qu'un mot lâché par Lespinasse au hasard d'une diatribe improvisée à la fin de la projection de son film. Parmi les réalisateurs de docs sur les créateurs populaires autodidactes, il n'est pas de ceux qui font particulièrement le choix de s'effacer. Dans ce dernier opus, André et les Martiens, qui reste un film empreint de légèreté et fort agréable à suivre, il ne craint pas de se faire filmer avec Judith Scott qui lui pince tendrement le quart de brie, avec envie sans doute de voir si elle pourrait se l'annexer pour l'embobiner lui aussi...
Le film sortira sur les écrans le 18 mai. Un DVD a été édité. Petit extrait ci-dessous:
00:48 Publié dans Art Brut, Art immédiat, Cinéma et arts (notamment populaires), Environnements populaires spontanés, Environnements singuliers | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : andré et les martiens, andré robillard, judith scott, richard greaves, andré pailloux, philippe lespinasse, cinéma documentaire et commentaires, fils, ligatures | Imprimer
Commentaires
Bonjour, J'ai vu le film hier soir. Je l'attendais avec impatience (je n'avais pas regardé la bande annonce) . Une véritable déception. C'est une caméra qui cherche et incite au sensationnel. La séquence où André Robillard parle en martien fut pour moi insoutenable, c'est long. Pareil, avec André Pailloux, lorsqu'il insiste pour monter sur le vélo... Ce film est laid. On passe à côté de l'Art Brut et de ses compagnons. Les documents sont rares, c'est dommage.
Écrit par : Laurent | 04/02/2017
Répondre à ce commentaireLe cinéma a des limites, c'est pourquoi personnellement je ne me suis dirigé que très succinctement vers lui pour parler des créateurs autodidactes (entre autres).
Mais tout de même une remarque. Dans la séquence Pailloux, personnellement, je n'ai pas le même souvenir que vous. Ce n'est pas lui qui monte sur le vélo et ça l'embête visiblement que ce soit un comparse du réalisateur qui monte dessus. Moi, j'ai trouvé, en voyant ça, qu'on lui forçait la main, et qu'on ne le respectait pas. Il faut bien comprendre que ce vélo, pour Pailloux, c'est une partie intime de lui-même dont il ne peut se défaire. Il y est viscéralement attaché. Faire monter quelqu'un d'autre dessus, ce fut certainement pour lui, sur le moment, comme une forme de viol. Ce passage m'a mis en vérité assez mal à l'aise.
Pour le reste, le film ne m'a pas paru long et cherchant le sensationnel, juste un peu "léger". Peut-être pourrait-on plutôt pointer un certain manque d'empathie, une difficulté vécue dans l'approche de ces individus pas comme les autres.
Écrit par : Le sciapode | 04/02/2017
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