23/12/2018
Paradis perdus, une énigme iconographique
Je ne crois pas avoir déjà fait une note sur le tableau naïf anonyme ci-dessous, acquis il n'y a pas si longtemps à la défunte Foire de la Bastille qui était partie au Champ de Mars, puis derrière le château de Vincennes, avant d'être virée pour de bon (merci, Mme Hidalgo...)...
Anonyme, Adam et Eve chassés du paradis, avec Dieu qui joue du balai avec une branche (c'est en fait un chérubin, voir commentaire), des inscriptions bibliques: "Le serpent t'écrasera la tête", "tu enfanteras dans la douleur", "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front"...), un poisson collé en bas à gauche, placé donc en dehors du paradis, sans explication..., huile sur toile, 23 x 41 cm, sans date ; coll. et photo Bruno Montpied.
Il y avait un éléphant violet au paradis donc, m'étais-je dit, en le contemplant. J'aime bien le rendu simplissime des personnages, la vision du jardin riant d'où le père Dieu en robe blanche chasse les deux amants sans ménagement, et eux qui ont l'air de gambader, plutôt que d'accuser le coup...
Et je l'avais rangé dans ma collection d'œuvres naïves anonymes, un beau spécimen, trouvé-je... Jusqu'à ce qu'aujourd'hui, en fouillant dans des publications liées à ce qu'on appelait, autour des années 1950, "l'art psychopathologique", à une époque où les médecins cherchaient à mettre en évidence des caractéristiques stylistiques inférées par les différentes maladies mentales chez leurs patients s'exprimant artistiquement, je finisse par tomber, stupéfait, sur une œuvre que j'avais oubliée, un dessin aux crayons de couleur, splendide, dû à un certain "Louis G.B.", comme l'appelle Robert Volmat dans ses livres, comme par exemple L'art psychopathologique, paru au moment de la grande exposition de Ste-Anne consacrée à l'art asilaire international, ou bien dans un de ces fascicules édités par les laboratoires Sandoz sur tel ou tel dossier interrogeant les rapports entre l'art et la maladie mentale... C'est dans un de ces fascicules, précisément, que se trouvait la reproduction de l'œuvre en question.
Louis B.G., Adam et Eve chassés du Paradis terrestre. Extrait du fascicule Sandoz sur les Expressions plastiques de la folie, 1956 (le nom de l'auteur n'est pas donné dans le fascicule mais dans le livre de Volmat paru en 1950) ; si l'on compare avec notre première image, les paroles bibliques sont recopiées comme dans l'autre tableau ; l'objet que Dieu brandit ressemble davantage à une sorte de rayonnement qu'à une "branche" (en réalité, si l'on s'en rapporte au récit de la Genèse, il s'agit une épée flamboyante que tient un chérubin, voir commentaires ci-après, c'est vrai qu'on discerne la poignée et la garde de l'épée...) ; le style est plus graphique que pictural ; le personnage en haut à droite, qui paraît s'enfoncer dans le sol, dit:"Regrets éternels" (comme un commentaire, de l'auteur du dessin lui même?)... Le dessin n'est pas daté, il provenait à l'époque de la collection du Dr. Jourdran (de Saint-Egrève, en Isère) et avait donc pu être exécuté longtemps avant les années 1950.
Et voici, au verso de la reproduction, la notice de Robert Volmat au sujet du dessin et de Louis B.G. (1956).
Très frappante – non? – est la confrontation avec le tableau que je possède donc. On se dit dans un premier temps que l'un a copié sur l'autre (plutôt le mien, du reste ?). Ce pourrait être, me dis-je même, un autre cas de démarquage d'une œuvre naïve par un autre Naïf, comme j'en ai déjà rencontré un exemple avec cette version ultra réduite (comme on dit d'une tête qu'elle a pu être réduite par les Jivaros, ou réduite à la cuisson...) de la Carriole du père Junier du Douanier Rousseau, que j'ai un jour acquise avec amusement auprès d'un camarade brocanteur.
Anonyme, la Carriole du père Junier, copie simplifiée d'après Rousseau (notamment avec une réduction de personnel)..., sans date, peinture sur bois, ph. et coll B.M.
A comparer avec ...
Henri Rousseau, dit "le Douanier", La Carriole du père Junier, 97 x 129cm,1908 ; Musée de l'Orangerie.
Mais à bien y réfléchir, on finit par se dire que ce serait tout de même très étonnant qu'il ait pu y avoir rencontre entre ces deux individus, dont l'un était enfermé dans un asile (depuis 1917), souffrant d'une maladie de la persécution (selon Volmat). A moins qu'on imagine un infirmier, tâtant du pinceau en amateur, et s'inspirant du dessin aperçu par dessus l'épaule de son patient... Très improbable... On se représente la rareté de la situation. Ou alors, pourrait-on imaginer un peintre naïf passant en 1950 à la célèbre exposition de Ste-Anne et recopiant en croquis d'abord, puis en peinture, le dessin aux crayons de couleur de Louis B.G....?
Mais il me paraît plus plausible d'imaginer une source iconographique commune aux deux compositions. Reste à trouver laquelle. J'ai un peu cherché, mais pour le moment je suis revenu bredouille. Encore une énigme à faire démêler par les lecteurs, s'il en croise encore par ici...
Et, ci-dessous, voyez ces deux autres dessins de "Louis B.G.", qui ont aussi l'air tous les deux d'être tracés aux crayons de couleur, en dépit des reproductions en noir et blanc, et toujours d'inspiration religieuse, thématique qui paraît être une marque de fabrique de l'auteur...
Louis B.G, Le Sacré-Coeur de Jésus, crayons de couleur sur papier (probablement), sd, sans dimensions, reproduit dans l'Art psychopathologique de Robert Volmat, 1950 ; à noter en bas un détail reproduisant les paysans de l'Angélus comme chez Millet...
Louis B.G, Vive le Christ-Roi, crayons de couleur sur papier (probablement), sd, sans dimensions, reproduit dans l'Art psychopathologique de Robert Volmat, 1950 (alliance du sabre et du goupillon?).
21:01 Publié dans Anonymes et inconnus de l'art, Art Brut, Art immédiat, Art naïf | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : anonymes naïfs, art brut, art psychopathologique, robert volmat, hôpital ste-anne, expressions de la folie, louis g.b., le douanier rousseau, la carriole du père junier, foire de la bastille, adam et eve, paradis, dieu, éléphants | Imprimer
Commentaires
Cher Monsieur Montpied,
Votre article est intéressant et savoureux.
Vous me pardonnerez, j'espère, de lui adjoindre un petit détail technique, qui ne touche pas au fond de ce que vous écrivez : le personnage en robe blanche tenant une branche ou un râteau n'est pas Dieu, mais un ange qui tient une épée de feu (différemment dessinée selon l'inspiration des artistes) pour empêcher Adam et Eve de rentrer au Paradis (ils ont déjà été chassés).
Il s'agit de l'illustration d'un passage du Livre de la Genèse (3, 24): "C'est ainsi qu'il (=Dieu) chassa Adam; et il mit à l'orient du jardin d'Eden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie."
Cordialement,
L'Onagre des Faubourgs.
Écrit par : L'Onagre des Faubourgs | 23/12/2018
Répondre à ce commentaireC’est en effet plus que frappant : c’est le même tableau. Il y a encore deux possibilités : 1) Le créateur du dessin aux crayons de couleurs et celui du tableau à l’huile sont une seule et même personne. Le dessin au crayon lui a tellement plu qu’il a voulu le recopier à l’huile. Le style n’est pas exactement le même, mais parce que la technique influe sur le style. En particulier, les textes ne peuvent pas être calligraphiés de la même manière. Mais est-il possible que dans son hôpital, il ait eu accès à de la peinture à l’huile (plus compliquée à gérer par l’administration que les crayons de couleurs, et plus chère aussi)? 2) L’auteur du tableau à l’huile a eu en mains le livre de Volmat ou le fascicule Sandoz et ce dessin lui a tellement plu qu’il l’a recopié à l’huile. Mais alors, se serait-il permis de modifier le texte comme il le fait à un moment? Est-ce qu’un copiste aurait changé le texte? Est-ce qu’un copiste aurait transformé à ce point l’épée de feu du chérubin (l’Onagre, sorbonagre ou faubourien, est sagace) pour en oublier la poignée et la garde comme il semble qu’elle ait disparu (ce n’est pas bien clair sur la photo) dans le tableau à l’huile?
J’ajoute encore ceci. Il y a ici, dans les deux tableaux, un contresens sur les propos adressés par Dieu au serpent tels qu’on les lit dans la Genèse. Dans la Genèse, Dieu promet au serpent d’avoir la tête écrasée par la postérité de la femme, et non par la femme. La postérité de la femme, c’est-à-dire toute la lignée humaine, en contrepartie de quoi le serpent pourra blesser ladite lignée humaine au talon, en quelque sorte, dans les siècles des siècles. L’auteur du dessin, comprenant mal la phrase dans la traduction habituelle de la Bible telle que la plupart des Français catholiques la connaissaient jadis (la traduction ordinaire est : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité: celle-ci t'écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon » or, ce « celle-ci », si l’on ne comprend pas à quoi il renvoie, peut répondre à tous les fantasmes de mortification des ouailles - masculines comme féminines, en égale mesure (foin du victimisme!) - mais les traductions en d’autres langues, notamment en slavon, sont sur ce point sans l’équivoque du français; et de même la traduction de l’Ecole biblique de Jérusalem qui a traduit plus astucieusement par « lignage », reprenant ce mot par le pronom « il » qui supprime toute ambiguïté, ainsi : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien ») a donc fait cette faute ; mais que cette faute se retrouve telle quelle aussi dans la peinture peut pousser à penser que les deux oeuvres ont bel et bien le même auteur. Un copiste n’aurait-il pas eu à coeur de rectifier le passage inexact? Toutefois, on me dit que cette erreur d’interprétation était fréquente autrefois parmi les fidèles, et que bien des prêtres ne s’y retrouvaient pas assez eux-mêmes pour les mettre en garde. Donc, pourquoi ne pas imaginer que le copiste aussi, guère versé dans l'exégèse vétérotestamentaire, soit tombé à pieds joints dans l’erreur comme le personnage énigmatique du fond qui semble s’enfoncer dans le sol, et se soit borné à recopier le texte de l’original (un peu modifié toutefois et comme porté à l’essentiel, peut-être parce qu’une réminiscence semi-consciente d’un vieux catéchisme lui disait que quelque chose ne tournait pas bien rond dans cette phrase?).
Quoi qu’il en soit, comme le dit aussi notre hirondelle des Faubourgs, les deux amants transgressifs sont chassés de l’Eden depuis un moment déjà, en effet (le chérubin en atteste) et ils ont l’air plutôt joyeux, comme s’ils revenaient narguer l'Eternel aux portes du Paradis, escortés par un serpent plutôt bonasse, dirait-on.
En revanche, on se demande vraiment ce que vient faire ce poisson rajouté par le peintre.
Et l’énigme reste entière.
Écrit par : Régis Gayraud | 27/12/2018
Répondre à ce commentaireQuelques précisions....
La toile semble tout de même réduire le programme visuel du dessin. Le titre perd un mot ("terrestre"), "un jour" a disparu dans la première malédiction, il y a moins d'animaux (le singe notamment n'est plus là) et moins d'arbres au Paradis.
Je confirme que l'on ne voit pas d'épée, ni poignée, ni garde dans la main du chérubin en robe blanche. on dirait vraiment qu'il tient une branche.
Par contre, c'est vrai, le poisson est en plus, mais on peut souligner que c'est un symbole chrétien.
Au-dessus du personnage qui semble s'enfoncer dans le paysage à l'arrière-plan à droite, il y a un éclat qui a fait disparaître un morceau du pigment, où étaient très probablement inscrits les mêmes mots que dans le dessin aux crayons de couleur ("Regrets éternels" ; on les discerne presque dans la peinture originale).
On peut noter que l'orthographe des conjugaisons, "tu enfanteraS...", "tu gagneraS..." a été corrigée dans la peinture par rapport au dessin.
Dans la peinture, il y a trois anges jouant de la trompette qui passent dans le ciel bleu, très imperceptibles dans cette photo publiée en basse résolution... Et on remarque que ce détail se retrouve dans cet autre dessin de Louis B.G. que j'ai rajouté aujourd'hui, "Le Sacré-Coeur de Jésus". Ce qui plaiderait pour l'hypothèse du même auteur pour ce dessin et cette toile...
Pourtant, quelle différence entre le style du dessin, si fin, si appliqué, et la peinture à l'écriture plus relâchée, moins tonique. Et pourquoi ce tableau serait-il sorti de l'asile et des collections du Dr. Jourdran où l'on peut supposer qu'il aurait été archivé? A moins que Louis B.G. ait été guéri, et ait peint ce tableau en souvenir de son dessin produit à l'asile, une fois rendu à la liberté?
Écrit par : Le sciapode | 28/12/2018
Répondre à ce commentaireVotre dernier commentaire, M. le Sciapode, m’a convaincu. Le tableau à l’huile est sans doute l’oeuvre d’un copiste. D’un copiste plus féru que Louis B. G. en orthographe grammaticale : il sait que « Monsieur Tu ne se promène jamais sans son S » (que le « s » est la marque habituelle de la deuxième personne du singulier des verbes conjugués), et même un peu pointilleux sur les bonnes moeurs orthographiques : il ajoute un point pour terminer la phrase « Adam et Eve chassés du Paradis » parce qu’on lui a dit à l’école que cela se fait (c’est donc un pointilleux au sens littéral du terme). Plus féru en orthographe, mais pas très au fait des choses bibliques. En effet, il confond l’épée que tient le chérubin avec une branche d’arbre, et il enlève d’autorité le mot « terrestre » après Paradis, ce qui change bien des choses, car si la lignée d’Adam est privée de Paradis (on se doute depuis longtemps que l’Enfer est vide, mais ça, c’est une autre histoire), qu’est-ce qui reste aux croyants? En revanche, il ajoute, nous dites-vous, trois anges trompettistes, que vous retrouvez en huit exemplaires dans un autre dessin de Louis B. G. Je ne pense pas que cela puisse nous inciter à conclure que le peintre soit Louis. En fait, ces anges trompettistes, qui sont sept pour annoncer l’Apocalypse, n’ont rien à faire du côté du Paradis terrestre. Louis le savait bien. Pour annoncer une troisième venue du Christ, oui, pourquoi pas, ce qui donne une forte dimension mystique (huit, donc sept plus une, c’est une sorte d’anti-Apocalypse sur une terre assagie par le nombre pair comme sans doute le cerveau malheureux de Louis aspirait à l’être) à notre reclus de Saint-Egrève. Mais rien à voir du côté d’Adam et Eve.
Le copiste ne connaissait pas tout cela, mais il savait qu’on trouve ça et là, en sculpture ou en peinture, des images d'anges joufflus façon-Gillespie soufflant éperdument dans leurs trompettes, et il a eu envie d’en rajouter quelques-uns, sur son élan,peut-être pour faire beau.
Par ailleurs, je me demande même si le peintre copiste avait compris que l’animal qui avance devant Adam et Eve est un serpent. Ou alors, tout laisse penser qu'emporté par sa passion, il s’est trouvé changer le serpent en une sorte d’anguille tandis que le sol se dérobe devant les pieds du couple pour se transformer en fond marin ou croisent des poissons. C’est ce qui sauve le copiste en estompant ce profil de classique laïcard scolaire un peu limité que nos observations commençaient à dessiner, et c’est, à mon avis, le petit coup de folie du copiste, et, du coup, son vrai coup de génie. Ce passage de la terre à l’eau, qui bascule le tableau dans le monde du rêve.
Écrit par : Régis Gayraud | 28/12/2018
Répondre à ce commentaireCe qui serait terrible pour ce M. Gayraud, ce serait qu’on trouve une source commune dans la peinture médiévale ou renaissance, chez les Flamands, par exemple, aux deux tableaux, et que les anges jouant de la trompette trouvent leur justification. Il pourrait remballer son air supérieur et s’en faire un torchecul.
Écrit par : Atarte | 28/12/2018
Répondre à ce commentaireJ’avais prévu le coup, cher Monsieur Atarte, on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace.
En fait, il me semble qu’il y a là, chez ce peintre à l’huile qui doit avoir de vieilles réminiscences plus ou moins restées dans l’inconscient, une sorte de méli-mélo eschatologique entre les débuts et les fins. En fait, dans la partie droite du tableau, il semble qu'il ait fixé, en le mélangeant à l'aventure d’Adam et Eve, le moment où les trois premiers des sept jazzmen de l’Apocalypse ont déjà fait sonner leurs trompettes. Je vous rappelle au cas où. Le premier sonne et une pluie de grêle et de feu mêlés de sang est jetée sur la terre. Deuxième coup de trompette et une énorme masse, comme une montagne est projetée dans la mer. Troisième sonnerie : Un grand astre tombe sur le tiers des fleuves et sur les sources et le tiers des eaux se changea en absinthe. Remarquez comme le tiers supérieur de la terre, à l’arrière plan de l'espace où gambadent encore Adam et Eve dans leur insouciance est rouge, de feu et de sang. Et remarquez comme le tiers inférieur est déjà envahi par la mer, non plus rouge de sang comme il aurait été le cas si nous nous étions arrêtés à la sonnerie de la deuxième trompette (et la nécessité picturale l’interdisait : une deuxième bande rouge pour figurer la mer, après celle qui figure le tiers de la terre embrasé et ensanglanté, personne n’y aurait rien compris). Bien sûr, il y manque des éléments, la mer n’a pas vraiment la couleur de l’absinthe, on ne voit pas trop ou le tiers des navires et des poissons est mort. Mais le quatrième ange n’est pas encore sorti sonner : le ciel est bien là, et la lumière n’est pas assombrie...
Mais l’énigme n’est toujours pas résolue...
Écrit par : Régis Gayraud | 28/12/2018
C'est l'éléphant violet qui fait tout le charme de la toile, qui, pour ma part, me paraît être peinte par Louis B.G. comme le dessin (la graphie me semble identique, à ceci près que les lettres écrites au crayon sont munies d'empattements, et mieux dessinées qu'au pinceau).
Écrit par : L'aigre de mots | 28/12/2018
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