11/04/2025
Sur un dessin d'Hélène Lagnieu
Hélène Lagnieu, Le grand passeur, technique mixte (graphique) sur papier, 45 x 100 cm, 2022. Exposée jusqu'au 20 mai 2025 à l'Atelier Véron, 31 rue Véron à Montmartre (Paris). www.atelier-veron.com
Le grand passeur
(sur un dessin d’Hélène Lagnieu)
J’étais un grand mammifère marin dérivant sous un courant mou, l’œil mouillé (bien sûr, mais humide aussi d’un vague désespoir), les lèvres entrouvertes pour absorber ce qui passe, menu fretin, algues, plancton, débris, au sein d’une mer idéale (sans poison)… et, plus merveilleux, rachetant de ces débris, avalée tel Pinocchio rejoignant son père dans le ventre d’une baleine, une femme nue aux longs cheveux gris, sur le corps de laquelle, en transparence, étaient visibles les trompes de Fallope, si semblables à des cornes de bélier, comme un guidon auquel s’agripper... (Trompes de Fallope ‒ trompes d’abondance ? ‒ et cornes sont des leitmotivs de l’artiste)
J’étais un paysage flottant, à crinière ou nageoire moirées, petit bois à la lisière d’un horizon hérissé d’une tête de femme contre laquelle reposait le museau bienveillant d’un cerf (cerf, cerf, ouvre moi, car le chasseur me tuera ?) au regard énamouré. Composite paysage, agrégeant éponges, grumeaux dorés, épine dorsale d’un poisson dévoré, au bout de laquelle fondait une goutte rose, comme la naissance d’un nouvel organe, et un quadrupède à tête ourlée de collerette et dos sommé d’une double autre tête, femme (ou homme) et hybride, caprin ou cheval, tout à la fois, dont les racines étaient les poils de la bête…
Tout était ramification, arborescence, capillarité en moi qui suis essentiellement un agrégat de figures et matières aussi inattendues que celles des tableaux de Jérôme Bosch, à l’exemple de ce museau de reptile surgissant d’une corolle de chair éclosant, à moins qu’il ne s’agisse d’un minuscule tronc d’arbre mort. La leçon de Dali n’a pas été oubliée non plus, regardez dans les lames de mon aileron caudal cette ébauche de désagrégation sur le point de générer une image incessamment à naître, peut-être des fourmis, animaux chéris du grand Salvador. Dans chaque lambeau de ce rassemblement de chairs roses et pâles, dans ces coraux tremblotants, rappelant des déchiquetures de viande rosâtre réchappées d’un étal de boucherie ou de poissonnerie, peut à tout moment se dévoiler une figure imprévue, par exemple ce poisson à bec drolatique escorté d’un être spectral – son commensal –, presque squelette. Le tout flottant dans des fragments anatomiques, avec glandes, poumons aux filaments labyrinthiques, posés dans des mousses et lichens.
Mais ce tout va, flotte doucettement, porté par le courant blanc, dans la mer invisible du rêve.
Bruno Montpied, avril 2025.
17:05 Publié dans Art singulier, Art visionnaire, Lecture d'images, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hélène lagnieu, le grand passeur, art visionnaire, art singulier, mammifère marin, onirisme, atelier véron | Imprimer