11/02/2014
Un Autre Regard au musée Singer-Polignac (2)
Deuxième volet de mon regard d'amateur plutôt documenté (ce que je dis là non pas pour me faire mousser mais pour expliquer d'où je parle, et ce qui conditionne ma critique), je tenais à présenter ici un retour sur l'exposition concoctée entre autres par Déborah Couette et Anne-Marie Dubois dans les locaux du Musée Singer-Polignac dans l'enceinte de l'Hôpital Sainte-Anne pour les trente ans de la Fabuloserie, maintenant que je l'ai vue. L'idée de cette manifestation était de rassembler pour l'occasion des œuvres peu ou jamais montrées. Si l'on s'en tient à ce terme "d’œuvres", et non pas au terme de "créateurs", le pari est en effet réussi, dans la majorité des œuvres exposées. Dans une précédente note de ce blog (note qui n'était qu'une rêverie sur ce qui paraissait promis aux yeux d'un amateur de type documenté tel que mézigue), j'avais l'air de contester l'absolue nouveauté des pièces qui étaient annoncées, alors que je ne contestais que la nouveauté des noms. Certains créateurs en effet, sans qu'on connaisse l'ensemble de leurs œuvres, ont un style tellement reconnaissable que la présentation de telle ou telle de leurs productions inconnues ne peut être une véritable surprise. Exemples en l'occurrence: Aloïse, Thérèse Bonnelalbay, François Portrat, Nedjar, Jean Bordes, Domsic, Pépé Vignes, Scottie Wilson, Barbiero, Michèle Burles (il est vrai rarement exposée depuis quelques temps) ou Pascal Verbena, soit onze auteurs sur les 26 présentés. Il en reste 16 qui représentent en effet un approfondissement réel de notre connaissance du vaste champ des arts d'autodidactes bruts ou singuliers ("bruts": Aloïse, Wilson ou Domsic (dont Bourbonnais apparaît dans le catalogue comme le premier découvreur), "singuliers": Nedjar, Burles ou Verbena), cela dit du point de vue d'un amateur hyper documenté, je le répète et le souligne lourdement (au cas où des lecteurs type "Nazebrock" ou "la Bestiole" s'énerveraient encore).
Si Gaston Chaissac est connu, avec une une écriture reconnaissable entre toutes lui aussi, il fut surprenant de découvrir trois de ses œuvres dans la collection de la Fabuloserie. Je ne me souviens pas en effet au cours de mes multiples visites à Dicy en avoir jamais vu d'accrochées aux murs.
Pareil peut-être avec Jean Pous, connu pour ses galets gravés très archaïsants. Il y a au musée Singer-Polignac trois dessins au stylo et à la gouache sur carton très frappants et assez peu connus.
Si Thomas Boixo, interné dans un hôpital d'Amiens, avec ses dessins aquarellés sur papier, personnellement me laisse plutôt froid (peu de contraste, des couleurs ternes et terreuses, une grande austérité), je conçois cependant qu'il puisse représenter aux yeux de certains une nouveauté. Pour moi, je comprends qu'il ait pu rester enfermé dans les réserves...
Je l'ai dit dans ma précédente note d'avant expo, les dessins à l'encre de l'anonyme surnommé "Pierrot le fou", passablement obsédé dans les années 30 par l'univers des boucheries et des abattoirs (était-il lui-même un louchebem?), restent une intrigante découverte, bien qu'ils soient mal présentés dans l'exposition dans leurs cages de verre collées aux murs.
René Guivarch à l'expo "Un Autre Regard", ph. Bruno Montpied, 2014
J'ai été content aussi de découvrir enfin le "cochon" de René Guivarch ci-dessus), auteur d'origine bretonne que je connaissais seulement par le catalogue des "Singuliers de l'Art" de 1978 au musée d'art moderne de la Ville de Paris. Le catalogue de l'expo, fort bien fait, simple et concis avec des illustrations parlantes, nous apprend qu'il habitait dans le Lot, "à moins de quarante kilomètres" d'Emile Ratier, autre créateur que collectionna aussi Alain Bourbonnais, et qu'il se prénommait en réalité "Stanislas". Et aussi que la collection d'art-hors-les-normes possède quatre-vingt-huit autres pièces de cet auteur. De quoi faire une autre exposition au Musée Singer-Polignac sans attendre le prochain anniversaire décennal de la Fabuloserie?
D'Emile Ratier, on peut admirer un "couple qui va faire de la musique dans les bals", groupe de statues en bois et matériaux divers (80x45 cm) qui nous change de ses machines et édifices plus connus (voir ci-dessous).
Quelques grands dessins de Jean Couchat (1946-1997), dont autrefois Marie Jakobowicz qui était amie avec lui m'avait dit le plus grand bien, m'ont paru datés, vieillis, le temps passé nous ayant montré tant d'autres taches interprétées, tatouées de labyrinthes de lignes et de figures par tant d'autres auteurs que je ne puis plus leur trouver la moindre fraîcheur, que je ne peux plus y rencontrer de surprise.
Huit dessins de Jacqueline B. (Jacqueline Barthes) à l'expo "Un autre regard", ph. BM, 2014
Trois dessinatrices, Gala Barbisan, Marianne Brodskis et Jacqueline Barthes (découverte autrefois par Alphonse Chave), les deux premières plus brutes avec leurs graphismes touffus au stylo ou à l'encre, la troisième plus figurative et enfantine aussi peut-être, se laissaient regarder avec beaucoup de plaisir. Nous étions alors plus en pays de connaissance "brute" que jamais, décidément assez loin de la Fabuloserie qui nous les avait cachées. Même les trois poupées de Simone Le Carré Galimard, plus faciles à appréhender que ses habituels emboîtages fourmillant de rebuts colorés, plus directement enfantines, paraissaient venir d'une autre Fabuloserie.
La signature de Cammi au verso d'un de ses dessins de 1988
Des dessins au vin ("col vino" et non pas "col nino" comme il est noté dans le catalogue et les cartels de l'expo) de Marcello Cammi étaient aussi exposés, avec clairvoyance car ces œuvres sont moins montrées que les photos de ses statues autrefois exposées par l'auteur en bordure d'une petite rivière à Bordighera. Mais il reste que j'aurais aimé aussi voir les statues qui ont été sauvées par la Fabuloserie (le catalogue nous apprend cependant qu'elles seraient actuellement exposées dans leurs locaux).
Les dessins d'un architecte quelque peu utopiste, Philippe Mahaut, peut-être un peu trop proches de la bande dessinée de fantasy, et donc un peu trop illustratifs, venaient là, en dépit de leur séduction visionnaire, comme un cheveu sur la soupe. Leur aspect illustratif renvoyait en effet à un au delà narratif, un récit de fantasy qui restait manquant.
Enfin, il était agréable de se noyer dans les encres charbonneuses de Gaston Teuscher.
Cette expo constitue ainsi une étrange collection annexe, une collection alternative de la Fabuloserie, vue peut-être beaucoup (trop?) de son côté ombreux, obscur, par un choix privilégiant des œuvres ressemblant à celles qu'on associe aux travaux d'aliénés (influence du Centre d'Etude de l'Expression hôte de la manifestation?), alors qu'elle est par ailleurs connue pour son aspect festif, truculent, coloré, baroque qui ne néglige pas le regard de l'enfance. C'est personnellement ce que j'aime du reste dans cette collection. A la Fabuloserie il n'y a pas que de l'art brut, il y a aussi des inspirés du bord des routes (c'est le plus grand musée européen de plein air consacré à ces créateurs à part), de l'art naïf (sans doute le plus souvent anonyme?), des contemporains singuliers (quid d'Andrée Moiziard par exemple?), de l'art populaire afghan, etc., toutes sortes de choses qui ont justifié l'emploi du terme "d'art-hors-les-normes" en sous-titre de la collection. On aurait aimé en apprendre plus du côté de ces réserves-là aussi. Mais il est vrai que le Musée Singer-Polignac n'a pas des locaux extensibles à volonté...
00:16 Publié dans Art Brut, Art immédiat, Art singulier, Environnements populaires spontanés, Galeries, musées ou maisons de vente bien inspirés | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : un autre regard, la fabuloserie, le centre d'étude de l'expression, musée singer-polignac, déborah couette, anne-marie dubois, guivarch, jean pous, françois portrat, anonyme dit pierrot le fou, gaston teuscher, environnements spontanés, chaissac, les singuliers de l'art | Imprimer
09/12/2013
La Fabuloserie a trente ans, exposition au musée Singer Polignac
Pour les trente ans de la Fabuloserie, Déborah Couette, une des trois commissaires de l'exposition "Un Autre Regard, l'Art-Hors-les-Normes d'Alain Bourbonnais dans les murs de la collection Sainte-Anne" qui durera du 13 décembre 2013 au 16 février 2014, Déborah Couette, ainsi qu'Antoine Gentil, m'avaient récemment confié qu'on allait sortir des réserves de la fabuleuse collection de Dicy (c'est dans l'Yonne, pas loin de Joigny) un certain nombre de trésors cachés et donc peu connus. On allait voir ce qu'on allait voir... Voici en définitive la liste des créateurs qui seront exposés au musée Singer Polignac (qui se trouve dans l'enceinte de l'Hôpital Sainte-Anne dans le XIVe ardt à Paris) par nos trois commissaires (le troisième est Anne-Marie Dubois):
Les amateurs d'art brut fraîchement débarqués sur le sujet y trouveront sans doute leur miel, puisqu'on a semble-t-il songé à eux en ménageant quelques grands noms au sommaire, Aloïse, Scottie Wilson, Thérèse Bonnelalbay, Gaston Chaissac, Simone Le Carré Galimard, François Portrat, Pascal Verbena, Emile Ratier, Michel Nedjar, "Pépé" Vignes, Joseph Barbiero... tous ayant été exposés aux cimaises de la maison-musée, ou dans le parc unique en son genre consacré à des fragments d'environnements créés par des habitants-paysagistes imaginatifs, au fil des trente ans (et n'en ayant été que rarement décrochés). Mais peut-être que les commissaires auront sélectionné quelques œuvres moins connues, gardées au secret ? Nous verrons bien.
Thérèse Bonnelalbay, sans titre, encre sur papier, 24x32 cm, 1979, coll. BM
A la Fabuloserie, la salle sous les combles, Albert Sallé, Pierre Petit, Emile Ratier, Pascal Verbena, etc., visuel dossier de presse "Un Autre Regard"
J'attendais personnellement cependant un peu plus de folie dans cet accrochage d'"Un Autre Regard"... On a voulu au musée du Centre d'Etude de l'Expression du Musée Singer-Polignac ménager la chèvre et le chou, en choisissant d'organiser à la fois une expo anniversaire de la Fabuloserie et une expo de ses collections les moins souvent présentées. Ce qui a pour effet de décevoir un peu les connaisseurs de la Fabuloserie qui trouvaient justement qu'on n'avait que trop tendance à Dicy à ne pas suffisamment faire bouger les accrochages... Raconter l'histoire de la Fabuloserie et de son concepteur Alain Bourbonnais, architecte ayant mis son inventivité au service de la présentation la plus adéquate de ses collections d'art hors système des beaux-arts, cela n'a-t-il pas déjà été fait (Michel Ragon, Laurent Danchin)? Je pose la question, tout en reconnaissant par ailleurs qu'il n'y avait pas eu d'exposition des collections de la Fabuloserie à Paris depuis bien longtemps ce me semble. Et reconnaissons en plus que le Musée Singer Polignac lui au moins fait un réel effort pour défricher le champ de l'art brut en France, domaine que, dans une note précédente, je signalais délaissé par exemple dans les expos montées à la Halle Saint-Pierre depuis quelques années.
Ce Janko Domsic est fort inhabituel, avec son dessin plaqué et surgissant de la photo, il justifierait à lui seul le projet annoncé de montrer des œuvres peu exposées à la Fabuloserie, visuel dossier de presse "Un Autre Regard"
Par contre, extirper quelques pépites enfouies dans les réserves, voilà qui promettait davantage. Dans la liste citée ci-dessus, qu'est-ce qui serait donc vraiment original et inédit ? L'"anonyme" cité en premier, nous n'avons pas de précisions dans le dossier de presse à son sujet, ma curiosité s'aiguise. René Guivarch? Un créateur populaire breton que les catalogues montrent sans plus de développement il est vrai (il y avait une notice sur lui dans "les Singuliers de l'Art" en 78 à Paris, expo montée grâce aux nombreux prêts de l'Atelier Jacob, galerie qui a précédé la Fabuloserie, créée elle en 1983 ; la notice était en fait composée de fragments d'entretien avec lui qui confiait qu'"il n'aimait pas être commandé, qu'il n'aimait pas les patrons, qu'il se débrouillait seul...", un tel homme ne pouvait pas être foncièrement mauvais, donc bravo si on en apprend plus). Marianne Brodskis me paraît bien inconnue au bataillon, à découvrir... Gala Barbisan, une reproduction assez maigre, en noir et blanc, figurait dans le premier catalogue de la Fabuloserie (paru l'année même de l'ouverture au public de cette collection), donc on est heureux de s'instruire davantage, et de visu. Jacqueline Barthes, dit Jacqueline B., a été montrée via le premier catalogue, et n'est donc pas très connue non plus (car il y eut par la suite un deuxième catalogue, publié en 2001, qui ne reprenait pas forcément les mêmes créateurs, Jacqueline B. ne fut pas de ce deuxième catalogue par exemple). Le graveur de galets Jean Pous est lui plus notoire auprès de ceux qui suivaient les manifestations de l'Aracine dans les années 80-90. Il est aujourd'hui du reste représenté au LaM dans le département des habitats poétiques (voir ci-dessous). Mais il mérite certes qu'on lui consacre au moins un dossier.
Deux galets gravés de Jean Pous au LaM, département de l'art brut, photo Bruno Montpied, 2010
Michèle Burles et Jean Couchat font plus partie de ce que l'on appelle l'art singulier, des artistes marginaux qui ont pris exemple sur l'indépendance morale et esthétique des créateurs de l'art brut, et ce très tôt dans les années 70 (comme d'autres, fort nombreux à la Fabuloserie, Nedjar, Verbena, Marshall, Eckenberger, Monchâtre, Jano Pesset, Bourbonnais lui-même qui aimait s'entourer de ceux qu'il se reconnaissait pour des alter ego...). On parle bien moins de Burles et Couchat depuis plusieurs années. Il me semble que Michèle Burles avait fait une expo il y a quelques années chez Béatrice Soulié (me trompé-je?). On aurait pu joindre à ces deux-là un créateur qui mériterait une exposition à lui seul et qui a été grandement défendu par la Fabuloserie, à savoir Alain Genty, mais il n'a pas été retenu. Philippe Mahaut et Thomas Boixo sont eux inconnus, du moins de moi, mais je ne sais si pour le second cela vaut le coup de le faire connaître davantage ! C'est encore un de ces obsédés des architectures, et des véhicules, thèmes qui commencent depuis quelque temps à devenir des poncifs chez les nouveaux créateurs d'art brut qu'on nous présente venus d'un peu partout dans le monde (comme ces autres poncifs que sont certains gribouillages proposés en tant que tels comme des échos de l'art contemporain, afin de brouiller les cartes avec ce dernier...). Les visuels de ce Boixo proposés par le dossier de presse, un peu bouillasseux, ne sont à dire vrai pas très engageants...
Jean Bordes, visuel du dossier de presse "Un Autre Regard"
Jean Bordes (aussi appelé Jean de Ritoù) est un peu plus connu, du reste le dernier numéro de l'Œuf sauvage (n°11, 2012) a consacré un article (dû à Jano Pesset qui l'a découvert il y a déjà quelque temps) à ce créateur véritablement sauvage. Il sera cependant curieux de voir ce que l'on pourra nous en montrer. On annonce aussi Marcello Cammi. Ce créateur d'environnement étourdissant à Bordighera sur la Riviera italienne dans les années 80-90 (j'en ai déjà parlé sur ce blog), également peintre singulier et naïf, on le sait peu, avait, je crois, offert quelques sculptures à la Fabuloserie, sans doute par l'intermédiaire de l'épouse d'Alain Bourbonnais, Caroline, de passage dans son jardin en bordure du Rio Sasso (hypothèse...). On sait que cet environnement a été rasé après avoir été abîmé par une crue du fameux Rio. Très peu de statues semblent avoir été sauvées. Les quelques pièces qui sont à la Fabuloserie, nous en sommes donc fort curieux.
Marcello Cammi et ses chiens en bordure du Rio Sasso, certaines de ses sculptures installées en berges autour de lui, dans les années 90, photographe inconnu (peut-être Raymond Dreux), archives BM
Enfin, à la fin de cette liste, se trouve un créateur inconnu de moi, et je gage de beaucoup d'autres amateurs, désigné sous le vocable d'"Anonyme, dit Pierrot le Fou". Un dessin, apparemment exécuté dans les années 1930, sorte de planche de zoologie annotée comme un journal, fort naïvo-brut, est reproduit dans le dossier de presse, particulièrement intrigant. Rendez-vous donc le 12 décembre, au vernissage de cet "Autre Regard".
Anonyme, dit Pierrot le fou, visuel fourni dans le dossier de presse d'"un Autre Regard"
14:58 Publié dans Art Brut, Art immédiat, Art singulier, Environnements populaires spontanés, Galeries, musées ou maisons de vente bien inspirés | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : fabuloserie, déborah couette, musée singer polignac, centre d'étude de l'expression, anonyme dit pierrot le fou, françois portrat, janko domsic, alain bourbonnais, art hors les normes, jean bordes, thérèse bonnelalbay, art immédiat, art brut, l'oeuf sauvage, jano pesset, marcello cammi | Imprimer